Chapitre 3 - L'Interrogatoire

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J’ouvre la porte et entre dans la salle d’interrogatoire après avoir pris les papiers nécessaires. Le gosse se trouve là, assis devant la table. Derrière lui, le kaléidoscope parfaitement rond Hal 9000 fixé au mur filme silencieusement l’entretien. A gauche la vitrine teintée. Derrière, Thompson et ses assistants. Je m’assieds et commence.

“Agent Elle Canna’Ann, matricule 662, annonce début d’entretien.”

Le gamin fixe la table.

“Déclinez votre identité.”

Silence.

“Déclinez votre identité.”

Toujours rien.

“Bon. Dois-je vous rappeler que vous êtes ici en garde à vue ? En observation si vous préférez. Etant donné votre âge…

  • Quel a été mon crime madame ?”

Ça y est, la partie est engagée, il m’a répondu. Sa voix… calme, sage, posée.

“Eh bien, à vous de me le dire.

  • Je n’ai commis aucun crime.
  • Pourtant vous voilà ici, devant moi.
  • Je ne suis responsable de la mort de personne.
  • La définition de crime va bien plus loin que cela depuis l’année 2036.
  • Ne me suis-je pas rendu à vous ?
  • Je suis venu vous arrêter, vous ne vous êtes pas rendu.
  • N’ai-je pas tendu les mains vers vous ?”

Il n’a pas tort. Il n’a tenu aucune résistance. Il ne paraissait même pas surpris de me voir.

“Reprenons depuis le début. Déclinez votre identité. Puis, vous nous direz ce que vous pensez avoir fait de mal.” Il me fallait contourner le langage. Je n’ai jamais interrogé un enfant. Et eux non plus d’ailleurs. Même si je contourne le protocole, je sais que j’obtiendrai ce que je cherche. Après un moment de silence, l’enfant lève les yeux et commence :

“Je m’appelle Tom. Je ne vous dirai pas mon nom de famille parce que je ne le connais pas. Je m’appelle Tom et je suis venu pour vous annoncer que Babylone va tomber.”

D'ici je crois percevoir les rires du vieux Thompson et de ses assistants.

“Tomber ?

  • Oui, tomber. Ou bien chuter si vous préférez. Ce sont des synonymes.”

Il me fixe.

“Synonyme ce sont deux mots qui…

  • Je sais. Je...Continuez je vous prie. D’où tenez-vous ces informations ?
  • Si je vous le disais vous ne me croirez pas.
  • Essayez toujours.
  • Je le sais de la même manière que je vous ai reconnu dans la rue sombre hier matin juste avant l’arrestation. Et de la même manière que j’ai accepté de me livrer. Et de la même manière encore que je vous ai tendu les mains pour que vous puissiez m’emmener ici.
  • Comment ça ? Que voulez-vous dire ?
  • Je savais aussi que vous diriez ça.
  • Je sais aussi que Thompson Riggs est en train de rire là, derrière la vitrine, comme ses trois assistants Jones, Maggie et Sean. Je sais aussi que chacun d’eux augmente leur dose de Nectar de 10 milligrammes à chaque “fixe” qu’ils s’infligent. Ce n’est pas recommandé par la Ambre Company mais ce n’est pas non plus interdit. En fait tout ce qui est interdit par la Ambre Company est uniquement le fait de ne pas consommer de Nectar. Est-ce que je me trompe ?”

Le silence.

Tout est allé trop vite. Il faut que je reprenne les rennes et vite, sinon il gagnera la partie. Je n’entends plus aucun rire derrière la vitrine.

“Bon, reprenons depuis le...reprenons depuis le début je vous prie. Votre nom ?

  • Non.
  • Quoi ?
  • Pas le nom, je ne le connais pas, donc je vous ai répondu “non”.
  • Votre prénom.
  • Tom.
  • Tom, d’où venez-vous ?
  • De Babylone.
  • Et avant cela ? De quel quartier venez-vous ? Vos parents ? Votre famille, vos ancêtres ?
  • Je ne sais pas, je vis seul. Mais la plupart des photographies papiers à la maison ont été prises à Moscou.
  • Très bien, je note “quartier des pays de l’Est”. Garçon ou fille ?
  • Sérieusement ?
  • Garçon, je note. Quel âge ?
  • Dix ans je crois.
  • Aveugle ou seulement malvoyant ?
  • Ni l’un ni l’autre.
  • Et les bandages autour des yeux ? Et les lunettes de soleil par-dessus ?
  • Alors je vais réellement en prison ?
  • Je pensais que vous connaissiez le futur ?”

Bingo.

“Je ne le connais pas madame. Je le vois dans mes rêves.”

Raive ? Rève ? Reive ? Rêve ? Ca y est, j’ai commis ma première erreur. Il vient de comprendre en une fraction de seconde que nous ne connaissons pas ce mot. Enchaîne !

“Vous ne savez pas ce que c’est n’est-ce pas ?”

Trop tard…

“C’est pas grave, je le savais déjà de toute façon.

  • Vous l’avez aussi vu dans vos…
  • Rêves, oui. Vu le monde dans lequel on vit je suis même surpris que ça ne soit pas interdit de prononcer ce mot.
  • Et qu’est-ce que vous savez de notre monde hein ?
  • Eh bien…”

Il se rapproche de la table mais en laissant ses mains en dessous. Sa simplicité de gamin, son innocence, son ignorance - plus vraiment en fait - suinte de sa présence. Il se rapproche du bord, tel un enfant à qui on apprend sa première leçon. Sauf qu’ici, c’est lui qui semble vouloir nous en apprendre...

“Vous avez raison, ce monde je le connais pas vraiment. Je reste enfermé dans le container généralement. Je ne sors pas beaucoup. Je n’ai jamais voyagé au-delà de la décharge. Comme la plupart des salopards qui habitent dans mon coin. Des déchets de la société, comme moi n’est-ce pas ? Mais vous savez ce que je sais du monde ? Je vais vous le dire. Je sais que nous sommes devenus grands. Tous autant qu’on est, ici présents. Je ne suis encore qu’un gosse évidemment, mais je sais qu’on a réussi à réunir un peu de tout ce qui constituait un jour, un monde désuni, disloqué, en nous rassemblant en un seul et même point. Je lis beaucoup, et de ce que je lis dans mes livres d’Histoire, et même dans les vieux journaux que mes parents recevaient de leur époque, je sais que nous avons changé la face de l’ancien monde. Nous n’avons jamais été aussi immenses, aussi puissants. Je sais que vivre ensemble n’a jamais été faisable et pourtant aujourd’hui nous le faisons très bien. Je sais que le monde c’est Babylone. Et je sais que Babylone c’est l’union. La grandeur de l’humanité dans toute sa splendeur. Mais il y a aussi ce poison...le Nectar. Comment je sais que c’est un poison ?”

Il se redresse pour s’appuyer sur son dossier, comme s’il en savait trop et que nous n’étions pas prêt pour la suite.

“Parce que je sais ce que c’est qu’un rêve et pas vous.”

Le silence. Puis je me reprends :

“Nous savons ce que c’est. Des hallucinations. De la folie. Vous savez peut-être effectivement que notre monde est Babylone, mais vous semblez ignorer que vous êtes victime d’une maladie. Voir ce que vous voyez, peu importe que cela soit ce que vous prétendez être, ça n’a rien de logique.

  • Pourquoi nous enfermer ?
  • Car nous n’avons pas de remède face à ce mal.
  • En quoi est-ce un mal ?
  • Le Code pénal stipule que les visions dont vous êtes victimes représentent une forme d’hérésie.
  • Envers qui ?
  • Envers la Tour, envers le reste d’entre nous. L’humanité comme vous l’appelez.
  • Rêver serait une hérésie ? La seule raison pour laquelle vous souhaitez m’enfermer c’est parce que je rêve ? Et vous savez quand tout ça à commencé ? Quand j’ai arrêté de m’injecter ce poison de Nectar. Et après vous dites que Babylone est grande ? Les rues ne sont qu’un rayon de supermarché, un rayon jeu vidéo. Moi, depuis que j’ai arrêter d’entrer dans votre supermarché, je me suis mis à rêver.”

Soudain, comme s’il avait prévu de finir son discours à cet instant, toutes les lumières s’éteignent. Le calme et la sérénité dont il avait fait preuve jusqu'ici accentue la tension à cet instant.

Je ne me suis pas rendu compte immédiatement de ce qu’il se passe. Pourtant, c’est arrivé. Les hurlements de quelques stagiaire et l’excitation des détenus, des “boîtes”, quelques mètres de là, depuis leur cellule me font réaliser que ça y est, c’est arrivé.

Une coupure de courant, un blackout.

“Je vous avais dit que Babylone allait tomber. Ca commence.”

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