Bunny

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Dans mes souvenirs, elle a surgi sur le trottoir opposé. Elle devait crier, pour avoir ainsi attiré notre attention à tous les cinq. Sous la lumière du réverbère, elle s’est arrêtée, empêchée dans sa course par des barrières de sécurité qu’elle a entrepris de franchir sur le ventre. À l'arrière de son justaucorps rose, un pompon blanc géant frétillait tandis qu’elle enfourchait l’obstacle. Elle a pédalé un instant, ses hauts talons battant le vide, avant de toucher l’asphalte, de reprendre son équilibre, et de se jeter en hurlant sur une voiture qui ralentissait aux feux. Elle a fini vautrée sur le capot ; ses jambes écartées couvertes de bas résille adhéraient à la monture comme pour un exercice de rodéo, les talons aiguilles rayaient la carrosserie. De longues oreilles pelucheuses se dressaient furieusement, nous révélant de façon sporadique un bras levé brandissant un extincteur vers le conducteur. Après quelques hoquets de surprise, le véhicule de la victime a calé au niveau du feu pourtant repassé au vert.

Je crois que j’avais confusément perçu le deux tons de la sirène, mais je ne fis le lien que lorsque la voiture de patrouille freina à la hauteur du Bunny et que le gyrophare l’éclaira, par à coup, sous un autre angle. Déjà trois portières s’ouvraient brutalement, trois agents en uniformes se précipitaient, se saisissaient qui d’un pied, qui d’un bras, qui de l’extincteur et tiraient la furieuse vociférante et gigotante en arrière. Le quatrième policier s’extrayait plus difficilement de sa place, brandissait des menottes ainsi que les commandements de rigueur. La lapine acculée contre la barrière sanglotait, mais ruait toujours tandis qu’on lui attachait les poignets.

Il n’était plus temps de s’attarder. Nous nous sommes remis à marcher en silence vers la gare, abasourdis, incertains du spectacle auquel nous venions d’assister : morceau choisi d’un polar à la Nestor Burma, ou d’un film d’animation façon Roger Rabbit ?

Bien des années plus tard, au cours d’un dîner, se ranima le récit de la scène dont nous avions été les involontaires témoins, par cette nuit d’errance alcoolisée de fête de la musique. Nous découvrîmes alors que nous en avions tous un souvenir différent. Personne ne démordait du sien. À notre profond agacement. De bonne foi. Le temps avait fait son œuvre d’effacement, d’affabulation, de reconstruction. Par jeu, je proposai que chacun écrive ce qu’il avait vu ce soir-là, et que nous confrontions nos versions. Je reste persuadée que la mienne en est la plus fidèle, cependant, la querelle n’est pas la raison qui m’a poussée à vous la soumettre plus haut. Non, si j’ai pris la peine d’évoquer ici ces images, c’est que j’ai recherché le fin mot de cette histoire. L’information n’était pas loin, car le fait divers a en son temps agité les médias. Ou plutôt déplacé quelques vaguelettes dans les milieux spécialisés : Madame M., une actrice passée autrefois assez près de la gloire, avait été interpellée à Rueil-Malmaison le 22 juin 2011, et inculpée de violences à l’encontre du jeune A., qu’elle avait poursuivi de sa jalousie au beau milieu d’une fête costumée. Les mauvaises langues insinuaient que le buzz tombait à pic, la pièce que les amants répétaient sous la direction du metteur en scène italien S. ne valant pas un clou. Pour apporter de l’eau à leur moulin, les représentations cessèrent, une fois les curiosités éveillées par le procès éteintes. Madame M. n’est, à cette date et à ma connaissance, pas reparue sur les planches.


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