Scène 3 - The Haunted do the Haunting

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— Votre maison est très impressionnante, vous devriez organiser des visites, ose Patricia.

— Surtout pas. Et puis, même moi je me perds, alors des touristes…

Les trois femmes ont le pas hésitant. La maison s’enroule autour d’elles comme une bête inquiète. Les étages, les poutres apparentes viennent peser sur leurs épaules, alourdissent leurs gestes. Les volets sont encore clos à cette heure du matin : c’est à Rita de faire chaque pièce, chaque balcon pour laisser entrer le jour. Cependant, si Rita s’occupe de l’entretien, elle n’est pas responsable de la décoration : elle ne sait trop qui, de ses parents ou de l’ancien propriétaire, a choisi ces meubles épais, ces bois sombres, ces tapis où se perdent leurs pas. La maison est massive, dans sa façade comme dans ses intérieurs : les meubles accumulés empêchent d’y aller librement. Des chemins invisibles, comme autant de coulées, se sont creusés dans les parquets, les tapis, la fabrique même du temps. Rita a la même chambre que depuis sa naissance. Sa mère, les mêmes habitudes - vieilles de plus de vingt ans. Il n’y a que le passage des âmes, consigné dans les registres de leur bureau, pour marquer une chronologie.

— L’architecte était un petit plaisantin, ajoute Patricia. Vous avez remarqué ? Tout est construit légèrement de travers.

— Glissement de terrain, et puis l’âge, résume Rita. Il faut s’y habituer. Sinon ça donne un peu le vertige. Ça passe vite. Tout est dans l’oreille interne.

Dans le salon, quatre tasses de thé fumant les attendent. Du oolong, que Rita ramène du marché de Chinatown pour Chuu. Elle devine sa mère derrière tout ça : une soucoupe de lait végétal patiente à côté de petits gâteaux.

— J’ai entendu parler de vous... Vous vous êtes occupée de ma grand-tante, ajoute la seconde femme - ou plutôt ado, elle a des yeux immenses, des cernes tout aussi profondes.

— Elle s’appelait comment ? s’adoucit Rita.

— Mary. Comme moi.

— La jardinière, se souvient Rita. Grâce à elle, on a un beau potager. Elle avait un don.

— Vous aussi, interrompt la meneuse.

— Tout le monde voit, ou en fait, perçoit les morts. Certains sont juste plus doués que d’autres. C’est un sens supplémentaire, c’est tout. Certains préfèrent aussi tout simplement ignorer les signes. Il ne suffit pas juste de voir, il faut savoir observer.

Et monétiser son don, mais ça, c’est une autre affaire.

— Vous avez entendu l’air de piano, poursuit Rita. Mais êtes-vous capable de me le décrire ?

— Non, reconnaît la meneuse.

Mary, à ses côtés, tapote des notes sur ses cuisses, du bout de ses doigts.

— Tout le monde peut voir les morts, il suffit d’apprendre à voir, à observer et à interagir avec eux. Disons que j’ai simplement une meilleure vision que vous et que je me suis entraînée à tirer. C’est comme la chasse. Ou conduire une voiture.

— On a besoin de vous, justement pour ça, insiste la meneuse. Je ne voulais pas, au début et puis la vie est devenue impossible. C’est déjà assez dur et puis…

— Moi, je le veux, coupe Mary. Je ne pense qu’à ça... Mais je ne peux pas le faire toute seule...

— Faire quoi ? craque Rita.

— Nous venger de l’homme qui nous a attaquées et qui a tué les autres… L’Ours.

Rita a soudain besoin d’un café.

— Parfois… insiste Patricia, les mots trébuchants. Parfois, je vais là où elles me disent d’aller. Je gare ma voiture dans le coin de cette forêt, près de la vieille scierie. Je m’allonge dans la poussière. Je regarde le ciel. Je crois que c’est ça, les dernières choses qu’elles ont vues. C’est dans le rapport de police. L’emplacement de leur corps. Et leur état, aussi.

— Comment les voyez-vous ?

— Je ne les vois pas vraiment ? hésite Patricia. Je sais simplement qu’elles sont là. Parfois, il y a comme… Des fragments d’elles ? Des visions ou surtout des odeurs. Et dans ma bouche, leur goût. C’est âcre, je sais que c’est un goût de mort. Ça reste.

Rita verse du lait dans son thé, remue doucement jusqu’à que les deux liquides fusionnent.

— Comment vous pouvez être sûres que ce sont des mortes et pas des hallucinations ?

— Le goût, je vous dis ! Et elles nous le disent, des choses que je n’aurais jamais pu inventer, jamais…

— J’en ai parlé à mon docteur, ose timidement Mary. Il m’a dit que c’était le choc de… Hm… Le choc de ma rencontre avec cet homme, de…

Elle tâtonne autour du mot viol, le laisse planer au bord de ses doigts, de ses lèvres. Il reste à cette frontière de sa peau, sans jamais qu’elle ne parvienne à le dire. Elle poursuit, la voix dégringolant sur chaque intonation :

— J’aimerais que ça soit un mauvais rêve. J’ai autre chose à faire, je vous jure... J’aimerais penser à autre chose mais vous, vous savez que c’est vrai ! Vous venez de le dire ! Et puis vous êtes la fille… La fille de votre mère !

— Je ne fais pas ce genre de choses. Je suis propriétaire de cette maison et c’est tout. C’est déjà assez. Vous savez quelle maintenance ce…

— On paierait, interrompt Patricia.

Elle paierait, précise sobrement Lucy.

— Je paierais, reconnaît Patricia. Mon père détient le groupe John et Jonhson, les…

— Les coupeurs de bois, ouais, ouais, balaie Rita. Je m’en fiche. J’ai déjà assez.

— Ce n’est pas une question d’argent, précise Lucy. Nous nous en doutons. Mais nous avons besoin de vous. Elles ont besoin de vous.

Rita s’enfonce dans son fauteuil, le cuir au supplice dans son dos.

— Je connais des gens qui se sont lancés dans ce genre d’affaires. On en finit jamais. Les affaires des morts sont les affaires des morts. Sinon, on se fait dévorer par leurs histoires, ça n’en finit jamais. Il faut qu’elles passent, qu’elles partent. Elles ne peuvent plus errer sur cette Terre. Et ce n’est pas un meurtre pour leur meurtre, oeil pour oeil, qui changera les choses. Je veux vivre. Si je les aide, ça n’en finira jamais.

— Vous leur louez des chambres ! s’agace Patricia. Vous leur fournissez une adresse et…

— Pour qu’elles accomplissent en paix leurs dernières volontés. Vous me demandez de… De quoi d’ailleurs ?

— Nous ne savons pas communiquer avec elles. Nous avons besoin de vous…

— Elles vont me demander de les venger, marmonne-t-elle. Un classique. Surtout si elles vous hantent. Elles doivent être obsédées, pour vous retrouver.

Patricia a les yeux noirs de colère, les poings comprimés sur ses cuisses.

— Si je tue, c’est moi qui irai en prison. Ou à l’asile, si je prétends pouvoir justifier des meurtres avec des histoires de fantômes. Vous m’avez vue ? Les gens comme moi vont en taule pour moins que ça.

— Nous paierons vos avocats.

— Aucune richesse ne viendra changer ma gueule et c’est elle que les gens verront au tribunal, pas mon relevé bancaire. C’est aussi elle que les flics verront quand ils feront une descente et me tueront par accident, parce que j’ai prétendument trop résisté. C’est une condamnation à mort, que vous me demandez de signer.

— On s’assurera que vous puissiez être défendue, si ça arrive.

— Je m’en fous. Je ne veux pas risquer ma vie. Même si je ne suis jamais prise, je ne… Je ne peux quand même pas tuer. Ce n’est même pas…

— Puisqu’on vous le demande.

— Je ne suis pas juge, pas bourreau. Je ne peux pas faire ça, c’est aussi con que ça.

— Trouvez-le. Trouvez-le, je veux simplement son nom.

Rita bondit, les poings tremblant :

— Mais regardez-moi ! Ma mère était blanche, bien vue, bourgeoise, ça allait pour elle ! Jamais elle n’a pris des contrats de vengeance, jamais.

— S’il s’est attaqué à des femmes comme nous… se permet seulement Lucy. C’est qu’il a commencé quelque part. Nous pensons que les victimes sont bien plus nombreuses que…

— Y en a pleins des tueurs en série, OK ? Des violeurs en série, aussi. Je suis désolée de ce qui vous est arrivé, vraiment, c’est le pire qui peut arriver à une femme de…

— Non ! s’indigne Patricia. Nous sommes encore vivantes. Pas elles.

— Et qu’est-ce qu’on va y changer ? Rien ne sera jamais assez. Les mortes vivent perpétuellement dans le moment de leurs meurtres, toutes leurs vies sont concentrées dans ces quelques minutes. Elles sont mortes et leurs vies sont foutues, résumées à ça pour toujours et toutes les vies qui gravitaient autour d’elles gâchées, au moins un peu. C’est tout, voilà. Essayez de revenir à vos vies. Vous êtes vivantes, vous.

— Et comment ? menace Patricia. Nous voulons être vengées. Les mortes, avec nous. Pourquoi nous refusez ça ?

— Parce que l’Ours est un homme et que, quand on tue, on va en prison.

— Son nom. Nous voulons son nom. Pas le tuer, pas l’arrêter, juste son nom.

— La police essaie de le trouver depuis bien avant qu’il ne…

— La police est incompétente. Cet homme est rusé, c’est un…

— Je n’ai aucune compétence.

— Vous pouvez voir les mortes ! craque Mary, les mots tremblants. Aidez-nous, je vous en supplie ! Retrouvez l’Ours. Il y a sûrement d’autres filles comme nous, d’autres filles qui ont besoin de ça...

— Je veux comprendre, ajoute lentement Patricia. Comprendre ce qu’il l’a poussé à venir chez moi, ce soir-là, à me violer et à partir. Pourquoi ? Pourquoi moi ?

Elle a dit le mot. Toutes les femmes se taisent, y compris Rita.

— La police m’a dit qu’il m’observait sûrement depuis des semaines. Il m’appelait et raccrochait, pour voir quand j’étais chez moi. Il surveillait mon mari, sa voiture. Il a attendu que je sois seule. Je veux savoir pourquoi. Je veux savoir pourquoi il ne m’a pas tuée, comme les autres. Je veux savoir pourquoi ! Pourquoi moi ! Autant de jeunes femmes, de jeunes filles… Des anges, maintenant, ce sont des anges.

Pas des anges. Des fantômes. Des âmes. Peu importe le nom. Leurs apparences ne sont en rien angéliques. Elles sont à la frontière même de la vie et de la mort, accrochées au moment de leurs agonies jusqu'à ce que la douleur ne les tue une seconde fois. Rita en voit chaque détail. Les mortes deviennent des icônes, au sens premier du terme. On glisse les photos de leurs bals de promotion dans des cadres ornementés. On accumule les fleurs, les compliments. La totalité de leurs existences se résume à leur fin. Leurs vies résumées par l’acte d’un autre, d’un homme sur elle. Leurs peurs, leurs colères, leurs angoisses, leurs amours sont englouties dans les poids d’un autre. On fait d’elles des martyres, sanctifiées à jamais par leurs souffrances. Leurs morts grignotent l’équilibre des communautés. Elles hantent les souvenirs des vivants, sans même se déplacer jusqu’à chez eux. Elles sont parfaites, à jamais. Les derniers mots, les disputes, les défauts, les rêves, les conneries sont mis sous verre. Ne reste que la mise en scène soignée, les joues poisseuses de blush et les sourires répétés dans le miroir.

— Je ne peux plus dormir, pleure Mary. J’ai peur qu’il revienne... J’ai peur que ça recommence... Je veux qu’ils l’arrêtent mais ça n’avance pas, ils ne savent pas où il est et… Retrouvez l’Ours, s’il vous plaît.

— Les mortes ne sont pas dans leurs lits, en sécurité, ajoute Patricia. Elles sont dans la forêt… Si j’étais perdue dans la forêt, si j’étais au fond d’une mine, d’un trou, dans… Je voudrais qu’on me retrouve. Je sais qu’il y en a d’autres, comme moi.

— Ça fait beaucoup à faire, marmonne Rita.

— Elles vous guideront. Elles ont sûrement vu son visage. Pas nous, il.. Il s’en assurait. Mais elles ? Elles doivent en savoir plus. Elles ont dû voir sa voiture, son visage, ses affaires, elles… Elles pourront vous aider. Elles n’ont que ça à faire, de toute façon, elles sont… Elles sont mortes.

— Sortez de chez moi. Sortez de chez moi, je ne m’occupe que des mortes. Pas des vivantes. Je suis désolée, vraiment désolée que… Mais je ne peux rien faire. J'espère que vous trouverez quelqu’un d’autre.

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