Chapitre 30 : Morale (2)

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Mahaut pencha la tête, sourcils froncés, sûre qu’elle n’avait pas bien entendu.

« Tu as des trucs à te reprocher ? interrogea-t-elle, goguenarde.

— Non, j’ai reçu une bourse pour étudier un semestre à Harvard. »

Elle éclata de rire, tellement la perspective que Sam soit admis dans une des plus prestigieuses universités au monde paraissait farfelue.

« Harvard, rien que ça ? ne put-elle s’empêcher de railler. Et tu vas suivre des cours de quoi ?

— Ils ont ouvert un nouveau programme de leadership de la transition. Ça a l’air très intéressant… »

Interloquée, Mahaut écarquilla les yeux. Les regards fuyants de son ami commençaient à mettre sa conviction en doute. Ne serait-ce pas une plaisanterie ?

« Et… depuis quand tu as planifié tout ça ?

— En fait, j’ai déposé ma candidature en septembre.

— En septembre…

— Parce que constituer le dossier financier prend beaucoup de temps.

— Prouver que tu es nécessiteux ne doit pourtant pas être si compliqué…

— Je comptais te proposer de partir avec moi, poursuivit Sam sans tiquer, mais je n’ai pas voulu t’en parler avant le procès. Puis tu as été incarcérée, et j’ai cessé d’y penser. Quand j’ai reçu la réponse positive après le Nouvel An, je me suis mis à réfléchir. J’ai beaucoup hésité, je ne savais plus quoi faire.

— Et maintenant, tu sais, visiblement. »

Mahaut sentait sa volonté se décomposer, un peu plus à chaque seconde qui passait, ajoutant un silence pitoyable aux non-dits accumulés au cours des dernières semaines.

« Oui, je me suis décidé il y a trois minutes, confirma-t-il finalement en relevant la tête.

— Sam, je plaisantais pour le pistolet sur la tempe, c’était une image, dit-elle avec une pointe de dédain.

— Mais ça ne change rien. Je ne sais plus comment te le dire, Mahaut… Je t’écoute parler et je ne sais plus qui tu es. Tu laisses Alexia tout régenter et…

— Peut-être parce que ses actions sont plus efficaces que les tiennes ? aboya-t-elle, ulcérée. Peut-être parce qu’elle, elle produit des résultats ?

— Tu la laisses tout régenter et je suis persuadé qu’elle t’emmène tout droit vers la catastrophe que tu redoutes tant », acheva son ami en haussant le ton à son tour.

Mahaut plaqua ses deux mains sur ses joues, incapable d’intégrer la possibilité que Sam vive à des milliers de kilomètres d’elle. Tout ça n’avait aucun sens, aucune logique discernable.

« Et donc ta solution, c’est de te barrer pour que je continue mes erreurs ? siffla-t-elle, tout son sang-froid mobilisé pour ne pas hurler.

— Il faut se rendre à l’évidence, répliqua-t-il en montrant les paumes. Même si on désire tous les deux que Danapi survienne, on est clairement pas raccord sur les moyens à mettre en œuvre… Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? J’ai tenté de discuter de tout ça avec toi, mais je me heurte à un mur à chaque fois.

— Mais ce n’est pas moi qui ai construit ce mur : c’est tous ces chiens qui cherchent à nous tuer, à nous éradiquer de la surface de la Terre ! Et aussi tous les idiots qui préfèrent garder leur tête dans le sable plutôt que voir la réalité en face, et peu importe s’ils se font entuber à longueur d’année. »

Sam s’approcha pour lui faire face, de l’autre côté du bar. Le cœur de Mahaut tambourinait dans sa poitrine, comme pour scander le flux de son désarroi. Elle s’efforça de respirer calmement, mais ne parvint qu’à s’essouffler encore plus.

« Ce n’est pas ainsi qu’on avait envisagé les choses, insista son ami. Tu ne te souviens pas ? On voulait motiver les gens à changer, pas punir ceux qui ne changeaient pas assez vite.

— Mais on a essayé, SamSam ! Et qu’est-ce que ça nous a rapporté ? De la terreur et du sang, rien d’autre ! Toutes nos gentilles gesticulations n’ont pas fait bouger les lignes d’un iota !

— Ton découragement t’aveugle, Mahaut. Il y a moins d’un an qu’on a commencé le club de réflexion et on a déjà réussi à mobiliser des millions de personnes. Même dans mes rêves les plus fous, je n’avais jamais imaginé un tel succès.

— Putain, c’est pas possible ! Va dire à Colin que le mouvement est un succès, espèce de salaud ! Tu te prends pour qui ? Tu n’as pas vu nos potes brûlés, déchiquetés, étalés par terre dans la rue ! Tu avais imaginé ça, sans doute ? Tu n’étais même pas là, enfoiré ! »

Les mains crispées sur le dossier du tabouret, Sam avait baissé la tête tandis que Mahaut l’invectivait. Quand il la releva, des larmes embuaient ses yeux bleu-gris. Elle ricana : comment pouvait-il faire semblant d’être affecté par l’attentat alors qu’il refusait d’en tirer les conséquences ?

« Je sais que ce n’est pas ce que tu veux entendre pour le moment, reprit-il d’une voix posée, mais toutes ces attaques sont la preuve de notre impact : on a déjà gagné ! Les ploutocrates, comme tu les appelles, sont en train de paniquer, car les tactiques de la pensée unique ne fonctionnent plus. Les gens se réveillent et constatent qu’ils sont prisonniers d’un cadre de réflexion imposé. Ils se rendent compte qu’on ne leur permet de débattre que dans les limites des opinions acceptées, celles définies par les élites et diffusées par les médias. Grâce au mouvement, ils retrouvent une vraie liberté de penser. Du coup, les partisans du statu quo n’ont plus que les menaces et la violence pour freiner cette lame de fond. »

Les jambes cotonneuses, Mahaut s’assit au bord du tabouret placé de son côté du bar. Elle voulait que Sam arrête son discours fallacieux, qui ne servait qu’à raviver le dépit né de leurs échecs. Pourquoi cet argumentaire lui paraissait à ce point insupportable désormais ? Parce que son ami délirait complètement ou parce qu’elle n’avait plus le courage de le suivre ?

« Dis-moi, tu n’as pas peur, des fois ? questionna-t-elle avec malice.

— Peur de quoi ?

— De te noyer dans cet océan de pensée positive où tu adores barboter ? Je comprends que tu aies besoin de croire à ces fadaises pour ne pas déprimer, SamSam, mais un jour, il faudra quand même retourner sur la terre ferme ! La bienveillance ne marche pas, et on finira tous entre quatre planches si on les laisse faire !

— Pourquoi tu ne me fais plus confiance ? Les choses évoluent, Mahaut ! Et plus vite que tu veux bien le voir ! Maintenant, les gens savent ce qu’ils doivent revendiquer. Ils constatent les conséquences du changement climatique, et grâce à notre action, ils font le lien avec le fonctionnement du système actuel. Ils exigent des réformes précises et les politiques commencent à les écouter.

— Pourtant ils ne décident rien de significatif ! Que dalle, Sam ! Et figure-toi qu’on n’a plus le temps d’attendre que ta jolie transition consensuelle produise ses effets : bientôt, il sera trop tard !

— Mais en forçant la transition, votre stratégie n’amènera pas non plus l’évolution que tu souhaites, plaida Sam avec de grands gestes. À quoi bon se débarrasser de la classe dirigeante si on ne met pas en place une autre façon de fonctionner ensuite ? Tout va recommencer, simplement avec des nouvelles têtes. Les idées susceptibles de fonder un monde meilleur doivent d’abord être largement disponibles et admises pour pouvoir être appliquées. C’est ça, le résultat que je vise ! C’est ce dont on a besoin en premier !

— Et au prix de combien de vies ? Va défiler en tête de manif si tu es si sûr que c’est la bonne méthode !

— Je n’ai jamais dit que les marches étaient la bonne méthode. La conscientisation passe bien mieux quand les gens s’engagent par des actions concrètes, dans leur quotidien.

— Évidemment, comme ça tombe bien ! Maintenant que d’autres en ont essuyé les plâtres, ce n’est plus la bonne stratégie… Espèce de lâche ! » hurla Mahaut en réprimant un haut-le-cœur.

Avec toute la force que le dégoût avait fait bouillir en elle, elle balança son verre de vin droit sur la figure de Sam. Celui-ci réussit à se protéger avec le bras, envoyant le projectile se briser contre le mur tandis que le liquide carmin maculait ses cheveux et son sweat-shirt beige. Mais la rage de Mahaut n’était pas dissipée. Elle saisit le chargeur de son téléphone et le jeta à son tour ; nouveau raté. Elle continua.

« Sale lâcheur ! cria-t-elle en visant son ami avec les petites cuillères qui traînaient sur l’évier. Tu m’avais dit que tu serais toujours là pour moi ! »

Sam évita les couverts, mais le bol qui suivit le toucha à l’arcade. Un filet de sang jaillit aussitôt de l’entaille, se mêlant aux gouttes de vin sur ses joues, sans que cela alarme Mahaut ; elle avait vu pire — ô combien pire… Elle se décala vers le salon pour avoir un meilleur angle de tir, saisissant les photophores posés au bout du bar au passage. Se précipitant vers elle, Sam parvint de justesse à bloquer son lancer, mais pas à l’empêcher de lui asséner un terrible coup sur le bras.

« Putain, Mahaut, arrête, gémit-il en lui agrippant les poignets.

— Lâcheur ! vociféra-t-elle en postillonnant. Pourquoi ? Pourquoi ? Tu me l’avais promis : tu serais toujours là pour moi, toujours ! »

Elle se débattit pour lui faire lâcher prise, mais elle avait perdu toute énergie. Désarçonnée, elle se mit à trembler, ce qui incita Sam à l’enlacer. Elle faillit s’abandonner au confort apaisant de son étreinte, mais se ressaisit vite et se dégagea ; il était hors de question qu’elle fasse aveu de faiblesse devant un gars aussi foireux.

« Mademoiselle Deschamps, tout va bien ? intervint la voix du policier posté derrière la porte.

— Foutez-moi la paix ! » cracha-t-elle en s’affaissant dans le canapé.

Sam profita du répit pour attraper un mouchoir et s’éponger le visage. Son sweat-shirt était bariolé de taches de sang et de vin, dans un agencement qui rappelait les tableaux de la synesthète qu’ils avaient admirés au musée, sept mois plus tôt. Le souvenir en coupa le souffle à Mahaut. Une éternité s’était écoulée depuis cette époque incroyable, où ils étaient confiants en l’avenir, où ils pressentaient que rien ne les séparerait jamais. Comment avaient-ils pu en arriver là ? Elle posa le front au creux de ses mains, dans le vain espoir de ralentir la résurgence de sa colère.

« Je suis là pour toi, ma belle, assura son ami après un grand soupir, je l’ai toujours été. Le hic, c’est que tu ne me vois plus. Quoi que je fasse, c’est comme si je n’existais pas. Alors je préfère partir, parce que j’ai été transparent à tes yeux déjà bien assez longtemps… »

Il s’approcha et lui tendit la main, sans doute pour la forcer à se lever. Elle ne lui fit même pas l’honneur de redresser la tête. Elle n’avait que faire ni de sa pitié ni de ses leçons d’optimisme.

« Mahaut, s’il te plaît, réfléchis. Je ne pars pas parce que je t’en veux, je pars parce que c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour te faire comprendre que votre voie n’est pas la bonne. Je pars parce que je t’aime et que je ne supporte plus de te regarder faire les mauvais choix, encore et encore. Je suis désolé, mais je vais essayer de tracer mon propre chemin vers Danapi. »

Et sans autre formalité, il se dirigea vers la sortie et disparut dans le corridor.

« Lâcheur ! » hurla Mahaut tandis que la porte se fermait sur les mines ahuries des deux gardes du corps.

Elle s’écroula au milieu des morceaux de vaisselle brisée et éclata en sanglots. Sam était parti.



***

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