Chapitre 26 : Dal Gimok

7 minutes de lecture

« Au fait, vous avez des nouvelles de Ramah ? »

Bercée par le lent balancement de son hamac, Mahaut était sur le point de se laisser emporter dans une sieste bien méritée. Une journée entière consacrée à livrer les premiers rouleaux de revêtement solaire produits par l’atelier aux différents chantiers de Dal Gimok avait eu raison des reliquats de sa résistance physique.

« Surtout de Dar Long, répondit Shanem en se redressant pour faire face à Kurahi. Avant notre départ, plusieurs déserteurs de la ligue secrète ont rapporté au Conseil de Défense qu’un couvre-feu avait été instauré dans la ville à la suite de grosses émeutes. La rébellion des ouvriers agricoles de Shibun a apparemment rendu encore plus compliqué l’approvisionnement en denrées de base. Les prix explosent et personne ne vient en aide aux plus démunis.

— Il y a tellement de morts que les crématoriums sont débordés, ajouta Mahaut en fermant les yeux. Des habitants ont même fait brûler certaines dépouilles sur des bûchers installés dans les stades désaffectés…

— Désaffectés ? réagit l’ancienne bannie. Tu veux dire que les batailles de Zhaam sont suspendues ? Alors la situation est pire que je l’imaginais… »

Les paupières toujours closes, Mahaut hocha la tête. Elle n’arrivait pas à déterminer si la dégradation des conditions de vie à Ramah allait rendre plus facile ou plus difficile l’atteinte de son objectif. Peut-être que si la société ramahène s’écroulait complètement, elle aurait une meilleure chance d’accéder aux informations dont elle avait besoin ? Mais de quelle manière ? Malgré les trois journées idylliques qu’elle avait passées à Dal Gimok, elle restait obnubilée par la seule question qui lui importait vraiment : comment Opthéo Tsong avait-elle si mal tourné ?

« Vous pensez qu’on pourrait aider la population d’une façon ou d’une autre ? reprit Kurahi après un long moment. Eux aussi sont victimes de l’autoritarisme de leurs dirigeants…

— Ah ouais, pourquoi pas ? s’esclaffa Shanem. On pourrait organiser un concours : les gagnants peuvent venir vivre dans les colonies ! Ils vont tous acheter un ticket, c’est clair… Mais il y aura très peu d’élus, vu votre capacité d’accueil actuelle. »

Mahaut rouvrit les yeux juste à temps pour voir le sourire triste de leur hôte disparaître de ses lèvres.

« Qu’avais-tu à l’esprit exactement ? la questionna-t-elle. Soutenir les efforts de reconstruction des sécessionnistes est tout différent d’intervenir directement auprès de la population ramahène…

— Combien de royaumes ont fait sécession jusqu’à présent ? temporisa Kurahi.

— À ma connaissance, six. En gros, tous ceux à l’est de Shibun.

— Ça fait déjà quelques milliers de kilomètres de frontière, ça… S’agissant d’anciennes frontières internes, il est probable qu’ils n’aient pas encore eu le temps d’installer un dispositif de surveillance complet. »

Shanem s’assit brusquement dans son hamac.

« Tu veux remettre les pieds à Ramah ? s’exclama-t-il tout en luttant pour ne pas basculer sur le côté. À quoi bon ? Vous seriez éliminés par les forces spéciales comme nos amis de la ligue secrète. Et avant même d’avoir organisé la moindre action, selon toute vraisemblance…

— Pas forcément, modéra la femme aux cheveux gris. C’est sans doute plus compliqué à Dar Long, mais à Chokra-Dabo ou à Wan-Jamet, il y a moyen de vivre de façon clandestine pendant un certain temps. J’ai eu l’occasion de l’expérimenter… »

Comme Gorulaï, Kurahi était originaire de Kalikibat, la capitale de Wan-Jamet, le royaume qui incluait la majeure partie du Proche-Orient contemporain. D’après ce qu’elle leur avait raconté pendant leurs longues heures de travail, elle avait dirigé un vaste réseau de trafiquants — terminaux pirates, drogue, contrefaçons, un peu de tout — avant d’être déportée, six ans plus tôt. Mahaut était prête à croire qu’elle réussirait à rester sous le radar des autorités aussi longtemps qu’il le faudrait.

« Admettons, concéda Shanem, qui avait lui-même collaboré aux opérations souterraines de son frère alors qu’il faisait toujours partie de l’armée ramahène. Mais tu ferais quoi ? Distribuer des vivres ?

— C’est une option, approuva l’ex-bannie, le front plissé. Mais je pensais plutôt à des actes de sabotage. Ou à créer un mécanisme d’exfiltration des habitants vers les royaumes libérés. Tant qu’on n’est pas repérés, tout est envisageable… »

Allongée entre les pans de l’étoffe chamarrée confectionnée dans le premier atelier de tissage de Gobwé — depuis trois millénaires —, Mahaut commençait à considérer toutes les possibilités qu’ouvrirait pour elle la présence d’alliés à Ramah. Devrait-elle aller plus loin et planifier son propre retour ? Elle n’était pas sûre d’en avoir le courage.

« Pourquoi prendriez-vous de tels risques ? s’enquit-elle, la voix mal assurée. Vous êtes tranquilles, ici. Ce n’est pas le luxe, mais votre confort de vie devrait vite s’améliorer, non ?

— Tu ne devines pas ? s’étonna Kurahi.

— Vous appréciez tellement les idéaux danatiles que voulez absolument les disséminer partout ?

— Ah, non, ce n’est pas tout à fait ça. Personnellement, en tout cas, mes mobiles ne seraient pas aussi nobles. »

En face d’elles, Shanem agitait la tête de droite à gauche avec un sourire désabusé.

« Bilem, sors de ce corps, je t’en prie ! lança-t-il, les deux mains en direction de Kurahi. J’ai trouvé la paix, ça ne sert à rien d’aller remuer toutes ces mauvaises pensées ! »

Comment le plan d’infiltration imaginé par l’ancienne déportée pouvait-il poursuivre les mêmes objectifs que la conquête armée menée durant de longs mois par les révoltés ? Mahaut était de plus en plus confuse.

« Par vengeance ? suggéra-t-elle enfin, passablement dépitée.

— Ah, non ! s’écria Kurahi. Faire régner la justice, ça n’a rien à voir avec la vengeance !

— La justice ? Tu veux traduire en justice l’ensemble de la classe dirigeante ramahène, c’est ça ? Ou uniquement les rois et les reines ? »

Mahaut dévisagea Shanem, qui haussa benoîtement les sourcils, puis redirigea son regard vers l’ex-bannie, qui la fixait d’un air de défi.

« Je crois certes aux bienfaits de l’ambition, se contenta-t-elle alors d’affirmer, mais je ne suis pas convaincue que celle-ci soit très réaliste… Comment comptez-vous procéder ? Et puis je ne peux pas avaler que c’était ce que cherchait ton frère, Shan. Quel était son plan ? Fomenter des coups d’État ? Là, je ne vous suis plus du tout…

— Du calme, Mao, ne t’emballe pas comme ça, tempéra son ami. Tu demandais à Kurahi pourquoi elle voulait retourner à Ramah, elle t’a juste répondu. Elle n’a jamais dit qu’elle savait comment faire pour que les responsables de toute cette merde soient punis, ou simplement écartés du pouvoir.

— Personne ne sait, enchaîna leur hôte, qui n’avait visiblement pas l’intention de laisser quelqu’un parler à sa place. Mais j’aimerais peser dans la balance, contribuer à l’effort des Ramahènes. Ils luttent en ce moment même contre la tyrannie de ces monstres qui n’ont rien compris et qui ne veulent pas se remettre en question ; je ne peux pas rester ici à me croiser les doigts alors que les circonstances nous offrent une chance incroyable d’inverser la tendance ! Construire cette colonie est merveilleux, bien sûr, mais ce n’est pas la bataille que j’ai envie de gagner. »

Mahaut leva les yeux au ciel. Elle avait l’habitude que les gens autour d’elle deviennent furieusement idéalistes après avoir découvert Danapi. La volonté d’une personne au vécu aussi complexe que Kurahi de s’aventurer dans une telle croisade contre l’injustice, faisant fi d’énormes dangers, lui procurait cependant des sentiments étranges.

« Ce n’est pas parce que j’ai un passé criminel que je ne suis pas révoltée par la barbarie de cette société, continua celle-ci après un bref silence. Je ne m’en suis jamais prise à des innocents. Et quand je suis arrivée à Danapi, j’ai compris que la violence à laquelle j’avais recours n’était rien en comparaison de ce que Ramah faisait subir aux Danamôns. Ou à ses propres habitants dès qu’ils avaient le malheur de s’écarter du droit chemin. Nos concitoyens valent mieux que ça !

— Et je peux t’assurer que Bilem n’aspirait à rien d’autre, renchérit Shanem. Il avait pris goût à un certain pouvoir, mais pas à ce point-là… Même sans connaître Danapi, il avait entrevu un monde plus juste, plus respectueux de la personnalité et des aspirations de chacun. Il s’est sans conteste fourvoyé dans ses méthodes, mais sa véritable intention était de faire comprendre à la population ramahène qu’il y avait des façons plus humaines de régler les problèmes qu’en emprisonnant ou en exilant les gens. Pour qu’au minimum, ils redonnent une chance aux bannis. C’était ce qu’il espérait négocier en capturant Dajmara. »

Neuf mois plus tôt, les troupes emmenées par le commandant Rajwan avaient échoué à prendre le contrôle de la Sardaigne après avoir bouté l’armée ramahène hors de Sicile. Les autorités militaires auraient-elles accédé à la requête de Bilem si les révoltés avaient atteint leur but ? Mahaut était persuadée que non.

Elle revit l’image de Bilem, jambes arrachées et visage exsangue au milieu des gravats de son quartier général de Moliargha. Sa gorge se noua péniblement. Opposer la violence à la violence n’avait pas permis au frère de Shanem de rencontrer le succès, mais comment aurait-il pu faire autrement ? Les risques que courraient Kurahi et ceux qui l’accompagneraient sur Ramah pour développer leur guérilla semblaient constituer l’unique monnaie d’échange valable dans ce conflit contre l’impudence de la caste au pouvoir. Même si son compte était à découvert, Mahaut percevait que seul un investissement conséquent lui apporterait quelque bénéfice. Pourrait-elle y consentir ?

« Ah, c’est là que vous vous planquez, les feignasses ! railla la voix caverneuse de Gorulaï dans son dos. Quant à toi, flamboyante maîtresse, je ne te félicite pas : tu étais censée leur mener la vie dure et tu te prélasses avec eux…

— Ma chère vieille souche ! répliqua Kurahi en quittant son hamac pour se lover dans les bras du chef de clan. Tes amis et moi venons de trouver un nouveau défi à ta mesure. Et à la mienne, parce que tu ne te débarrasseras pas de moi si facilement. Que dirais-tu d’admirer une fois de plus les palais de marbre de Kalikibat ? Ramah a besoin de sauveurs ! »



***


Si vous avez repéré des choses à améliorer dans ce chapitre, n'hésitez pas à annoter et à commenter ! Et si vous l'avez apprécié, laissez un 'J'aime' ! Merci !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Manon Dastrapain ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0