W.omen A.gainst R.ape

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Rita croyait pouvoir se tenir à l’écart du monde - jusqu’à ce qu’il vienne toquer à sa porte.

Elle a beau ne pas lire les journaux, se contenter de les poser sur la table basse du salon pour ses locataires… Elle ne peut plus faire semblant de ne pas voir. Rita travaille à la pizzeria, charge les commandes dans sa petite voiture peinte aux couleurs de la marque, file à travers les quartiers. Elle voit les manifestations, les pancartes, les sit-ins, les voitures de flics. Des rues soudain englouties par les gaz lacrymogènes. Des universités encerclées par des cortèges de police. La télévision parle de La plus longue marche, périple politique sur près de 5 000 kilomètres de militants natifs. Pour quoi ? Elle ne sait pas. Rita quitte la pièce quand les infos arrivent. Elle pouvait encore tolérer, petite, les marches de Selma pour les droits civiques, l’occupation d’Alcatraz par des activistes natifs, le cas constitutionnel Roe vs. Wade sur la légalisation de l’avortement…

Aujourd’hui, jeune femme, elle ne peut plus se contenter de mettre la télévision en bruit de fond, de parcourir le journal aux chiottes, de supporter les explications de ses professeurs au collège et lycée. Aujourd’hui, elle comprend que tout ça la concerne.

Rita a peur de se faire arrêter mais continue les livraisons. C’est son seul lien au monde, maintenant qu’elle étudie à la maison. C’est son seul lien aux vivants. Tout le monde chez elle est mort. Son père, tôt. Un cancer du colon, qui avait au moins eu la politesse d’être agressif et de ne leur laisser que peu de dettes médicales. Ses parents étaient déjà vieux, quand ils l’avaient adoptée. Ils s’étaient résignés, après des années de tentatives. Sa mère se fichait bien que Rita ne soit pas issue de son ventre, semblait même oublier qu’elles ne se ressemblaient pas. Et puis, ses parents étaient de fervents catholiques. Pouvoir voir les morts n’avait fait que renforcer la foi de sa mère : c’était elle qui, alors qu’elle n’était encore que bébé, avait lancé cette idée de locations pour âmes à la dérive. Plutôt que de hanter les hôpitaux, les bords de route, les couloirs de leurs anciennes maisons, la mère de Rita proposait non seulement une adresse stable mais aussi un alibi.

Des années après, c’était à Rita de commander les partitions de piano pour Donna, de s’inscrire à l’université pour que Chuu suive les cours sous son nom, d’emmener Kathryn visiter ses neveux et ses nièces. Les âmes allaient et venaient. Elles payaient à l’avance, avant leurs morts - les services de la mère de Rita allaient de bouche à oreille dans les couloirs des services de soins palliatifs, après les messes, aux réunions de quartiers.

C’était désormais à Rita de gérer ces contrats, de blanchir ces entrées d’argent et de s’assurer que ses locataires ne manquent de rien. Les contrats exigeaient seulement un préavis de trois mois avant que l’âme ne s’en aille, pour prévoir la transition. La mère de Rita, comme sa fille, proposaient d’accomplir les dernières volontés des âmes plus pressées. Rares étaient celles qui s'attardaient plus de quelques mois, une fois la réalité de leurs propres morts assimilée.

Rita s’était habituée à une foule toujours renouvelée, de toutes les origines, de tous les âges. Avec le temps, elle avait cessé de faire la différence entre les morts et les vivants. Il y avait des signes distinctifs, bien sûr, mais, comme elle naviguait entre les quartiers, entre la ville et la forêt, elle s’était habituée à jongler entre les dimensions. Rita tente d’y mettre de l’ordre, de séparer les choses en des catégories nettes. Elle ratisse chaque jour le gravier qui s’échappe hors de la cour, jusque dans les bois alentour, élague les branches qui se faufilent sur la route, arrache les racines qui agrippent les marches de son entrée. La forêt grignote de plus en plus de place, gonflant autour de sa maison comme pour la presser de fuir avant qu’elle ne se referme. Rita demeure, ratissant, élaguant, arrachant chaque jour. Elle a pensé à mettre des barrières mais des bêtes les ont foutues à terre.

Rita sépare dans un registre les morts des vivants. C’est con mais seuls les vivants ont des numéros de téléphone. Les morts, eux, ont une adresse. Rita s’est parfois demandé à quel lieu elle s’accrocherait une fois morte. Ce ne sont souvent même pas les lieux de souffrance mais ceux de transit, ceux de réconfort, ceux du commun. Parfois, ce sont les lieux du trauma, la seconde avant l’impact, la seconde après la gifle, quand la joue ne brûle pas encore, qu’on respire encore, qu’on a pas encore réalisé. La plupart des morts sont discrets. Ce sont les vivants qui posent problème. Et ce sont les vivants qui viennent sonner à sa porte :

  • J’ai déjà acheté des cookies à vos collègues en arrivant au boulot ce matin, désolée les filles, gueule-t-elle par la fenêtre.

— Nous ne sommes pas des girl scouts, vous faites erreur, lui répond une voix plate depuis le patio.

Rita ouvre le battant en vieux vitrail. Trois femmes se tiennent face à elle. Non, deux. Et une petite jeune fille, à peine adolescente. La première se tient vers l’avant, lui faisant front sans une once de peur dans le regard. Pire, elle la fixe droit dans les yeux, droit dans le cœur. Le visage et le corps rond, on devine pourtant les muscles, les cals, la force qui dort dessous. Petite doudoune, brushing d’un doré mielleux, on omettrait bien volontiers ses yeux creusés, ses lèvres mordillées, se fondant péniblement avec sa peau sèche. Elle a l’air de ne pas avoir dormi depuis des siècles.

Les deux autres se tiennent en retrait, les pieds dansant sur les marches branlantes du perron. La plus petite a la peau verdâtre, les yeux et les cheveux d’un même noir intense. Elle tient ses mains cachées derrière son dos, elle a une jupe d’écolière, une chemise en flanelle qui en déborde, des bottines trop grandes et de longs cheveux aux pointes grignotées. Elle a au dos un sac de cours, qu’on devine réservé au lycée. La seconde femme a un visage où on devine des joies passées. Des fossettes, des rides joyeuses contrastent avec ses cernes glauques, sa tempe fissurée, le sourcil droit tanguant dangereusement. Le bleu à son visage a pris des teintes aquarelle, tire sur le jaune. Elle a dû se prendre les coups il y a environ une semaine, devine Rita. Une peau si fine, si douce, qu’on devine habituée aux huiles pour bébé, aux crèmes de jour, aux baisers tendres, marque vite. Sous les manches de sa veste en jean, elle a des ongles rongés, des doigts tremblants sur les anses de son sac mais fermes, durs. Ses phalanges sont blanches, elle tient bon.

— Bonjour, je suis Patricia Montaigue, s’avance la meneuse. Je suis la présidente de l’association des résidents d’Alphabet District. Je vous présente Mary McNamara et Lucy Kilgariff. Nous venons demander votre aide. Vous n’êtes pas sans ignorer les troubles qui agitent notre ville.

Le regard de la meneuse file droit à la ceinture de Rita.

— Un vieux Glock, note-t-elle.

— C’était à mon père, c’est pour les ratons-la…

— Vous savez très bien que ce n’est pas pour ça. Vous savez ce qui se passe.

Rita n’est pas conne. Elle connaît les rumeurs - et les faits. Elle peut le sentir, comme on pressent un orage. Dans les forêts, des cadavres ont commencé à s’accumuler.

— Nous avons été victimes de lui. L’Ours.

— Je ne veux pas en parler.

— Vous n’avez pas le choix.

Impossible d’éviter la nouvelle. Les gens ne sortent plus. Les gens ne dorment plus. Les ventes d’armes ont augmenté. Sous les oreillers, on glisse des marteaux, des couteaux de cuisine, de vieux fusils. Les couples se relaient, faisant le guet dans le salon. On construit des murs dans les jardins, on rajoute des cadenas, des lampes, des réverbères. On vérifie sans cesse que les portes, les fenêtres sont fermées.

Plusieurs maisons ont été pillées et saccagées. Dix viols, après avoir surgi par effraction aux domiciles des victimes. Toutes des jeunes filles. Trois meurtres. Une tentative d’enlèvement. La région n’a jamais connu ce type de destruction. Ça arrive en Californie, pas dans leurs jardins. Depuis des semaines les journaux ne parlent que ça. Les campus imposent un couvre-feu. Les étudiantes rentrent en groupe des cours et de la cafétéria. Les membres de l’administration toquent aux portes des sororités, pour leur imposer d’être prudentes. Les manifestations, les réunions féministes, la libération sexuelle, c’est fini. Même Rita a reçu une lettre à ce sujet, qu’elle a foutu au feu. Des prospectus sont distribués dans tout down-town : « toutes les dix minutes en Amérique, une femme est attaquée… NE PENSE PAS QUE ÇA NE POURRAIT PAS T’ARRIVER ! ».

— Écoutez, je ne suis pas intéressée, j’ai déjà une église, je ne veux pas entendre parler de vos prières pour les…

— Nous avons entendu parler de vous, coupe la meneuse. Nous avons besoin de vous. Nous ne sommes pas dans une secte, nous ne sommes pas venus vous parler de Jéhovah ou autre… Nous sommes venues vous parler de fantômes.

Rita saisit la poignée de porte et s’apprête à leur claquer la porte à la gueule. En vain : la meneuse a coincé son pied dans l’entrebâillement.

— Je suis livreuse de pizza, pas devin ou... menace Rita.

— Votre mère a une réputation.

— Et moi, je livre des pizzas, insiste Rita.

— Vous ne comprenez pas ! insiste leur meneuse. Elles nous hantent ! Les mortes nous hantent ! Je ne dors pas depuis des jours, des jours et on est pas les seules. On s’est retrouvées grâce à la police, je leur ai demandé qui d’autres ils pensaient avaient été…

— Deux secondes, deux secondes, l’interrompt Rita. Bon, entrez.

Elles rentrent à tâtons.

— Quel bel air, Debussy ? note la meneuse.

Rita pivote aussitôt vers elle :

— Vous l’entendez ?

— Euh, oui, pas vous ?

— La personne qui en joue est morte depuis 1965. Vous pouvez voir les morts. Vous êtes voyante, comme moi.

La meneuse hésite un peu, les pieds dansant sur le tapis.

— Pas de chaussures dans la maison, conclut Rita. Venez.

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