Chapitre 27 : Foule

8 minutes de lecture

Le vacarme des tambours et des cuivres agressait les oreilles de Mahaut. Après des semaines passées dans l’ambiance feutrée de ses différents domiciles, cette première sortie menaçait de la faire définitivement renoncer aux activités de plus de dix participants. La joie évidente de ses amis de la voir marcher avec eux l’encourageait toutefois à serrer les dents, à continuer à sourire.

« On n’avait jamais eu autant de monde ! » l’apostropha en se retournant Noah, qui tenait le milieu de leur banderole, entouré d’Alexia et de Colin.

Mahaut agita sa pancarte en guise de réponse, puis consulta son portable. Les sites des journaux évoquaient plusieurs centaines de milliers de personnes, parcourant les boulevards de la capitale pour réclamer l’accélération de la transition énergétique et l’arrêt des investissements dans les combustibles fossiles. Les photos de la foule, colorée, grouillante et impressionnante, lui criaient que leur mouvement était devenu une force incontournable — et un véritable danger pour ceux qui ne partageaient pas leur désir de voir advenir une société plus durable. Elle se dépêcha de fourrer son téléphone dans la poche de son manteau.

Trois rangs derrière la tête du cortège, Mahaut ne participait pourtant pas incognito à la manifestation, ses amis ayant fait la publicité de sa présence comme d’un premier signe annonciateur de leur victoire finale. Si tous avaient insisté pour qu’elle ne se montre pas trop, ils ne pouvaient cependant pas empêcher un flot continu de gens de se frayer un passage à travers la cohue pour venir la saluer. Elle-même ne s’en formalisait pas : tout était bon pour la distraire de ses ruminations à propos de sa dernière dispute avec Sam…

« Alors, ça y est ? Ils les ont tous attrapés ? la questionna Imran, le grand frère de Soraya, en lui emboîtant le pas.

— Toro et ses hommes de main, oui, répondit Mahaut pour la dixième fois de la matinée. Les enquêteurs essaient de déterminer s’ils avaient d’autres complices, mais j’ai l’impression que désormais, ils naviguent à vue…

— Bah, ce sera déjà une bonne chose que ces crapules passent un moment à l’ombre. Même les gars du quartier connaissaient leur réputation… et c’est mauvais signe ! »

Éducateur de rue de son état, Imran avait largement contribué au cours des dernières semaines au développement de leur stratégie d’enrôlement des classes populaires.

« À ce propos, tu as réussi à les faire venir aujourd’hui, tes p’tits voyous ? s’enquit Mahaut, soucieuse de la représentativité de leur action.

— Tu les entends pas ? s’exclama le jeune homme. C’est eux qui gueulent là-bas, au rythme de la grosse caisse ! »

Elle se mit sur la pointe des pieds pour apercevoir le groupe qui marchait une trentaine de mètres derrière eux. Habillés tout de gris, ils scandaient « Arrêtez de nous enfumer ! Vos voitures nous font crever ! » et brandissaient des pancartes réclamant plus de solidarité avec les habitants des centres-villes, victimes de la pollution provoquée par les embouteillages quotidiens.

« J’aime beaucoup leur motivation, commenta-t-elle avec le sourire. Tu as bien travaillé avec eux…

— Oh, moi, j’ai pas fait grand-chose… se récria Imran. C’est Sam et ma sœur qui sont venus leur parler le mois passé. Perso, j’étais pas super convaincu à la base, mais ils ont trop bien expliqué les problèmes ; à la fin, ils étaient tous retournés.

— C’est vrai ? Sam ne m’a pas raconté…

— Ah si, à fond ! Et tu sais quoi ? L’autre jour, un p’tit gars de seize ans m’a lâché qu’il avait fait un rêve bizarre, d’une ville trop cool où les gens circulaient tous en hoverboard. Je le croyais pas ! D’habitude, les jeunes chez nous, ils rêvent juste de pouvoir se payer les dernières baskets ou une mobylette. Mais Danapi va rentrer dans la tête de tout le monde, je te le dis… »

Mahaut échangea un large sourire avec le jeune homme malgré son malaise. Était-ce une pointe de jalousie qui l’empêchait de se réjouir du rôle joué par Samuel dans la transmission de leur vision ? Ou ressentait-elle simplement des remords face aux reproches qu’elle avait criés à la figure de son ami le matin même, lui rabâchant encore l’argument de son manque d’investissement ?

Quand Imran eut rejoint ses bruyants protégés, elle n’avait toujours pas réussi à décoder la nature exacte de ses sentiments — forcément, vu que Sam n’était pas là pour l’y aider… Elle mit plusieurs secondes à remarquer que quelqu’un tirait sur sa manche.

« Je voulais vous remercier, Mademoiselle Deschamps, lui annonça la voix à peine audible d’une petite femme à la peau mate et aux cheveux d’un blanc éclatant. Pendant longtemps, j’ai été persuadée que mes petits-enfants ne connaîtraient jamais la tranquillité dont les personnes de mon âge ont profité. Mais à présent, grâce à vous, je sais qu’il reste de l’espoir ! »

Mahaut ralentit le pas pour s’accorder au rythme de la vieille dame aux joues rougies, qui paraissait avoir bataillé ferme contre la foule pour l’atteindre.

« Merci à vous pour votre présence, répondit-elle, émue par sa confession. On se bat pour que toutes les générations continuent à croire à un monde meilleur, donc je suis ravie si notre message vous a touché.

— Ah ça, oui ! Maintenant, j’ai envie de participer à la rêvolution, comme dit mon amie Corinne. Avec un accent circonflexe…

— La rêvolution ? répéta Mahaut. C’est très joli, comme mot… Mais n’oubliez pas : au sein du mouvement, on ne parle pas de rêves, seulement de vision ! »

Elle appuyait son rappel avec un clin d’œil complice lorsqu’elle sentit son téléphone vibrer dans la poche intérieure de son manteau. Interloquée, elle s’arrêta net pour décrocher, laissant les manifestants la dépasser — non sans lui avoir donné une tape sur l’épaule ou adressé un signe d’encouragement.

« Miss Deschamps, pay very close attention ! » l’interpella l’homme de l’autre côté du numéro inconnu.

Le sang de Mahaut sa glaça en entendant le ton de son interlocuteur, lourd de menaces et d’injonctions à l’obéissance. Elle se trouvait désormais au même niveau que le groupe des jeunes encadrés par le frère de Soraya, dont le volume sonore n’avait pas diminué, que du contraire ; elle pressa son portable contre son oreille.

« … need to stop … now ! Terror… … planted a b … by the bank in front…

— I’m sorry, could you repeat ? cria-t-elle dans l’appareil tout en faisant des grands signes énervés à Imran pour qu’ils interrompent leur chants — ne provoquant que des grands signes amicaux en retour. I just can’t hear you…

— You need to stop the march now ! Terrorists have planted a bomb on the sidewalk by the bank in front of you. Hurry ! »

Mahaut regarda tout autour d’elle, éberluée. De quoi parlait ce type, exactement ? Elle n’apercevait aucune banque, seulement quelques arbres plus loin devant leur cortège. Le portable toujours en main, elle sauta sur place afin d’obtenir une vue plus dégagée du boulevard qu’ils parcouraient. Elle sentit ses entrailles se liquéfier en les repérant, à quelques dizaines de mètres de ses amis en tête de manifestation : les énormes bâtiments d’une grande banque nationale.

« How do you know ? voulut-elle vérifier, s’accrochant à l’espoir qu’il ne s’agisse que d’un canular de mauvais goût.

— We are watching over you, Alexia knows, assura l’homme. Trust. Police has been warned too, but they’ll never get there in time. Don’t waste any more seconds. Stop the people from walking any farther ! »

Mahaut coupa la conversation. Le cerveau en panique, elle se lança vers l’avant de la marche, bousculant les manifestants qui cheminaient en rangs serrés. Cinquante mètres la séparaient à présent du calicot tenu par Alexia et les autres. La foule poursuivait sa joyeuse progression, inconsciente du danger.

« Arrêtez ! hurla-t-elle, suscitant seulement les regards interrogatifs de ses voisins immédiats. Arrêtez, n’avancez plus, il y a une bombe ! »

Alertée par ses mouvements de bras, quelques personnes autour d’elle finirent par s’immobiliser, l’air confus, puis à commenter ses inquiétants propos avec les participants les plus proches. Tandis qu’une trouée se formait petit à petit dans son dos, scindant la manifestation en deux, Mahaut reprit sa course folle vers ses amis en criant de toutes ses forces.

« Stop, arrêtez, ça va exploser », vociféra-t-elle en manquant de renverser une petite fille aux cheveux tressés qui ne devait pas avoir plus de huit ans.

Tout autour d’elle, les gens commençaient à remarquer que quelque chose clochait ; ils ralentissaient le pas, avant de se rendre compte que les personnes qui les suivaient un instant plus tôt se mouvaient désormais dans la direction opposée. La musique avait cessé, seul un groupe paré de tuniques vertes chantait encore des slogans à propos du climat, tout devant.

Hurlant de plus belle, Mahaut sauta à nouveau. Elle n’était plus qu’à une dizaine de mètres du début de la procession, mais le pied de l’immeuble de la banque également.

« Alex ! Stop ! »

Elle sentit sa voix se casser. Le cœur cognant douloureusement dans la poitrine, elle fonça tête baissée vers ses amis, notant à peine que Soraya et son frère couraient à ses côtés. Elle s’époumona encore, mais sans parvenir à émettre plus qu’un horrible râle ; les deux autres prirent le relais.

Noah fut le premier à prendre conscience du tumulte derrière lui. Il s’arrêta net et fit volte-face, tirant sur la banderole qu’agrippaient toujours Alexia et Colin. L’ancienne colocataire de Mahaut était sur le point de se retourner lorsque la rue entière explosa.

Projetés en arrière par la déflagration, Mahaut, Soraya et Imran s’encastrèrent dans une barrière séparant la chaussée en deux voies, avant de s’écrouler sur le sol. Mahaut releva la tête avec lenteur, à moitié sonnée. La fumée irritante et l’odeur d’ammoniac lui donnèrent envie de vomir — ou était-ce simplement le dégoût et l’angoisse ? Elle vérifia rapidement l’état de ses compagnons. Le visage ensanglanté, Soraya aidait son frère à se remettre debout ; le jeune homme grimaçait, la main sur les côtes. Toujours prise de nausées, Mahaut se redressa et fit quelques pas en direction de la banque.

Plusieurs cris déchirèrent le silence des volutes de fumée baignant la scène de désolation. Entortillé dans un lambeau de leur calicot géant, Noah gardait sa jambe serrée contre lui ; le bas de son pantalon ressemblait à un chiffon carmin. Les joues grisâtres striées de larmes, il adressa à Mahaut un regard d’une tristesse absolue qui lui vrilla les entrailles.

Elle poursuivit son chemin, aperçut plusieurs personnes couchées au sol qui gémissaient faiblement. L’une d’elles semblait avoir perdu sa main gauche, une autre était à moitié nue, le corps parcouru de lacérations. Trois mètres plus loin, Mahaut distingua ensuite la silhouette d’Alexia, étalée au milieu d’un champ de débris et de verre pilé. Secourue par une inconnue, son amie était brûlée sur tout son côté droit. Un énorme tesson était planté dans le haut de son bras.

« Putain de dégénérés, hein ? » grinça-t-elle en avisant la mine défaite de Mahaut.

Celle-ci hocha la tête avant de détourner le regard, une main plaquée sur la bouche pour éviter de rendre son déjeuner. Elle fit encore quelques pas vers le trottoir jouxtant la façade de l’immeuble. Au centre d’une masse informe couverte de traces noires et de sang, Mahaut reconnut alors le polo rose de Colin.

Elle était arrivée trop tard.



***

Si vous avez repéré des choses à améliorer dans ce chapitre, n'hésitez pas à annoter et à commenter ! Et si vous l'avez apprécié, laissez un 'J'aime' ! Merci !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Manon Dastrapain ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0