Interdit bancaire

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Le vieil homme emmitouflé balance d’un pied sur l’autre, exactement sur la ligne qui marquerait l’entrée, si la banque du centre commercial avait une porte. Un poids courbe ses épaules et accentue son boitement. Enfermé sous sa casquette fourrée à oreilles, condensé dans un costume gris suranné en laine, il amorce quelques pas de ses mocassins avachis, mais lustrés.

Nous le regardons, assis tous les trois côte à côte derrière un poste de travail. La « conseillère de vente » indique au stagiaire que le manège de l’individu intrigue également :

— C’est le monsieur. Il est gentil. Il est comme ça…

Sa réflexion nous reste mystérieuse, tandis que nous patientons au son d’une musique interminable, échappée du haut-parleur du téléphone.

Une autre employée finit par remarquer l’homme indécis. Elle s’enquiert aimablement :

— Monsieur, je peux faire quelque chose pour vous ?

En réponse, il retire sa casquette, la retient au bout de son bras ballant. Il attend qu’on l’invite à s’approcher. Du geste, elle lui désigne la table qui est aussi la nôtre, ou peut-être pas, si on considère la cloison d’intimité érigée en son milieu, séparant le meuble en deux bureaux.

Je ne vois bientôt plus, au-dessus de la frontière de bois, que son regard baissé, que son crâne gris, puis plus rien, quand il s’assied. Je ne l’entends pas non plus. Il est cependant facile de reconstituer ses réponses aux questions de la banquière, installée à quelques centimètres de moi. Pour ne pas paraître indiscrète, je tente de me recentrer sur mon affaire de dépassement de plafond. Je dis, avec un signe de tête vers le combiné qui git sur la table, et crache sa mélopée répétitive :

— Vous êtes logés à la même enseigne que nous, apparemment, pour joindre les responsables.

« Ma » conseillère opine.

Le client, à côté, a des soucis d’argent. La voix de ma voisine ne laisse rien ignorer de ses démarches sur son moniteur, ni des conclusions qu’elle en tire : plus un euro sur le compte, possibilités de crédit épuisées… Elle soupire, elle tape, elle grogne, elle pianote encore, elle remet à jour le dossier. Pose quelques questions :

— Vous êtes bien marié ?

— (murmure)

— Elle est où, Madame ?

— (chuchotis)

— Pas là, vous voulez dire : pas en France ?

— (chuintement)

La jeune employée frappe sans relâche les touches de son clavier, entretenant l’espoir de l’infortuné petit homme.

— Votre femme n’a pas de compte ouvert chez nous, je vois.

(réponse inaudible. Un temps s’écoule. tac tac tac)

— Ce serait peut-être une solution…

(tac tac tac.)

Enfin, elle présente son idée à l’homme qui acquiesce rapidement à chacune de ses propositions : il s’agit d’établir une carte de crédit au nom de son épouse, afin qu’il bénéficie d’une avance de cent cinquante euros, disponible dans les cinq jours.

L’opération prend quelques secondes.

Le dos du bonhomme s’éloigne, un peu redressé.

L’indignation me submerge, que je manque de confier au stagiaire, pendant que l’autre est partie scanner mon dossier. Je me censure in extremis ; la superviseure est toujours en ligne.

Dans les heures qui suivent, ne me viennent que des questions :

Sur les motivations de la banquière (solidaire ou soucieuse de sa commission ?). Sur le devenir du vieil homme (sauvé ou accablé des frais supplémentaires de la carte et du crédit à la consommation ?). Sur la légalité du procédé bancaire…

Enfin celle-ci, que je vous soumets : Aurait-on proposé à une femme, dans la même situation, d’ouvrir un compte au nom de son mari absent, sans lui demander de fournir la moindre preuve de l’existence de celui-ci ?

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