Chapitre 25 : Derrière la porte

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Debout à côté de l’encadrement, l’homme en costume noir avait la tête baissée. Il se redressa vivement en entendant la porte s’ouvrir, puis se tourna vers Mahaut, le visage inquiet.

« Vous sortez ? questionna-t-il. Ce n’était pas prévu !

— Non, non, le rassura-t-elle. Mais mon copain n’a pas pu venir, du coup j’ai trop de rouleaux de printemps. Vous en voulez ? Je ne les ai pas trop mal réussis… pour une fois. »

Le policier jeta un œil sur le couloir, désert, avant de se servir dans l’assiette qu’elle lui présentait. Il avala l’en-cas en trois bouchées.

« Le temps doit vous sembler long… dit-elle en lui offrant un autre rouleau.

— Ça fait partie du job, répliqua-t-il après l’avoir remerciée d’un hochement de tête.

— C’était déjà vous qui étiez là lorsque mon ami est sorti ce matin.

— On manque de personnel. Ça fait parfois des grosses journées. »

Elle attendit qu’il ait dévoré son troisième rouleau pour reprendre la conversation, n’ayant aucune envie de rentrer chez elle et d’épiloguer sans fin sur les raisons pour lesquelles Sam lui avait fait faux bond.

« Heureusement, ma protection s’achèvera peut-être dans quelques jours. Ça vous fera une cliente de moins…

— Vous avez été à la confrontation hier, c’est ça ? »

Mahaut frémit en revoyant l’image des hommes alignés dans le petit local. Elle avait dû les observer à travers l’œilleton d’une porte plutôt qu’une glace sans tain comme dans les films, mais cela n’avait rien changé ; elle n’avait pas pu discerner les traits de ses agresseurs derrière leur écharpe. Lorsqu’un policier avait demandé aux suspects de répéter les phrases prononcées ce soir-là, par contre, tous ses souvenirs avaient instantanément ressurgi, détresse et angoisse comprises. Même s’il avait tenté d’en modifier les inflexions, elle avait reconnu sans aucune hésitation la voix de l’assassin qui avait voulu la violer.

« Oui, j’ai pu en identifier un, confirma-t-elle, encore tremblante. L’inspecteur m’a dit qu’il faisait partie d’un groupe bien connu de la division antiterroriste. Et ils ont une bonne piste sur l’identité du fameux Toro, le commanditaire…

— Espérons qu’ils le retrouvent rapidement, alors… commenta son chaperon. Ça ne doit pas être facile pour une jeune fille comme vous de rester tout le temps cloîtrée ainsi… »

Mahaut dévisagea l’homme un instant. La quarantaine, les cheveux coupés très courts et un physique d’ancien rugbyman, il gardait ses yeux rivés sur l’ascenseur et l’extrémité du couloir de l’étage. Bien que ses mots soient courtois, il n’avait pas employé un ton particulièrement bienveillant — plutôt narquois.

« Vous n’approuvez sans doute pas les positions de notre mouvement… releva-t-elle, piquée au vif par sa condescendance.

— Mademoiselle Deschamps, je ne suis pas payé pour approuver ou désapprouver les agissements des gens que je dois protéger.

— Mais vous vous mettez en danger dans ce type de mission. J’imagine que c’est plus facile à accepter lorsqu’on a de l’estime pour la personne concernée. »

Le policier baissa les yeux, puis adressa un bref regard contrarié à Mahaut avant de reprendre sa surveillance du couloir.

« Dans notre tête, on ne défend pas un individu en particulier, élabora-t-il. On sauvegarde l’ordre public, la justice. La liberté des gens d’aller et venir ou de s’exprimer sans craindre pour leur vie. Tout le monde a droit à ça, non ? C’est une valeur importante dans notre société… »

Elle s’abstint de répondre, réprimant de justesse une furieuse envie de remettre en perspective le point de vue du garde du corps. Pour quelques dizaines de VIP effectivement soustraits aux menaces pesant sur eux, combien de femmes battues, d’enfants maltraités, de prostituées ou de travailleurs clandestins restaient confrontés aux dangers bien réels de leur quotidien ? Qui assurait leur protection ? La justice paraissait décidément constituer une valeur à portée variable.

« À votre âge, c’est normal de vouloir changer le monde, poursuivait l’homme. Peu importe qu’on soit d’accord avec vos idées ou pas. Tout ce que vous faites, c’est dire que vous aimeriez que certaines choses évoluent ; ce n’est pas un crime ! Même mon fils aîné a participé à vos marches… »

Mahaut sourit, imaginant sans peine les discussions houleuses à leur sujet à la table du policier. Elle se réjouit des mesures de sécurité qu’ils avaient mises en place à la suite des incidents qui avaient émaillé une manifestation au début de son séjour en prison ; ils auraient perdu de nombreux sympathisants sans cet ajustement. Ses joues s’empourprèrent cependant tandis que les dernières actions pilotées par Alexia s’imposaient dans son esprit.

La campagne que son amie menait avec ses « gentils » hackers pour dénoncer les délits environnementaux et sociaux commis par certaines multinationales avait d’ores et déjà connu de beaux succès. Exploitant les failles des réseaux informatiques des entreprises concernées pour trouver des preuves de leurs exactions, ils avaient réussi à faire éclater plusieurs scandales dans la presse. Les sociétés en cause en avaient subi des répercussions importantes sur leur cours de bourse et, d’après Alexia, ce n’était qu’un début. D’évidence, le mouvement ne se limitait plus à réclamer une amélioration du fonctionnement de l’économie…

« Il a quel âge ? interrogea Mahaut pour masquer son malaise.

— Dix-sept ans. Il a épinglé un article avec une photo de vous au-dessus de son bureau… »

Elle fronça les sourcils, redoutant qu’il ne s’agisse à nouveau de son fameux bras tendu ; et faire l’objet d’une admiration aussi personnalisée ne lui plaisait pas plus. Elle nota mentalement qu’ils devraient désormais fournir comme illustrations aux journalistes les dessins de Danapi que Sam lui avait montrés à Noël.

« Vous, vous ne trouvez pas que le monde devrait changer ? questionna-t-elle, plus curieuse que vexée par l’air paternaliste de l’homme.

— Si, probablement, mais pour devenir quoi ? rétorqua-t-il. Les opinions des gens sur ce qui ne va pas sont tellement différentes… Et puis ce n’est pas parce qu’on souhaite une chose très très fort qu’elle est forcément possible.

— Donc selon vous, c’est sans espoir ?

— Vingt-cinq ans de métier m’ont enseigné une leçon : souvent, il suffit d’une pomme pourrie pour que toute la récolte soit gâtée ; d’une mauvaise influence dans la vie des personnes pour que tout se désagrège. Une poignée de voleurs habiles suffit pour que tous les habitants d’une ville se dotent d’alarmes, vous comprenez ? Même si la majorité des gens sont de bonne volonté, ça n’empêche pas les effets destructeurs de certains comportements. À la longue, la méfiance et le chacun pour soi sont la seule voie de survie, je pense… »

Mahaut soupira. Elle avait entendu ce genre de réflexion tous les jours ou presque depuis qu’ils avaient lancé leur club de rêveurs. Elle avait lutté chaque minute pour ne pas se laisser emporter par les sirènes de l’aquoibonisme et du défaitisme. Par moments, son combat semblait voué à l’échec ; à d’autres, elle parvenait à garder en tête Danapi, la colonie de Dal Gimok et les multiples exemples qu’elle avait vus de communautés qui s’organisaient pour donner un sens au mot solidarité.

« Oui, reprit-elle, j’imagine que dans votre profession, vous avez plus souvent été confronté aux travers de la nature humaine qu’à sa grandeur. Ça doit être démoralisant… Mais comme vous dites : nous les jeunes, on a besoin d’y croire. Alors on n’a pas vraiment le choix, on doit se concentrer sur les qualités des gens et tenter de construire quelque chose au départ de ça… Bon, je vais rentrer, je suis fatiguée.

— D’accord. Merci pour les rouleaux de printemps. Et bonne année ! »

De retour de l’autre côté de la porte, Mahaut s’écroula contre le battant en soufflant. Croyait-elle encore elle-même à ces beaux discours ? La pensée positive allait-elle réellement l’emmener jusqu’à Danapi ? Ou plutôt droit vers la morgue ?

Il lui semblait de plus en plus évident que les améliorations qu’ils préconisaient par leurs actions de sensibilisation nécessiteraient un changement culturel profond sur plusieurs générations avant de s’implanter durablement. Le monde fonctionnait sur des valeurs biaisées depuis tellement longtemps ; l’avantage se trouvait dans le camp de ceux qui avaient su tirer profit de règles du jeu en tous points tournées vers l’individualisme. Comment pourraient-ils accélérer la transition ? Et à quel prix ?



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