Prologue - Le pays sans fantômes

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« It is women who love horror. Gloat over it. Feed on it. Are nourished by it. Shudder and cling and cry out - and come back for more. »

Bela Lugosi

« Est-ce que je crois aux fantômes ? Non, mais j'en ai peur ! »

Madame du Deffand

***

Elle sait qu’il va la tuer, alors elle ne dit rien.

Elle essaie de ne pas trop y penser. Elle s’accroche à ses dernières minutes, profitant presque de ne pas savoir quand il va l’assassiner. On l’avait prévenue que vivre du trottoir, c’était risquer de finir dans un fossé. Ce ne sera pas le premier client qui l’agressera, tentera de la violer, de la tuer - seulement, lui va réussir. Les autres fois, ses amies, ses camarades, ses collègues étaient là pour surgir dans son appartement, pour casser les vitres de la voiture de son client, pour s’assurer qu’il dégage. Elle espère seulement que la police ne prendra pas trop de temps pour retrouver son corps. Les bêtes sont particulièrement voraces cette saison : c’est l’hiver et s’il ne neige pas encore, on devine que la fin approche.

La femme se recroqueville, frotte en vain ses bras, cherche en elle-même la chaleur qui lui manque. Elle espère qu’il fera vite. Ils s’enfoncent de plus en plus dans les bois, la voiture cahotant sur le vieux béton de l’autoroute. Cette forêt lui donne un aperçu de la mort : elle est plus vieille que la ville de Portland dont ils s’éloignent, plus vieille que l’État d’Oregon, plus vieille que leur pays, plus vieille que tout. Elle s’attaque même au ciel : d’ici, on n’aperçoit plus rien que les troncs des pins goliaths, des sapins, des séquoias géants… Il n’y a que l’autoroute et les rares chemins de coupe, quelques chemins de randonnée et voies ferrées pour se frayer un chemin dans cette masse multi millénaire, qui a précédé l’humanité et les enterrera sûrement.

Il y a des abysses autre part que dans les eaux : ils sont à la frontière d’un autre monde, gigantesque, sauvage. Elle préfère ne pas trop y penser. On la trouvera vite. Ça ira vite. Il a un couteau à sa ceinture, une de ces lames qu’on réserve pour la chasse ou le bricolage. Un fusil à l’arrière, une vieille carabine. Si c’est ça, alors ça sera rapide.


(La femme s’appelle Rosa. Elle a vingt-quatre ans mais en paraît dix de plus. Elle a les traits bouffis, comme si l’alcool et les drogues avaient pris possession d’elle et grattaient sous sa peau, prêts à jaillir. Rosa a une toute petite fille, qui ne pleure jamais. Elle vit chez ses parents, le temps que Rosa se reprenne. Ils l’appellent souvent, ne savent pas quoi dire, lui laissent le double des clés. Ils n’ont pas de quoi l’envoyer en cure de désintoxication, ils n’y ont même pas pensé. Ils ont eu leurs propres addictions, leurs nuits floues, leurs estomacs à la dérive. Ils ont eu besoin de boire pour se lever et ont cédé aux drogues des soirées qui commencent de plus en plus tôt. Alors ils se disent que Rosa fera comme eux : elle serrera les dents. Ils n’ont pas tort. Rosa fait ce qu’elle peut. Rosa s’accroche. Rosa va de petit boulot en petit boulot. Rosa se prostitue. Elle est en marge de tout et de tous. Rosa a déjà un peu disparu.)


L’homme s’engage dans un chemin de coupe et la femme sait. Elle va mourir là. Les rares lueurs de la route disparaissent, il n’y plus que les phares crus sur les troncs, sur l’asphalte, cognant à quelques mètres d’eux sans jamais pouvoir s’échapper. Il n’y a pas assez de voitures ou de camions qui passent sur l’autoroute 20 pour que le bruit du trafic leur parvienne. C’est beau, pourtant. On devine les nuances de vert à perte de vue, des fleurs, minuscules bourgeons dans la nuit. C’est si beau. Comment peut-on souffrir autour d’autant de beauté ?

— Tu ne dis rien, dit l’homme en arrêtant la voiture.

Elle lui sourit. Elle essaie d’être douce, conciliante. Elle ne veut pas souffrir. C’est peut-être lâche mais il ne lui reste plus que ça : elle ne veut pas souffrir. Alors ils parlent quelques minutes, de rien, de tout. Elle sourit, elle est douce, gentille, elle caresse ses mains, elle lui fait des compliments et jamais son regard ne glisse sur le couteau ou le fusil. Un instant, le temps s’étire, s’étire, chaque mot repousse la mort. Ils sont au milieu du vide, suspendus.


(L’homme s’appelle John. Il n’a pas peur, même pas un tout petit peu. John a déjà tué avant. Le monde lui offre des gamines sur un plateau. Avant que les bois n’engloutissent leurs cris et leurs corps, elles ont été usées, affaiblies, émoussées. Elles faisaient du stop, elles campaient, elles rentraient d’une soirée, elles faisaient le trottoir. Elles étaient endormies, soûles, en manque, fatiguées. Elles étaient à des kilomètres de la ville, sur les abords d’une route éclairée seulement de la lueur de ses phares. John a un couteau qui, dit-il en soirée, a servi à trancher la gorge de Viets. John est vétéran. Des hommes comme lui, il y en a des milliers. Des milliers de meurtriers légaux, avec des fusils et du temps le weekend pour s’entraîner à traquer des chevreuils et les chiens des voisins. John se fout des gamines qu’il tue. Elles lui appartiennent, un instant et pour l’éternité. Il est un dieu. Il viole et il tue et il revient plusieurs fois, pour voir leurs corps se décomposer, en lente continuité de l’agonie. John sait où le monde s’arrête, où commencent ces espaces liminaires, qu’ils soient géographiques ou sociologiques. Ces gamines sont déjà à l’orée des bois, il se contente de les y traîner plus profondément.)


Et puis quelqu’un toque à la vitre. L’homme s’arrête, immédiatement. Ses mains quittent le corps de la femme, se jettent sur sa carabine.

— N’essaie même pas, menace une voix depuis dehors.

Elle est jeune, vive. Juste assez grave pour qu’on ne puisse déterminer si c’est un homme ou une femme qui pointe soudain un fusil sur la portière.

— Le premier coup sera sûrement pour la carrosserie mais le second sera pour toi.

L’homme se rue sur son volant, redémarre la voiture, trop tard. Rosa a ouvert la portière côté passager et s’est jetée dehors. L’homme rugit de frustration, saisit son couteau et se rue dehors, gros comme un ours.

— Qu’est-ce que vous me voulez ?

Une femme se tient là. Il n’aperçoit pas très bien les détails mais il voit les brillances de ses phares sur sa peau : elle a du sang plein le visage, plein la nuque. La femme au fusil est une femme native, ça se voit à sa peau, ça se voit à ses épaisses boucles d’oreilles. Un travail des perles, que Rosa reconnaît. Bêtement, ça la rassure : Rosa est native elle aussi, de la nation déni, Chipewyan.

— Marsha Peters, ça te dit quelque chose ? articule soigneusement la jeune native à la carabine. Marsha Peters, vingt-six ans.

— Marsha ? Non, non, je comprends pas, qui vous envoie ? Vous êtes qui ? Vous êtes du syndicat natif, c’est ça ? Je… Je vous jure que c’est pas moi.

— Elle travaillait sur le coin d’Elm Street. Tu l’as prise dans votre pick-up, un soir, tu l’as amenée ici et quand elle a commencé à paniquer, quand elle a compris, tu l’as tuée.

— C’était un accident ! Je vous jure, c’était un accident, elle est devenue hystérique ! Elle m’a griffé le visage, elle m’a attaqué sans raison ! Elle avait des yeux noirs, noirs, elle était complètement dingue, elle avait les bras pleins de traces de piqûres, c’est toujours comme ça avec les filles comme elle, toujours…

— Marsha Peters a vu votre fusil de chasse et votre poignard, c’est tout. Elle a compris que tu allais la menacer, même pas la tuer. Elle n’a compris qu’au dernier moment.

— Je voulais juste lui faire peur, j’avais pas assez pour payer, pour…

— Menteur, corrige la jeune native à la carabine. Menteur.

— Elle est devenue dingue parce que je pouvais pas payer, je me suis juste défendu, qu’est-ce que je pouvais faire ?

— Tu as violé Marsha Peters. Tu l’as tuée. Tu as laissé son corps ici, avec la certitude que les animaux se chargeraient de la dévorer et de disperser les preuves. Tu n’as pas appelé les secours, la police ou sa famille. Marsha Peters a deux enfants. Marsha Peters a des amies, qui la cherchent depuis des jours. Tu l’as violée et tuée pour quelques minutes de plaisir.

— Je me suis défendu, c’est tout ! C’est interdit d’aller aux putes ? Je suis un mec bien, je frappe pas les femmes mais c’était plus une femme, c’était…

— Une furie ? Une folle ? Regarde-toi. Il me suffit d’un flingue pour que tu te pisses dessus. Tu l’as déracinée, décapitée avant même de la tuer.

— Mais vous êtes qui, vous êtes qui ?

— Je suis Rita. Je travaille pour Marsha Peters. Elle m’a engagée parce qu’elle savait que tu allais recommencer.

— Je vais rien lui faire, je vais payer, je vais…

— Non. Tu vas recommencer. Parce que tu le peux. Même pas parce que tu le désires vraiment, par désir pervers pour la mort, la souffrance… Tu peux le faire alors tu le fais. Ça n’a aucune conséquence sur votre vie. Tu n’as même pas vu d’affiches, de signalements pour Marsha Peters. C’est comme si elle n’avait pas existé et pourtant, tu serais capable de me dire où est son corps, où tu l’as tuée. Alors tu vas recommencer. Parce que tu le peux.

L’homme tente de lui prendre son fusil et le coup part. Rita n’a même pas hésité. La balle vient se figer dans ses couches de vêtements, pénètre la chair sans toucher d’organes vitaux. Rosa hurle de peur, elle n’arrive pas à se retenir. Le second coup est fatal. Rita se penche sur l’homme qui gargouille encore, un bruit jailli des profondeurs. D’un coup final, elle lui éclate le visage.

— On sait jamais, marmonne Rita.

L’homme est tombé en marge de la lumière crue des phares. Rosa ne bouge pas. Elle fixe Rita, ses yeux pâles, son visage cruellement découpé.

— Pitié ! Pitié ! supplie la femme.

Rita s’agenouille, tente d’attraper les poignets de la femme.

— Je ne vais pas vous faire de mal. J’étais venue pour lui.

— Pitié, pitié, j’ai une petite fille, pitié, pitié…

— Je ne vais rien vous faire, je vous promets. Laissez-moi nettoyer tout ça et je vous ramène. Je vous promets que je vous ramène. N’essayez pas de vous enfuir.

— Vous me le promettez ?

— Ce type allait vous tuer. Je le traque depuis des semaines. Il allait vous violer, vous étrangler et laisser votre corps là. Il a fait ça pour les autres.

— S’il vous plaît, s’il vous plaît… J’ai juste un peu sur moi, mais ça sera assez, regardez, regardez…

Elle s’accroche à la portière, fouille en vain son sac, elle pleure trop.

— Je ne vais rien vous faire. Ce type vous voulait morte. Je vous ramènerai chez vous mais d’abord, je vais avoir besoin que vous sortiez de la voiture.

— Pourquoi ?

Sa voix tremble.

— Je vais la brûler et lui avec. Je vous ramène, ne vous inquiétez pas, j’ai mon 4x4.

Elle pointe les ombres, là où les phares de la voiture disparaissent et là où jaillit la nuit. Sa cigarette n’éclaire que les angles de son visage, ses lèvres sèches, ses longs cils, ses joues creuses. Quelque chose en Rosa, profondément enfoui sous ses tripes, lui dit d’avoir peur.

— Vous êtes qui ? La police ?

— Qui vous voulez. Sortez, s’il vous plaît. Je ne ferais rien, promis. Je dois me débarrasser des preuves, et de lui.

— Les bêtes se chargeront du reste.

Dans la forêt, personne n’apercevra la voiture brûler.

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