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Le véhicule bipa deux fois en réponse à l’activation de l’ouverture centralisée, puis le plafonnier s’alluma. Une portière claqua dans le silence de la nuit. Célestin ferma les yeux. Évidemment. Il s’assit sur le siège conducteur et regarda le visage pâle de la passagère.

– Tu ne peux pas t’en empêcher ?

– Bonsoir, Célestin, moi aussi, je suis ravie de te revoir.

– Sors de ma voiture.

– Pas avant que tu m’aies écoutée.

– Océane, sors de ma voiture avant que j’appelle la police.

– Oh, j’ai peur ! Et que vas-tu leur dire ? Je ne suis pas entrée par effraction, que je sache.

– Tu n’y étais pas invitée. Je ne veux plus te voir, je ne veux pas t’entendre. Tu prends tes affaires, tu sors, et tu ne reviens pas.

La jeune femme éclata de rire, ses dents brillèrent à la lumière des réverbères. Elle tourna ses yeux pâles vers lui sans cesser de sourire.

– Je suis venue m’excuser.

– Comme si je pouvais te croire !

– J’ai changé, d’accord ?

– Et tu comptes me le prouver en rentrant de force dans ma voiture ?

Océane soupira. Elle secoua la tête, faisant tinter ses boucles d’oreilles, puis reporta son attention sur Célestin, se mordant les lèvres.

– Appelle-moi le jour où tu seras prêt à m’écouter.

Elle posa une carte sur le tableau de bord et quitta le véhicule. Il l’observa s’éloigner entre les piliers de lumière des réverbères jusqu’à ce que sa silhouette disparaisse à l’angle d’un mur. Il jeta le papier par la fenêtre sans le regarder, puis démarra. Il conduisit un peu trop vite sur la nationale, les tympans déchirés par Highway to Hell d’AC/DC, le cœur en rythme avec la guitare électrique qui faisait frémir sa peau, ses paupières tressautaient à chaque nouvelle strophe. Après toutes ces années, pourquoi revenait-elle ? Pourquoi maintenant ?

***

Neuf heures pépièrent au vieux coucou du salon, saluées par les battements d’ailes factices d’un faux pinson. La sonnette cassée ne retentit pas, mais Kajsa avait entendu le portail cliqueter. Elle ouvrit donc la porte pour accueillir la ponctualité de son voisin. Il avait des cernes violacés, n’ayant de toute évidence pas fermé l’œil de la nuit.

- Comment vas-tu ? s’inquiéta-t-elle sincèrement.

– Bien, mentit-il. Es-tu prête ?

Elle hocha la tête, donnant le signe du départ. Il l’invita à prendre place dans son véhicule et démarra aussitôt.

– Tu ne préfères pas que je conduise ? Tu as l’air épuisé.

– Non, c’est bon. Nous n’allons pas loin.

Elle garda le silence pour respecter celui de Beethoven qui l’enveloppait tout entier. Les feuilles défilaient contre la vitre, simulant des caresses sur son visage. Elle sentait la chaleur du Soleil blondir ses joues. Le jour promettait d’être doux. Un sourire léger monta à ses lèvres ; des pointes de cristal bleuté se posaient sur sa peau entre le jeu des ombres. Une brise jetait un voile clair sur la route. Ils se dirigeaient vers les montagnes.

– Je ne suis pas équipée pour une randonnée, remarqua-t-elle.

– Nous n’allons pas marcher longtemps. Ce sera plus une promenade, ne t’inquiète pas.

Enfin, ils s’arrêtèrent sur un parking ; un départ de balade. Tous deux quittèrent le véhicule en s’étirant, humant l’herbe coupée encore fraîche de rosée.

– Serait-ce le chemin du Gué de la Lotte ? s’enquit-elle.

– Oui, mais nous allons emprunter l’autre sentier, celui qui mène au L’Orzon. L’as-tu déjà pris ?

– Rarement, mes parents l’ont toujours trouvé triste. Je crois que j’avais douze ans la dernière fois.

– Alors il a dû bien changer depuis. En cette saison, il est plutôt agréable. Le début n’est pas très joli, mais le col en vaut la peine.

Ils empruntèrent donc la route étroite qui montait doucement. Plus ils avançaient, plus la végétation se faisait dense, la forêt se transformait progressivement en champs de pierres blanches qui scintillaient au Soleil, muant la flore aride en plage de quartz. De discrètes corolles pourpres s’élevaient par endroits, délassant leurs pétales fragiles aux rayons de lumière. La chaleur augmentait au fur et à mesure de leur ascension, rafraîchie par un léger vent qui soulevait leurs mèches, caresse frissonnante. Ils atteignirent le col en une heure, essoufflés par la montée qui s’était drastiquement accentuée sur la fin.

Kajsa se laissa tomber sur un coin d’herbe sèche, à l’ombre d’un rocher. Elle ferma les yeux pour esquiver l’éclat du Soleil. Célestin s’installa à côté d’elle pour profiter également du calme. Il se sentait bien mieux après ce petit effort, l’esprit apaisé.

– J’ai toujours aimé cet endroit, expliqua-t-il entre deux halètements. D’ici, on peut voir les deux vallées. Souvent, celle des Ances est embrumée, donc seul le sommet des arbres dépasse au-dessus des nuages. Cela lui donne une aura un peu magique. La nôtre est toujours ensoleillée, je ne sais pas pourquoi.

Kajsa se redressa pour observer les deux paysages si semblables et pourtant, sensiblement différents. L’une des vallées, riante, joyeuse, inondée de clarté ; l’autre, plongée dans l’ombre des montagnes qui les dominaient.

– En effet, on dirait deux facettes d’une même vallée. Comme si elle se reflétait dans un miroir dont le col serait le verre.

– Tu as l’œil lyrique.

– Tu trouves ? Je décris juste ce que je vois. Si tu devais mettre des mots dessus — elle désignait d’un geste le panorama — quels seraient-ils ?

L’homme tourna la tête alternativement de droite et de gauche pour englober tous les détails. Il voulait soudain fixer cette toile familière dans son esprit : les cimes vertes qui se murmuraient les secrets de la terre de branche à branche, les fruits encore jeunes se gorgeant doucement de Soleil, les roches éclatées de lumière…

Un Bar aux Folies-Bergères, de Manet.

– Il va falloir que tu m’expliques, là.

Célestin sourit mystérieusement.

– Je ne dirais qu’une seule chose : la mise en abyme.

– Est-ce une invitation à me renseigner sur la peinture ?

– Tu m’as demandé de mettre des mots sur ce que je voyais, le reste te concerne.

– Bon, je me débrouillerais avec cet indice, mais ne viens pas te plaindre que ton œil est moins artistique que le mien !

Ils replongèrent dans un silence tranquille, réfléchissant chacun à la description que l’autre avait faite de la scène immobile sous eux. Finalement, Kajsa brisa leur mutisme :

– Veux-tu tenter le sommet ?

– Je croyais que tu n’étais pas équipée pour marcher ?

– Si le chemin est de la même difficulté que celui que nous avons déjà parcouru, cela ne posera pas de problème. Je ne suis jamais montée là-haut.

– La vue en vaut la peine. Mais il y a des parties qui demandent un peu d’escalade. Je ne pense pas que tes tennis soient adaptées.

– Dommage, j’aurais bien aimé contempler cette dissociation de haut.

– Il faut quand même que je te parle…

– Ah oui, c’est vrai que tu essaies de me dire quelque chose depuis plusieurs jours. Je t’écoute.

Célestin plongea son regard dans la vallée d’ombre, y cherchant ses mots.

– C’est un peu compliqué.

– Je ne suis pas pressée.

– Cela fait un moment… quelques années, en fait, que j’y pense. Je n’ai toujours pas trouvé par où commencer.

– Quelques années ?

Il acquiesça avec une contorsion des lèvres qui résultait d’un sourire raté.

– Je voulais te le dire le jour de la remise des diplômes, mais tu es partie sans prévenir personne.

– Tu parles du bac, là ?

Nouveau hochement de tête.

- Oh ! commenta-t-elle. Et moi qui pensais que tu me détestais.

Il avait en effet eu la ferme intention d’exprimer ses sentiments ce jour-là, mais la vie en avait décidé autrement. Ou plutôt, l’impatience proverbiale de Kajsa avait rendu l’entrevue impossible. Surprise ? Bien sûr ! Qui s’imaginerait un instant que l’on puisse garder sur le cœur un tel discours pendant douze ans ? Elle posa la tête sur ses genoux repliés en l’observant, attendant qu’il poursuive. Célestin respira profondément, laissant ses poumons se vider de tout leur air pour rester calme.

– C’est le cas.

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