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Kajsa ferma les yeux. Il enchaîna d’un trait, craignant de ne pas pouvoir poursuivre s’il s’arrêtait au milieu.

– Depuis le jour où tu es arrivée, tout est allé de travers. Tu n’avais aucune patience, exigeais toujours que l’on agisse à ta guise sans jamais écouter personne. Nos avis n’avaient jamais la moindre importance, nos ressentis non plus. Je crois que tu ne rendais même pas compte que nous pouvions nous sentir insultés par ton indifférence… souffrir de tes impertinences. Cela a continué jusqu’en terminale. En dehors de toi, j’avais le sentiment que tu ne t’intéressais à personne. Le jour où tu as appris que mon père était mort, tu as haussé les épaules et tu as dit qu’il y avait plein d’orphelins sans parents qui vivaient très bien, alors je devais m’estimer heureux d’avoir encore une maman. Deux jours plus tard, tu avais déjà oublié et tu m’as demandé quel métier il exerçait. Je crois que c’est ce jour-là que j’ai commencé à te détester. Avec le recul, j’ai compris que ce n’était pas intentionnel et que tu ne te rendais tout simplement pas compte du mal que tu faisais… Je ne vais pas revenir sur tous les détails, cela n’a plus d’importance aujourd’hui, mais je voulais que tu saches… à cause de toi… de ton comportement, en fait, j’ai… je n’ai jamais pu avoir confiance en moi. Je sais que ça ne changera rien de te le dire, mais j’en avais besoin. J’y ai repensé tous les jours depuis douze ans.

Il retint sa respiration en attendant sa réaction. Kajsa demeura parfaitement immobile, comme si son corps prenait le temps d’absorber ces paroles. Elle hocha lentement la tête, reportant son regard sur le col et le verre invisible qui scindait les deux vallées à jamais. Puis, après un temps infini, elle soupira, esquissa l’ombre d’un sourire triste.

– Je suis désolée. J’y ai beaucoup repensé aussi ces dernières années — enfin, pas à toi précisément ; à vous tous. C’est vrai que je ne me souciais pas de vous ; je ne me posais aucune question sur vos ressentis. Donc, c’est beaucoup trop tard, mais je suis vraiment, vraiment désolée. Si ça peut t’aider un peu, je t’ai toujours admiré. Tu étais le plus doué en tout… je voulais juste être à la hauteur.

Célestin écarquilla les yeux. Cela, il ne s’y était pas attendu. Il avait imaginé cette scène un nombre incalculable de fois, mais jamais, jamais il n’avait pensé qu’elle eut pu avoir la moindre considération pour lui.

– Enfin, comme tu dis, cela ne changera rien : le mal est fait, finit-elle la voix cassée.

Kajsa détourna le regard pour contempler fixement le sommet de L’Orzon, si loin au-dessus d’eux, qui semblait pourtant si proche. Une onde de tendresse se posa sur son visage.

– Pourquoi souris-tu ?

– J’avais oublié. Je ne pensais pas qu’elles reviendraient. Et certainement pas ainsi.

– Elles ?

– Tu ne peux pas comprendre.

– Essaie quand même. Je ne suis qu’humain, et je sais que je n’ai fait que m’abuser jusqu’ici.

– Une autre fois, peut-être. Ou jamais, plutôt. Jamais me semble plus probable. Je ne souhaite pas en parler. En fait, je crois que je vais rentrer.

– Attends, je n’ai pas fini.

– Ne le prends pas mal, Célestin, mais j’ai compris. Je ne pense pas que je veuille en entendre plus.

– Je dirais que si, c’est important.

– Alors demain, peut-être. Nous verrons. Là, je ne peux pas. Je ne peux pas, tu comprends ? J’ai besoin d’être un peu seule.

– Je te raccompagne.

– Non, je rentrerais à pied ; ce n’est pas bien loin. Laisse-moi, s’il te plaît. Vraiment, maintenant.

Célestin n’insista pas, la laissant prendre de la distance. À quelle réaction s’était-il attendu ? Des cris, des larmes. Un rire, même… l’indifférence. Mais certainement pas à ce calme lisse qui laissait deviner de terribles remous sous la surface de son visage pâle.

Il ne partit pas, ne la suivit pas, respectant sa demande. Il resta sur place en la regardant s’éloigner sur les galets scintillants. Son ombre disparut finalement parmi celles de la forêt. Elle savait où était la voiture, pourrait le retrouver au besoin. Il jeta le brin d’herbe qu’il avait méticuleusement déchiré en dizaines de fragments. Les lambeaux s’envolèrent dans le vent pour s’abîmer dans la vallée sombre. Deux chemins, deux destinations. Deux choix, un seul point de départ. Si tu devais mettre des mots sur ce panorama… L’image d’un cœur à l’encre de Chine, éclaté, se dessina dans sa tête. Une Ombre, d’Angel Haro. Voilà ce qu’il voyait.


L’homme soupira et rejoignit sa voiture. Il l’y attendit. Il attendit jusqu’à la tombée de la nuit, et plus encore, mais elle ne revint pas. Elle était donc sérieuse quand elle disait vouloir rentrer à pied ? Il contacta madame Larsen, qui l’informa que sa fille n’était pas chez elle. Pourtant, elle avait eu largement le temps de faire le trajet.

Elle ne connaissait pas bien le L’Orzon, mais il n’avait trouvé aucune trace de hors-piste en redescendant quelques heures plus tôt. Cependant, elle s’était souvent rendue au Gué de la Lotte ; elle savait certainement qu’il y avait un refuge. Il récupéra son sac de randonnée dans le coffre ainsi que sa lampe torche. Célestin partit alors au petit trot sur ce second sentier en balayant les bas-côtés de son faisceau lumineux. Impossible de dire si quelqu’un était passé par là récemment.


***


Il y a des larmes qui se disent avec le cœur, en diluviennes de pointes de douleurs. D’autres s’écoulent dans des rires fous que l’on voudrait n’arrêter jamais, s’y perdre, s’en noyer. Il est des peines que l’on ne mesure qu’à hauteur de notre indifférence, à l’attention que l’on y prête alors ; celles-ci révèlent parfois la portée d’émotions que l’on s’ignorait.

Les siennes se traduisaient en couleurs.

Non pas noirceur ou domino de tristesses ; ses larmes avaient des teintes arc-en-ciel. Elle posait soudain sur le monde une conscience en moirés tendres ; découvrait, comme l’enfant nouveau-né, la splendeur d’un nuage et les poésies de la lumière. Souffrir rompait le multi chrome monochrome qu’elle s’imposait : les couleurs étaient douleur.

À cet instant, elle les voyait - toutes, nettes, vivaces. Vivantes. Le monde se révélait sous ses nuances vraies — et pour cela, elle les haïssait.


***


Océane shoota dans une canette déjà à demi défigurée qui traînait sur le trottoir. Elle passa une main rageuse sur ses yeux bouffis de larmes, étalant encore une fois son mascara sur sa peau pâle. Elle attrapa ses cheveux blonds à deux mains en étouffant une nouvelle vague de sanglots. Cela ne la calma pas plus. Au contraire, la colère l’envahissait. Cela faisait longtemps. Huit années. Elle qui était pourtant si fière du travail qu’elle avait réussi à accomplir sur elle-même ! Rejetant furieusement la tête en arrière, elle se cogna contre le mur auquel elle s’était adossée. Cela la fit rire jaune. La blonde se redressa en se massant le crâne. Décidément, les mauvaises péripéties s’enchaînaient. Sa rage s’en prit une nouvelle fois à la canette qu’elle maltraitait depuis une bonne heure, sans résultats.

Océane se saisit alors de son sac qu’elle avait jeté au sol quelques minutes plus tôt et s’éloigna en direction du centre-ville. L’heure de la night life avait sonné. Elle s’arrêta devant la vitrine d’une boutique tous feux éteints, observant son reflet dans le verre. Ses smokey eyes s’étaient transformés en loup noir, et son carré ondulé était tout ébouriffé — allure très rock, avec sa veste en cuir moulante et son slim blanc déchiré. Elle se dédia un rictus provocateur qu’elle affectionnait, se trouva superbe. Après une légère retouche de rouge à lèvres, la blonde reprit sa route en chantonnant. Des Eli et des Célestins, il y en avait tant et plus. Elle n’allait pas laisser ces deux mal vieillis lui casser le moral. Ce soir, elle voulait s’amuser. Comme au bon vieux temps, faire des folies toute la nuit, et plus encore… Et personne ne l’en empêcherait !

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