Chapitre 31 : Au bout des doigts

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Mahaut prit une grande inspiration et retint son souffle. L’homme avançait sur la passerelle métallique d’un pas léger, inconscient de l’accueil qu’ils lui réservaient. Lorsqu’il s’engagea dans le renfoncement donnant accès à son studio, elle quitta prestement sa cachette sur le toit plat du module voisin. Le Ramahène se figea au son de son atterrissage, mais n’eut pas le temps de se retourner. Immobilisé par une prise d’étranglement maintes fois répétée, il lutta à peine quelques instants avant de s’écrouler, terrassé par la dose de carfentanyl injectée dans son épaule. Shanem arriva juste à temps pour le rattraper, tandis que Mahaut passait son poignet devant le détecteur automatique de la porte. Ils se glissèrent à la hâte dans le vestibule en portant chacun une extrémité de leur victime.

« Viens, on le pose là », chuchota l’ancien capitaine des insurgés.

Ils allongèrent l’homme sur le canapé. Pendant que son ami fermait le store du hublot qui constituait l’unique fenêtre du logement, elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle. Elle avait oublié à quel point les studios ramahènes étaient propices à la claustrophobie, avec leurs couchettes au plafond et leur mobilier modulable qui, une fois déplié, ne laissait plus beaucoup d’espace pour se mouvoir. L’homme étendu sur le sofa n’était d’évidence pas non plus un grand adepte du rangement : des vêtements sales et des emballages vides traînaient partout dans la pièce, renforçant le sentiment d’oppression dû à l’exiguïté des lieux.

« Voilà, je vais me poster dehors, murmura Shanem. Au premier signal, tu files, d’accord ? Ça va aller, tu crois ? »

Mahaut hocha vigoureusement la tête, désireuse de commencer ses investigations au plus vite. Ils étaient arrivés à Dar Long depuis deux semaines et avaient passé la dernière à chercher la victime idéale, puis à étudier ses habitudes — sans parler d’une expédition nocturne au zoo pour se procurer la précieuse seringue d’anesthésique. Au moment où elle écarta les paupières de l’homme pour placer le capteur de son terminal face à son iris, elle remarqua que ses propres doigts tremblaient. D’impatience ? Ou par crainte de découvrir qu’elle allait bientôt se transformer en monstre violent ?

« Bonsoir, Gabosh, émit la voix suave de l’appareil. Souhaites-tu poursuivre le visionnage entamé hier ? »

Mahaut coupa précipitamment le son, puis hésita devant le menu de démarrage holographique. Le dénommé Gabosh semblait avoir un goût prononcé pour les guêpes de course, les brunes dénudées et les klings. Elle mit plusieurs secondes à repérer la zone informative au milieu du fouillis des extraits de vidéos et des icônes publicitaires clignotantes. Avec des gestes fébriles, elle afficha la section historique de l’encyclopédie publique et commença à faire défiler les thèmes et les époques. Tout au bout de la ligne du temps représentant les grands événements de l’Histoire ramahène, elle trouva enfin le nom de celle dont elle voulait tant connaître le destin. Le cœur battant, elle s’arrêta un instant avant de sélectionner le lien 3D. Elle était terrorisée, mais n’avait pas le loisir de tergiverser : elle pointa l’index sur la petite image titrée Opthéo Tsong.

Sans surprise, ce fut la photo du journal taïwanais qui apparut en premier. Elle examina rapidement la vingtaine d’autres clichés repris dans le dossier, les reconnaissant sans difficulté : tous provenaient d’articles ou de publications sur les réseaux sociaux qui remontaient aux débuts du mouvement. Le plus récent du lot ressemblait au portrait accompagnant l’interview réalisé par Sélim lorsqu’elle était en prison. Leur légende mentionnait « l’époque préramahène » comme unique repère chronologique. Circonspecte, Mahaut reporta son attention sur le texte — le récit de sa vie.

Rien ne prédestinait Opthéo Tsong à devenir le guide éclairé de Ramah. Seule la conjonction des astres lors de sa naissance peut expliquer l’incroyable influence qu’elle a exercée sur l’Histoire de notre Temps. Sa clairvoyance, son sens des responsabilités, son amour de la concorde et sa force de conviction ont marqué à jamais de leur sceau la grande épopée de l’Humanité, qu’elle a transfigurée pour le meilleur. Chaque Ramahène lui doit la paix et la prospérité dont il jouit aujourd’hui, et chaque Ramahène la révère avec la même ferveur, dans le secret de son cœur comme dans les démonstrations publiques de fidélité à son message.

Mahaut haussa les sourcils. En quête de faits et de dates, elle ne s’attendait pas à lire de tels éloges, emplis de lyrisme suranné. Elle sauta quelques paragraphes supplémentaires de louanges pour arriver aux passages plus substantiels.

Née dans une famille modeste, de parents honnêtes et travailleurs, Opthéo Tsong a très tôt ressenti l’appel d’une destinée hors du commun. Élève puis étudiante modèle, elle est d’emblée attirée par les grandes questions de son époque : la répartition des richesses, l’exploitation des populations et les structures de pouvoir. Elle cherche à comprendre pourquoi les milliers de protoétats, régions et peuplades composant la société restent soumis au contrôle d’une petite minorité qui les pousse à s’affronter sans fin dans d’effroyables guerres fratricides. Aidée par une poignée d’amis fidèles, Opthéo Tsong élabore alors la toute première doctrine d’économie politique, décrivant comment les mécanismes conçus pour satisfaire l’appât du gain des puissants réduisent progressivement la plupart des citoyens à une condition proche de l’esclavage.

Ainsi donc, d’après les historiens ramahènes, Adam Smith, John Maynard Keynes ou même Karl Marx n’avaient proposé aucune théorie économique digne de ce nom ; le monde avait attendu que Mahaut Deschamps lui explique comment fonctionnait — ou en l’occurrence dysfonctionnait — l’échange des biens et services. Elle agita la tête de part et d’autre. Rien de tout ça ne répondait à ses questions.

Lorsque les derniers vestiges de l’ordre social du moment s’effondrent à la suite de nouvelles exactions commises par les dirigeants corrompus, Opthéo Tsong exhorte les partisans qu’elle est parvenue à rallier à sa vision à lutter de toutes leurs forces contre les anciens magnats qui tentent de profiter du conflit généralisé pour instaurer des régimes dictatoriaux encore plus vils que les monarchies primitives des temps ancestraux.

Dans le chaos qui règne désormais sur tout le continent, elle s’exile aux confins de ce qui deviendra le royaume de Par-Comini afin de jeter les bases d’une organisation collective révolutionnaire, fondée sur la cohésion, l’égalité et le mérite. Petit à petit, elle rassemble autour d’elle des milliers, puis des millions de personnes soucieuses de justice et de paix. Grâce à une discipline et une volonté sans faille, ils reconstruisent pierre par pierre les infrastructures physiques et sociétales anéanties par les guerres successives, redonnant espoir et sens aux habitants des régions voisines.

Les extraordinaires accomplissements d’Opthéo Tsong connaissent leur apothéose plusieurs dizaines d’années plus tard avec la fondation des premiers royaumes de Shibun et Wan-Jamet, dont la magnificence deviendra vite incomparable et qui serviront de modèle aux Royaumes Réunis de Ramah. Son œuvre terminée, le guide éclairé se retire alors dans un monastère isolé au cœur des montagnes de Shibun-laya, où elle poursuit ses enseignements à l’intention de petits groupes de disciples. Elle y décèdera entourée de ses proches en l’an 7 de l’ère des Wan-Ching.

Mahaut se recula et leva les yeux au plafond, perplexe. Ils avaient perdu tout ce temps pour ça ? Cette longue litanie ne lui avait rien appris, ce n’était qu’une répétition grandiloquente des renseignements que ses camarades ramahènes lui avaient déjà fournis. Comment pouvait-elle en savoir plus ? Elle remonta dans le texte et agrandit les termes « guerres fratricides », puis les fit glisser vers le haut pour obtenir plus d’informations. Une bulle colorée s’afficha aussitôt.

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« Nom d’un ours ! » pesta-t-elle entre ses dents.

Comment avait-elle pu oublier ce petit détail ? Tout était payant à Ramah, bien sûr ! Dans l’obscurité qui s’était emparée du studio, Mahaut se mit à paniquer. Elle ne pouvait se servir de ses propres identifiants, sans doute bloqués depuis longtemps. Quelle chance y avait-il que le cher Gabosh, endormi sur le canapé derrière elle, ait opté pour une validation biométrique de ses dépenses ? Contrairement aux Danamôns, dont le bracelet fonctionnait avec une simple empreinte, les Ramahènes utilisaient en général toutes sortes de mots de passe, moins faciles à contourner par les voleurs potentiels. Si elle ne trouvait pas de solution très vite, ils devraient recommencer toute l’opération — et courir encore plus de risques.

Le hululement prolongé d’un oiseau de nuit la fit sursauter. Elle appuya sur le bouton clignotant Je m’inscris et vit apparaître l’écran de confirmation redouté. Les mains moites, elle présenta à nouveau l’iris de Gabosh au terminal, puis espéra l’impossible.

Effectuez votre geste modèle pour approuver la transaction.

« Fiel de supplice ! »

Le rapace répéta son cri, plus proche et plus insistant. Mahaut releva la tête, saisie d’un sentiment étrange. Quelque chose n’était pas à sa place. Elle, évidemment, dans ce studio investi en kidnappant son occupant. Dans cette ville, où la police et l’armée se relayaient pour pourchasser les opposants. Dans cette époque lointaine, à laquelle elle n’appartenait qu’en écho du passé. Mais ce n’était pas tout. Elle pressa son front entre ses paumes tandis que l’oiseau hululait de plus belle. Elle fronça les sourcils : elle ne se souvenait pas avoir entendu ou même vu d’oiseaux à Dar Long. Shanem !



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