La maison sous la colline

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Quelques mois auparavant.

Vivre en Oregon donne un certain aperçu de la mort. Rita a grandi au milieu de kilomètres et de kilomètres de plaines, de forêts, de roches noires où vient s’écraser l’océan. L’État est pris entre une chaîne de montagnes et le reste du monde. Les vents marins viennent s’y éclater, imprégnant toute la vallée de leur iode. Le ciel agrippe la terre, l’étire. Son gris a absorbé jusqu’au soleil. Ses rayons diffractés à l’infini restent en surface, lueur permanente, sans jamais éclairer assez. Ça vous érode le moral, ces journées qui n’en sont pas. Quand il bruine, il pleut. Quand il pleut, la pluie ravage les terrains, emporte des maisons, arrache des toits. On s’y noie, à des kilomètres des plages. Ces jours-là, les gens commandent plus de pizzas et Rita est de sortie.

Sa voiture dérape, manque de peu les fossés, les arbres, les palissades, les coyotes, les rares cyclistes. Il n’y a pas d’éclairage public et l’asphalte date des années 20. On sent ses cinquante ans passés dans les crevasses, les replis, les nids-de-poule. La route gémit sous ses pneus, résiste à peine à la forêt. Des fleurs, des tiges jaillissent de ses rides. Les racines grignotent chaque jour plus les rebords grumeleux. Elle s’est habituée à ne rien voir : elle connaît l'autoroute 20 par cœur, maintenant.

Les humains sont rares, passent le plus vite possible. Elle ne remarque même plus le vague flou des camions qui la dépassent, des voitures qui la croisent. Chaque minute sur l’autoroute 20 est une minute de perdue, puisque personne ne pourra attester de son existence.

Les soirs où Rita travaille, il y a juste assez de lumières pour deviner les montagnes autour. Et puis le soleil disparaît derrière les cimes et il n’existe plus rien que des troncs. L’Oregon est l’État éternellement vert, il faut tricher pour remarquer le passage du temps : les jours raccourcissent, de crépuscule en crépuscule. Rita a vécu ici toute sa vie, elle sait instinctivement comment se repérer dans le temps comme dans l’espace. Elle devine l’heure sans regarder son tableau de bord - le verre de l’horloge est de toute façon cassé, elle n’affiche plus rien de toute façon. Elle connaît chaque route, chaque rue, chaque ville sans avoir besoin de dégainer sa carte. Et si elle se perd, elle peut toujours s’arrêter et demander aux revenants qui hantent le bord de la route.

Les parents de Rita avaient choisi l’Oregon pour sa population réduite de fantômes. Ils ne vivaient pas en ville, ni même en banlieue : il y avait toujours un mort pour venir gâcher leurs soirées. Ils s’étaient installés dans la forêt, en marge. Suffisamment peu de gens y étaient morts : rien que des bêtes, des petits oiseaux, des rongeurs, cougars, lynx, ours… Les peuples natifs vivaient plus bas, près des rivières, étaient nomades ou déjà installés dans des villes au creux des plaines. Là, des autoroutes, des usines, des supermarchés avaient été bâtis. Leurs âmes avaient été dissoutes sous des tonnes de béton.

En 1778, James Cook réclama l’Oregon comme terre britannique. L’Etat était pourtant connu depuis plusieurs décennies déjà par les navigateurs espagnols, qui avaient mal pris cette soudaine appropriation. Bilan : un mort (officiellement). L’Oregon devait naître de cette série d’échecs, de grandes déclamations, de sang inutilement versé. Les colons européens n’étaient arrivés qu’en 1830, décimant les populations locales qui se contentaient jusque-là d’ajouter les quelques trappeurs espagnols, anglais, français à leur liste de clients. Variole, malaria, le tri fut vite fait. De toute façon, Rita n’y connaît pas grand-chose en Histoire. Elle préfère ne pas y penser.

Les parents de Rita s’étaient installés en marge de Portland, juste assez loin. La maison de Rita se situe au flanc d’une colline aiguë. Pas au dessus, ça ferait trop clinquant. Au flanc. On n’accède à la maison qu’au terme de nombreux virages - avec toujours la possibilité de se perdre. Rita a les os qui tremblent quand elle s’engage dans la route défoncée. Les animaux s’y prélassent l’été, le ventre sur l’asphalte. Elle doit klaxonner pour les faire fuir.

La façade gothique de sa maison se dissimule derrière les troncs massifs des pins, des séquoias. Enveloppée contre sa colline, pressée par les arbres, les fougères, les mousses, elle a tout d’une apparition quand on effectue le dernier virage et qu’on surgit dans sa cour de graviers. Avant, elle avait dû être encore plus imposante : le jardin devait grouiller de domestiques. Aujourd’hui, elles sont à peine cinq à y vivre.

Rita ignore qui a bâti sa maison, ou même quand et pourquoi. Elle était là quand elle est arrivée, petite et elle s’y tient toujours. Elle ne semble pas avoir changé, sans qu’aucune rénovation ne vienne l’expliquer. Il semble qu’elle pourrait rester ici, inchangée, jusqu'à sa destruction. Rita n’avait fait aucun effort d’entretien, sinon dans les plomberies et l’électricité. Ses murs se composent d’une accumulation bancale de tourelles, de charpenteries ornementées, de toits en mansardes : une bâtisse bâtarde. Relique d’un monde passé, ne demeuraient que des chambres inoccupées, rideaux tirés pour ne pas abîmer le damas des meubles et des murs. Vide, elle n’en devenait que plus labyrinthique : aucun bruit pour se guider.

Rita glisse sa voiture dans le garage, s’assure qu’aucun animal n’ait encore renversé les poubelles et pénètre dans l’entrée, envoyant promener ses bottines sur le tapis.

— Je suis à la maison ! hurle-t-elle dans l’entrée

Dès la porte franchie, le hall massif s’offre à elle. L’escalier monumental grignote l’espace, le ciel et gagne les deux galeries supérieures, ouvrant chacune sur une myriade de petites portes et couloirs emberlificotés. Les locataires de leur maison vivent là, Rita et sa mère se sont réservées le rez-de-chaussée. La location leur ramène un pécule suffisant pour subsister. Pour le reste, le boulot à la pizzeria de Rita complète. Elle fait ses études à la maison, envoie ses devoirs par courrier recommandé, recevra sûrement son diplôme dans la boîte aux lettres. Rita ne se projette pas trop. Elle est à peine adulte.

— Maman ?

Un air de piano glisse jusqu’à elle. Rita se faufile dans les parties des domestiques, là où elle a ses quartiers. Sa mère est déjà aux fourneaux. Ses mains vieillies, recroquevillées sur elles-mêmes, glissent péniblement sur les casseroles et les couteaux de cuisine. Rita pique un baiser dans son cou fripé, savoure son odeur de jasmin.

— Oh, chérie, je ne t’avais pas entendu !

— Dure journée, marmonne Rita.

Elle découpe machinalement les carottes et pommes de terre restantes.

— Tu te ronges les ongles, encore, marmonne sa mère.

— On a plus de travail que d’habitude, avec les vacances et la semaine de révision qui commencent… On a plein d’appels et les directeurs de la chaîne ont décidé qu’on devait agrandir notre carnet d’adresse… Je livre jusqu’au Sud.

— Cet orage hier… Un bruit fou ! Et un froid…

— J'irai voir dans les étages, il y a sûrement une fenêtre cassée.

— Va voir maintenant, elles seraient capables de se plaindre, sinon, tu les connais ! Demande-leur ce qu’elles veulent pour le déjeuner ! On a dit qu’on irait au parc pour un pique-nique. Chuu a besoin d’une pause dans ses révisions, tu ne trouves pas ?

— Elle en fait trop, oui…

— Et dis à Donna qu’elle joue trop fort et trop tard.

— J’irais la voir tout à l’heure.

— Ça fait dix ans qu’elle en joue et elle ne s’est toujours pas améliorée ! glousse sa mère.

Chez Rita, ça fait des années que plus personne ne vieillit. Juste elle.

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