« Mao, la dette de Danapi envers toi ne cesse de s’accroître. Merci encore pour ton engagement. Soyez tous très prudents ! »

Relayée par la radio longue distance, l’image des membres du Conseil de Défense était réduite dans ses omnivues à deux dimensions et quelques nuances de gris. La voix de Kaladan, elle, avait conservé toute sa clarté et sa chaleur ; Mahaut n’eut pas le cœur de le détromper. Seul Shanem saurait que le choix qu’elle avait posé juste avant le début de la réunion était plus lié à sa quête personnelle qu’à un quelconque espoir d’aider la cause de Danapi depuis les bas-fonds de Dar Long.

« Comptez sur nous ! s’exclama Gorulaï à ses côtés. Enfin, on va essayer…

— Et tenez-nous informés de vos progrès si c’est possible, ajouta Terrop avec un vague sourire. Nous serons en pensées avec vous.

— Nous allons clôturer la séance ici pour aujourd’hui, enchaîna Kaladan. Prochain conseil : zekté. Mao et Shanem, vous pouvez rester connectés ; Ti-Laam voulait vous entretenir de certaines questions concernant les déserteurs. »

Tandis que Kurahi et Gorulaï quittaient la petite salle du centre citoyen, Mahaut jeta un œil interrogateur à son ami à travers la vitre provisoirement transparente de ses omnivues. Lorsque l’écran s’opacifia à nouveau, les traits déconcertés du capitaine des insurgés laissèrent place à la mine encore plus réjouie que d’habitude du chef de la ligue secrète.

« Salut, les gars, comment ça va ? les questionna-t-il sans arrêter de sourire.

— Pas trop mal, on prépare notre départ, répondit Shanem sur un ton très neutre.

— Donc si je décode bien, vous êtes stressés et appréhensifs… interpréta aussitôt Ti-Laam. C’est pour ça que j’ai pensé qu’une petite surprise vous ferait du bien ! Un instant. »

Mahaut ne put s’empêcher d’agiter la tête, contrariée. Elle avait déjà subi assez d’imprévus ces dernières semaines — ou années ? — pour tenir toute une vie. Lorsqu’un Ramahène au visage émacié rejoignit le résistant sur l’image, elle ne lui prêta pas beaucoup attention, préférant attendre de plus amples explications.

« Regardez ce qu’on ramasse dans les forêts du Nord-Est ! se contenta de plaisanter Ti-Laam. Une recrue de choix pour Danapi, vous en conviendrez…

— Alors ça, c’est trop génial ! s’écria Shanem. Quand est-ce que tu es arrivé ? »

Mahaut considéra un bref instant le nouveau venu avant d’écarquiller les yeux, médusée. La dernière fois qu’elle avait parlé au jeune homme au teint pâle et aux joues creuses assis à côté de Ti-Laam, il lui avait assuré — hurlé — qu’il ne se risquerait jamais à trahir Ramah.

« Il y a trois jours, répondit Jabgard avec un sourire fatigué. J’ai marché plus d’une semaine pour trouver un campement danatile. Je n’étais plus en grande forme quand ils m’ont récupéré, on va dire.

— Et comment tu es tombé sur Ti-Laam ? s’enquit Shanem.

— Ça, ça a toujours été le plan… J’ai rejoint la ligue secrète peu après les bombardements, avec la ferme intention de me barrer dès que je mettrais un pied à Danapi. J’espérais que Ti-Laam m’aiderait à vous retrouver, mais j’ai seulement appris ce matin que c’était vous qui l’aviez recueilli à Sirna Baal. Il m’a raconté votre mission. Jolie manœuvre…

— Ouais, c’était un peu comme la réédition du fameux Dècham ! » s’amusa l’ancien capitaine des révoltés.

Mahaut, elle, ne parvenait pas à desserrer les dents. Elle était heureuse de revoir leur camarade, certes, mais quelques heures après l’enterrement de Colin, il lui en aurait fallu beaucoup plus pour lui redonner confiance en l’avenir.

« Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis à propos des Danamôns ? interrogea-t-elle subitement. Je croyais qu’il était hors de question pour toi de risquer ta vie pour sauver la leur… »

Jabgard la fixa un long moment, les mâchoires contractées. Se montrait-elle trop négative en lui rappelant ses errements passés ? Devait-elle se contenter de l’accueillir à bras ouverts ? L’aurait-elle pu ?

« C’est à cause de ma sœur, dit-il enfin.

— Songard ? C’est elle qui t’a convaincu ? demanda Shanem.

— En quelque sorte. »

Leur ami baissa la tête. À sa droite, Ti-Laam se balançait d’une jambe sur l’autre en le regardant, le front plissé.

« Il y a six mois, elle a été blessée… dans l’assaut de Moliargha, reprit Jabgard sans relever les yeux. Elle n’a pas pu réintégrer les troupes opérationnelles ; elle a été mutée dans les services de renseignement. »

Bien qu’ayant noté l’absence de Songard, Mahaut n’avait jamais interrogé Gemli à ce sujet pendant leur détention près de Diniskor.

« Peu après l’attaque sur Danapi, poursuivit Jabgard, le commandement a découvert qu’elle avait volontairement encodé de mauvaises coordonnées pour la frappe de missile dans son secteur. Ils n’ont pas tergiversé, ils l’ont exécutée dans la journée. Mes parents ont été prévenus par un simple message flash. »

Mahaut limita sa réaction à un bref hochement de tête. Elle aurait aimé être plus affectée par la mort de leur camarade d’unité, mais son cœur s’y refusait obstinément. Malgré l’image à moitié floue, elle devinait la présence de larmes dans les yeux du chef de groupe ramahène. Pourtant, elle-même n’avait plus l’esprit ni au chagrin ni à la fête — rien qu’à la lassitude.

« J’ai beaucoup réfléchi après l’enterrement, décrivit son ami. J’ai essayé de comprendre pourquoi elle s’était condamnée ainsi.

— Selon toi, elle savait qu’elle serait attrapée d’office ? questionna Shanem, la voix plus grave que d’habitude.

— Je n’en doute pas une seule seconde. Vous la connaissiez, elle gambergeait pas mal… Alors, d’abord, je lui en ai voulu. De s’être fait manipuler par ces chiens de Maïdokhis d’une manière ou d’une autre. Évidemment, vu sa fonction, elle avait entendu parler de votre mission, des propositions que toi et Boghdar étiez venus nous faire. Donc après, je me suis dit que c’était ta faute, Mao, et que tôt ou tard, tu me payerais cette trahison. »

Mahaut soutint le regard de Jabgard un long moment avec une pointe d’incompréhension. Pourquoi avait-il souhaité les voir, s’il leur reprochait toujours d’être passés à l’ennemi ?

« Enfin, je me suis rappelé que ma sœur était quelqu’un de fort et d’intelligent, continua le jeune déserteur. Bien plus que moi… Qu’elle avait dû mûrement analyser toutes les informations dont elle disposait, sans se laisser influencer par d’autres considérations. Je crois que… qu’elle ne pouvait pas supporter l’idée d’être responsable de l’extermination de milliers de civils, Maïdokhis ou pas. Elle avait simplement accepté l’humanité des Danamôns… Elle a décidé de vivre — et de mourir — en suivant sa conscience. C’est ça qui m’a ouvert les yeux : je devais honorer son sacrifice et affronter mes peurs… »

Ti-Laam posa sa main sur l’épaule de Jabgard en lui adressant un grand sourire. De l’autre côté de l’océan, Shanem s’essuyait les joues. Mahaut haussa les sourcils, incapable de partager leur émotion. Ils n’existaient pas. Colin, lui, avait existé pour de vrai — vingt-trois ans et une semaine seulement.

« Vous vous souvenez de Posé ? reprit finalement Jabgard. De notre entraînement de base ?

— Bien sûr, confirma Shanem.

— C’est lui qui m’a parlé de la ligue. Je l’ai rencontré par hasard dans un bar. Il avait l’air bien dépité. Sans doute que moi aussi, vu qu’il m’a tout de suite dit qu’il n’en pouvait plus de massacrer des gens pour rien. Et quand on est sortis dans la rue, il m’a confié avoir trouvé une échappatoire…

— Il a également déserté ? se renseigna Mahaut.

— Non, aux dernières nouvelles, il n’a pas encore été accueilli à Danapi… » énonça Ti-Laam d’un ton lugubre.

Qu’était-il arrivé à leur ancien camarade ? Probablement rien de bon, mais quelle importance cela pouvait-il bien avoir ? Mahaut s’en foutait, rien de tout cela ne l’aiderait à orienter son action. Elle décomptait les heures, les minutes, les secondes avant leur départ pour Dar Long.

« Du coup, aucune chance que tu retournes à Ramah avec nous ? s’enquit Shanem après un long silence.

— Ah, les gars, vous êtes gentils, rit Jabgard, mais là, je crois que je vais commencer par apprendre à mieux connaître Danapi… Et surtout : participer à sa reconstruction ! »

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