Chapitre 32 : Conduites

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Mahaut se leva d’un bond, laissant tomber le terminal de Gabosh, qui s’éteint en touchant le sol. Elle se précipita vers la porte sans un regard en arrière et déboula sur la passerelle. Sur sa gauche, son ami avait disparu de son poste d’observation. Sur sa droite, une patrouille militaire approchait, chaussée de décupleurs. Son sang se glaça, l’empêchant de respirer, l’empêchant de bouger. C’était foutu.

« Cours, tête de binette ! »

Le hurlement de Shanem l’arracha à la sidération. Mahaut aperçut du coin de l’œil sa silhouette, haut sur les balcons de l’immeuble d’en face, alors qu’elle agrippait déjà la rambarde devant elle. Avec toute l’énergie que l’adrénaline venait de lui insuffler, elle se projeta par-dessus le rebord de la plateforme en direction du toit du module quatre mètres en contrebas. Elle sentit sa cheville flancher à l’atterrissage, mais sauta derechef sur la passerelle adjacente en ignorant la douleur, avant de continuer sa course droit vers le niveau inférieur de la ville.

« Vous deux, vous attrapez le singe d’en haut. Tam et Ligrik, avec moi pour récupérer la dingue d’en bas. »

Les vociférations du chef de la patrouille résonnèrent sur les façades, faisant vibrer les plateformes métalliques d’accès aux logements. Mahaut frémit au son des décupleurs des trois soldats, amortissant leur chute sur la coursive où elle se trouvait un instant auparavant. Alors qu’elle peinait à descendre un escalier supplémentaire, les larmes aux yeux, elle les vit atterrir dans la rue en dessous d’elle, se positionner au bas des dernières marches et épauler leur pistolet-mitrailleur. Arrivée sur le palier intermédiaire, elle bifurqua à toute vitesse vers un couloir entre deux immeubles sombres, imitée sur-le-champ par ses poursuivants.

L’exiguïté du passage ralentit toutefois leur progression, annihilant l’avantage que leur donnaient leurs bottines mécanisées. La première salve frappa le mur juste à côté de son bras, immédiatement suivie par plusieurs autres. Le cœur de Mahaut s’affola complètement, transformant sa poitrine tout entière en un étau de souffrance. Ces chiens ne voulaient pas la capturer, ils tiraient à balles réelles ! Elle se baissa et prit le premier tournant, puis le prochain et deux supplémentaires, remerciant les architectes ramahènes pour leur propension à l’anarchie.

Elle déboucha sans encombre de l’autre côté des bâtiments, puis se laissa glisser le long d’un poteau jusqu’à une vaste allée jonchée de déchets. Le sang pulsant de plus en plus fort dans sa cheville douloureuse, elle fonça dans une traverse minuscule, grimpa sur des caissons et se faufila à travers un grillage troué pour se hisser sur un surplomb encore moins large que ses pieds. Les militaires et leur lourd équipement ne pourraient sûrement pas emprunter le même chemin, c’était toujours ça de gagné. Les doigts crispés sur les rares boulons dépassant de la façade, elle chemina le long du rebord à petits pas, pendant que les bruits sourds des décupleurs semblaient prendre de la hauteur. Évidemment, ils allaient l’atteindre autrement. À tout moment, ils allaient trouver un angle de tir et stopper là sa quête cruciale.

Mahaut était parvenue jusqu’aux rives du Dar-Iomin, le fleuve qui serpentait au milieu de la mégalopole. Trois mètres plus bas, le quai crasseux ne paraissait pas offrir d’issue valable. Trois mètres plus haut, un pont en fer permettait de franchir les eaux glaciales, mais elle ne voyait pas comment en rejoindre l’entrée. Jetant un regard en arrière, le cerveau prêt à disjoncter, elle l’aperçut. Quatre ou cinq étages au-dessus d’elle, le soldat pointait son arme droit sur elle. Dans un mouvement désespéré, elle courut vers le pilier de soutènement de la passerelle et se lança par-dessus l’eau. Les projectiles tracèrent une ligne dans la boue recouvrant le quai tandis qu’elle agrippait un barreau du plancher de la structure métallique.

Suspendue dans le vide mais provisoirement à l’abri des rafales, Mahaut se dépêcha de franchir l’envers du pont à la seule force de ses bras. Elle n’était plus qu’à un mètre du quai opposé lorsqu’elle vit avec stupeur l’homme en uniforme atterrir sur le module adjacent. Elle se contorsionna pour lui asséner un terrible coup de pied dans la figure avant qu’il n’ait le temps de relever son pistolet-mitrailleur. Le soldat vacilla, déséquilibré, tenta de se rétablir en utilisant la force de ses bottines et termina son sursaut dans les eaux opaques du Dar-Iomin.

Incapable de maintenir sa prise plus longtemps, Mahaut chuta à son tour. Sa cheville meurtrie ne supporta pas sa rencontre avec le quai, lui extirpant un gémissement de douleur. Elle s’effondra sur le sol, heurtant genou, hanche et épaule, puis roula sur le côté pour éviter une nouvelle rafale tirée depuis les immeubles de l’autre rive. À quatre pattes, elle s’engagea dans un conduit de ventilation sans savoir si elle pourrait en ressortir. Elle rampa à travers plusieurs tuyaux dans lesquels régnait un air malsain, étouffant ; de toute évidence, le système d’aération n’était plus en service depuis longtemps. À l’extérieur, ses poursuivants semblaient débattre de la meilleure manière de la déloger et multipliaient les injonctions incompréhensibles. Elle accéléra encore le rythme, malgré les appels à l’abandon de ses muscles tétanisés.

Après avoir enchaîné plusieurs tournants, perdant toute notion d’orientation, elle aboutit enfin à une bouche de sortie donnant sur une ruelle obscure. Elle se redressa péniblement, constata qu’elle ne pouvait plus poser le pied gauche par terre et alluma la lampe du multioutil qu’elle avait troqué contre une minicentrale solaire à Chokra-Dabo. Elle éclaira l’extrémité du boyau : un cul-de-sac entouré de murs en béton sans la moindre aspérité. Elle fit volte-face en tentant de reprendre son souffle.

À l’autre bout du passage, une voie plus large s’ouvrait derrière un amas de caisses en carton. Mahaut éteignit sa torche pour s’aventurer en boitant dans cette direction. Elle entrevit l’ombre bondissante qui traversait la rue au loin et se plaqua sur le sol. Le vacarme des décupleurs se déplaçait à présent vers l’intérieur du quartier. Aurait-elle plus de chance en fuyant dans le sens inverse ? Ou devait-elle rebrousser chemin via les conduits d’aération ? Le chef de patrouille avait-il appelé des renforts pour surveiller les abords du fleuve ? Rien n’était certain.

Une odeur pestilentielle s’échappait de la grille encastrée au bas du mur, juste à côté de sa tête. Mahaut se pinça les narines sans oser bouger. Le saut d’une silhouette entre les immeubles qui surplombaient la ruelle la força à prendre une décision. Ses poursuivants allaient passer toutes les rues au peigne fin, elle pouvait en être sûre. Elle sortit le multioutil de sa poche, actionna le découpeur laser et entreprit d'ouvrir l’épais treillis.

Concentrée sur sa tâche, elle ne nota la présence de l’homme à quelques mètres d’elle qu’en se retournant pour pénétrer, pieds en premier, dans la fente qu’elle avait créée. En guenilles, il la fixait d’un air bizarre, ses yeux écarquillés reflétant la lueur du croissant de lune qui venait d’apparaître au-dessus d’eux. Au même instant, le grésillement d’une radio attira l’attention de Mahaut, juste à temps pour apercevoir une dizaine de militaires trottinant dans la rue toute proche. Le regard du sans-abri, lui, passa rapidement de la jeune femme à moitié dissimulée sous le bâtiment aux soldats, avant de revenir vers elle. Son visage parut s’illuminer malgré la pénombre.

Devinant ses intentions, Mahaut joignit aussitôt son pouce et son index devant ses lèvres fermées, à la mode ramahène, pour le conjurer de garder le silence. L’homme se contenta de sourire, puis plaça ses mains en porte-voix en direction de la patrouille.

« Non, non ! le supplia-t-elle dans un murmure. Je t’en prie, ne fais pas ça ! »

Sans hésiter une seconde, le clochard pointa du doigt le multioutil qu’elle tenait toujours. Mahaut le dévisagea, incrédule, alors que son rythme cardiaque accélérait encore d’un cran. Elle eut soudain envie de pleurer, d’abandonner tout là, tout de suite. Comment pourrait-elle s’en sortir dans les égouts sans lampe, sans découpeur, sans filin ? Mais avait-elle le choix ?

« C’est bon, tu peux l’avoir, chuchota-t-elle en faisant glisser le précieux objet vers ses pieds. Mais pas un bruit ! »

Avec des gestes saccadés, l’homme plaça un des cartons qui lui servaient probablement de couchette en face de la grille, obscurcissant totalement l’étroite canalisation, tandis que Mahaut se laissait descendre le long du plan incliné. L’odeur de pourriture et d’excréments lui souleva le cœur dès qu’elle atteignit l’angle du conduit. Elle entama l’horrible parcours en aveugle, mains et genoux dans l’eau fétide, tout en s’efforçant de ne pas prendre de grandes inspirations. Balayant l’air devant elle avec le bras afin de ne pas s’empaler sur un tuyau saillant, elle se faisait arroser tous les trois ou quatre mètres par le contenu nauséabond d’une évacuation. Le pire était pourtant à venir.

Après deux ou trois minutes de cette pénible progression, elle parvint à l’entrée d’une galerie plus large dont s’échappait une puanteur insupportable. Dans la lueur de la lune amenée par un haut soupirail, elle crut discerner le sol vaseux de la canalisation, un bon mètre plus bas. Les échos des recherches menées par les militaires à la surface la pressaient de continuer à fuir, et vite. Luttant contre de violents haut-le-cœur, elle enjamba le bord et sauta vers le fond du conduit.

Sauf que ce qu’elle avait entraperçu n’était pas le fond du conduit. Mahaut s’enfonça dans la fange en hurlant. La boue visqueuse et putride l’aspirait irrémédiablement, menaçant de la submerger. Terrorisée, elle agita bras et jambes de toutes ses forces, parvenant de justesse à maintenir sa bouche hors de la rivière de merde. L’odeur âcre des déjections, des détritus et des produits chimiques mélangés lui piqua instantanément les narines et lui souleva l’estomac. Elle rendit son déjeuner tout en continuant à battre des pieds pour ne pas sombrer, et pour ne rien avaler en retour. Emporté avec elle par le courant, le vomi s’étalait à présent autour de sa tête, rajoutant à son dégoût.

Les parois de la canalisation, hautes et lisses, n’offraient aucune prise pour s’extraire de ce piège malsain. Mahaut se laissa dériver dans la coulée infecte, toujours assaillie de nausées, mais le ventre vide. Obligée d’effectuer constamment des mouvements de brasse pour rester à flot, elle se sentait de plus en plus fatiguée. Combien de temps pourrait-elle nager ainsi ? Elle sourit à la perspective de mourir noyée dans les égouts de Dar Long ; personne n’oserait dire qu’elle n’avait pas tout essayé pour contrecarrer son destin. Mais quel destin ? Elle se força à bouger ses muscles tétanisés, pendant que le flux immonde l’emportait à bonne distance de ses poursuivants. Elle n’était pas encore prête à renoncer.

À la faveur d’un conduit de déversage mieux éclairé, elle repéra enfin une niche creusée dans la paroi. Elle s’accrocha aux arceaux métalliques y menant et s’y hissa avec peine, avant de vomir un peu de bile. Les vêtements, les cheveux et les mains maculés de saleté, elle ne pouvait même pas s’essuyer les lèvres. Épuisée et transie, elle s’écroula dans le renfoncement et éclata en sanglots. Comment avait-elle pu se montrer si stupide ?

Les services de renseignement avaient installé tellement de caméras miniatures dans la ville, Shanem et elle en avaient forcément manqué une au cours de leurs repérages. Mahaut pensa à son ami, qui l’avait fidèlement suivie dans sa folie. Avait-il été attrapé ? Ou était-il lui aussi caché dans un recoin sordide, à attendre que les soldats abandonnent la chasse ? La culpabilité lui vrillait les entrailles plus que la puanteur ambiante.

Elle resta prostrée un long moment. Au bout d’une heure ou deux, elle s’habitua aux effluves putrides, mais dut alors lutter contre un insupportable besoin de sommeil. Sa cheville avait doublé de volume et ses réflexions encore gagné en noirceur. Elle avait failli mourir, mis son camarade en danger et ne savait toujours pas comment elle allait se transformer en Opthéo Tsong. Les larmes recommencèrent à couler sur ses joues, chaudes et lourdes de sa déception.

Depuis le départ de Sam, elle n’avait plus que cette idée en tête : elle devait lui prouver qu’elle n’avait rien d’un tyran ! Qu’elle avait compris son message, qu’elle ne franchirait jamais la ligne rouge entre quête de justice et autoritarisme, peu importe l’urgence de la situation. Elle étudierait son avenir et identifierait les choix à modifier, l’enchaînement de circonstances défavorables responsable de sa déchéance. Elle ne cèderait pas aux sirènes de la facilité, elle y était résolue. Car si elle réussissait à le convaincre, peut-être reviendrait-il ? Elle avait tant besoin de lui… Mais son dernier espoir s’était envolé, désormais. Elle ferma les yeux et gémit dans le silence du conduit obscur.

Elle remarqua finalement qu’elle ne percevait plus aucun son en provenance de la ville au-dessus de sa tête ; la nuit s’était installée sur la mégalopole depuis longtemps. Engourdie et grelottante, Mahaut s’immergea à nouveau dans la fange, heureuse d’avoir cette fois l’estomac complètement vide. À l’entrée de ce qui ressemblait à un immense bassin rassemblant les boues de plusieurs canalisations, elle découvrit in extremis un puits muni d’une échelle. Parvenue à la surface après une douloureuse escalade sur un pied, elle se fabriqua une attelle avec des bouts de bois et de cordes récupérés sur un tas de débris. Elle marcha ensuite dans les rues pendant de longues heures, évitant les passants avec soin afin de ne pas attirer l’attention sur son aspect — ou son odeur.

L’aube allait bientôt poindre lorsqu’elle rejoignit la minuscule cave qui leur avait servi de planque depuis leur arrivée à Dar Long. Après avoir méthodiquement inspecté les alentours pour s’assurer qu’elle n’était pas surveillée, elle s’enfonça sous le module désaffecté. La radio de secours, les vêtements de rechange et leur réserve d’eau potable, rien n’avait bougé ; Shanem n’était donc pas encore revenu. Avait-il été capturé ? Exténuée, Mahaut se laissa tomber sur la pile de carton qui leur servait de lit, sans oser imaginer ce que l’affirmative signifierait, et s’endormit dans la seconde.



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