IX - Chapitre 4

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Fiona était restée seule toute la matinée. Durant la semaine qui avait suivi sa seconde visite au Temple de l’Ordre Céleste, la jeune femme ressentait de plus en plus souvent le besoin de s’isoler, au moins pour quelques heures, avant de rejoindre son fiancé. Lorsqu’ils se retrouvaient tous les deux, elle avait pris l’habitude d’insister pour qu’ils puissent continuer à se voir, une fois leur journée d’étude achevée. Maintenant que la reine suivait régulièrement un traitement qui améliorait sa condition, Fiona pouvait se permettre davantage de sorties, et puis, elle ressentait le besoin de s’habituer à la présence quotidienne de Théandre, qui partagerait bientôt ses nuits.

Mais la jeune femme avait beau rester auprès de son futur époux, se reposer dans ses bras en se laissant bercer par sa douce voix et ses caresses, elle ne parvenait pas à se débarrasser d’une toute autre image . Ce grand homme d'âge mur au regard perçant, enveloppé d’une aura de mystère, vers lequel elle se sentait irrémédiablement attirée sans en comprendre la raison : Valrand.

Fiona avait cru pouvoir effacer cette image en se contentant de ne plus y penser. C’était loin d’être aussi simple. Elle s’accrochait comme une mauvaise grippe. Heureusement, les distractions étaient nombreuses dans ce palais : elle avait pu se plonger à corps perdu dans ses études et ses recherches, espérant ensevelir de savoir cette obsession qui s’imposait à son esprit et à son cœur. Il y avait également le prince… Qui mieux que lui pourrait l’éloigner de ses tourments en lui donnant à voir un tout autre visage : celui d’un doux jeune homme d’une indiscutable pureté pour lequel elle ressentait déjà une affection sincère ?

Mais hélas, l’affection n’avait qu’un faible pouvoir contre l’immensité de ses sentiments pour le Haut Prêtre. Fiona refusait obstinément de lui donner un nom, même si elle savait très bien, au fond, de ce qu’il s’agissait. « L’amour… C’est ridicule ! Nous nous sommes seulement vus deux fois. », raisonnait-elle, n’ayant eu, jusqu’à présent, qu’une vision théorique d’un sentiment auquel les règles échappaient. Tout ce qu’elle savait vraiment, c’est qu’elle devait s’interdire de le ressentir. Seul son fiancé devait recevoir son amour, telle était la promesse qu’elle lui ferait devant le Ciel.

Les jours passant, le souvenir de Valrand lui prenant la main dans ce confessionnal sombre et silencieux se faisait plus obsédant. Ces simples pensées s’étaient muées en une douleur profonde, allant jusqu’à entraîner des symptômes physiques : Fiona sentait son cœur battre violemment, son souffle se couper, le plus souvent au beau milieu de la nuit, lorsque le sommeil tardait à venir et que la présence lointaine de cet homme remontait des tréfonds de son esprit pour l’envahir toute entière. Dans ces moments, la jeune femme ne désirait qu’une chose : retrouver le Haut Prêtre et lui ouvrir son cœur, sans se soucier des conséquences, pourvu que cet aveu puisse la libérer de cette atroce maladie.

Le plus douloureux était de savoir qu’elle en avait, justement, la possibilité : Valrand l’avait encouragée à revenir au Temple si elle avait besoin de libérer son âme. Mais comment exprimer ses tourments lorsque son confesseur en faisait l’objet ? Fiona savait pertinemment que cet aveu serait traité par le plus grand sérieux par l’Ordre, qui verrait en elle une femme infidèle, dépravée au point de convoiter le représentant des forces Divines, qui devait pourtant maintenir un strict idéal de solitude et d’abstinence. Lui-même serait probablement outré par une telle folie.

Et si, loin de les repousser, le Haut Prêtre encourageait de tels sentiments ? S'ils se révélaient réciproques ? Cette perspective la terrifiait… Savoir qu’une telle relation était envisageable alors que toutes les réglés établies leur dictait le contraire était la pire torture de toutes. Même si Valrand voulait d’elle, même si son père approuvait leur relation, Théandre se sentirait trahi, sans parler de la reine Mathilde, dont la fureur ne connaîtrait aucune limite si elle apprenait que le cœur de la jeune duchesse appartenait à son pire ennemi.

Non… mieux valait tenter d’étouffer ce désir impossible à assouvir. En parler n’entrainerait que des problèmes. Fiona épouserait Théandre et conserverait son lien de confiance avec la famille royale, comme prévu. A quoi bon souhaiter autre chose ? La jeune duchesse savait que de nombreuses jeunes femmes seraient capable du pire pour être à sa place. On allait faire d’elle une reine. Cela ne se refusait pas.

En voyant que sa situation actuelle lui apportait de nombreux avantages, la jeune femme se détendit. Sa vie au palais lui offrait un bonheur qu’elle n’aurait jamais cru possible. Sa chambre était toujours chaude, ses repas étaient aussi copieux que savoureux, mieux encore, on la laissait pratiquer et étudier la médecine en paix, sans lui imposer des préceptes qui freinaient sa liberté. A défaut d’aimer réellement le prince, elle avait trouvé en lui un ami, qui la traitait avec la bienveillance qu’elle avait longtemps désirée. Quant à la reine, son caractère sévère et imprévisible s’était considérablement adouci, au point où Fiona commençait à la considérer comme une figure maternelle, capable de la reconnaître comme une jeune adulte talentueuse, et non pas comme une enfant prisonnière d’un temps à jamais révolu…

« Ma place est ici », songea la jeune femme en souriant, résolue à informer le Seigneur Isilbert qu’elle ne souhaitait plus communiquer avec l’Ordre Céleste. Il était grand temps pour elle de prouver sa loyauté. Ses sentiments envers le Haut Prêtre n’étaient qu’une fantaisie qui finirait par s’étioler. L’esprit allégé par ses propres convictions, Fiona quitta sa chambre pour rejoindre Théandre, à leur premier cours de la journée.

Sur le chemin, la jeune femme aperçut un visage familier : celui du valet du prince. Ce dernier était adossé nonchalemment contre un mur, un sourire satisfait aux lèvres. Il était malheureusement impossible de prendre un détour pour l’éviter. Ses appartements menaient à une impasse.

Bien à regret, Fiona s’avança, la tête haute, feignant de ne pas avoir vu Ludwill. Peine perdue : il se planta devant elle, sans même s’incliner.

- Pourrais-je vous dire un mot, Madame ?

L’air insolent du jeune homme irrita la fiancée du prince au plus haut point. Lors de leur dernière conversation, elle avait accepté de l’écouter, puisqu’il s’était adressé à elle en respectant l’étiquette. Maintenant qu’il se permettait de l’aborder en se prenant pour son égal, elle n’avait plus la moindre envie de lui accorder de son temps.

- Laissez-moi, grinça-t-elle en se décalant de coté.

- Je vous en prie… insista le valet en lui bloquant le passage. Je suis certain que cela vous intéressera.

- Je n’ai aucun intérêt à entendre ce qui sortira de votre bouche insolente. Je vous ordonne de me laisser passer !

La force étonnante de sa voix fit reculer le jeune homme, sans que cet insupportable sourire narquois ne quitte son visage. Il se contenta de croiser les bras en dévisageant la jeune duchesse d’un air amusé, comme un chat face à une souris piégée à l’angle d’un mur.

- Et si je vous dis que je suis au courant pour vos visites chez le Haut Prêtre, seriez-vous disposée à m’écouter ?

Fiona sentit son sang se glacer, sans parvenir à accepter que celui qu’elle méprisait tant avait réussi à prendre le dessus sur elle. La meilleure réaction aurait été de s’esclaffer devant les déclaration du valet afin de pouvoir les nier, mais il était trop tard pour cela : son visage avait déjà exprimé son désarroi.

- C’est donc vrai, alors, s’enthousiasma Ludwill. Je vois que je peux faire confiance à mes sources.

Fiona resta figée, serrant les poings pour mieux calmer ses tremblements. Une voix rageuse lui ordonnait de fuir, quitte à devoir frapper ce maudit serviteur. Mais cela était impossible : la jeune femme n’avait pas la moindre idée de ce qu’il savait exactement, ni comment il avait pu le savoir. Théandre ne lui aurait jamais parlé de leur secret, s’il aurait pu remonter aux oreilles de la reine. Son informateur inconnu avait donc l’intention de semer la discorde et d’entraîner sa chute… Ce n’était pas le moment de prendre des risques.

- Très bien… abdiqua Fiona, d’une voix à peine audible. Dites-moi ce que vous savez.

Le valet leva la main dans sa direction, un peu trop près de son visage. La jeune femme recula d’un pas, réprimant une nausée entraînée par un sursaut de colère impuissante.

- Madame, ce n’est pas si simple ! Je ne peux pas vous dévoiler mes précieuses informations sans garantie d’avoir quelque chose en retour. Sans compter que ce couloir manque cruellement de discrétion…

Fiona déglutit, tout en regardant par dessus l’épaule de Ludwill. Pour l’instant, il n’y avait personne, mais si cette conversation s’ébruitait, la jeune duchesse aurait encore moins d’espoir d’échapper à la colère de Mathilde. Cependant, l’idée d’être à la merci de ce serviteur machiavélique l'effrayait tout autant. Qu’oserait-il exiger d’elle en échange de sa discrétion ?

- Dites moi ce que vous voulez. Rapidement.

- Pour commencer, un peu de respect de votre part serait apprécié. Pour le reste, je vous donnerai une adresse où me retrouver le moment venu. Comme vous semblez être habituée aux sorties discrètes, je suppose que cela ne sera pas trop inconvenant. Adieu, Madame.

Ludwill quitta enfin les lieux, non sans s’être incliné exagérément bas. Fiona partit s’enfermer précipitamment dans sa chambre pour prendre de larges goulées d’air, espérant ainsi calmer l’angoisse qui la dévorait. Elle en savait suffisamment sur le valet pour avoir une idée de ce qu’il voulait d’elle : c’était un séducteur sans scrupules et sans morale, capable des pires bassesses pour obtenir ce qu’il désirait des femmes. Fiona craignait qu’il puisse s’en prendre à elle, cette fois non pas par duperie, comme pour la princesse Amélis, mais par chantage.

La jeune duchesse avait la sensation d’être prise dans une tempête de neige, violemment poussée ici et là par des forces inévitables qui ne lui laissaient aucune liberté et finiraient par causer sa perte : son père l’avait contrainte à devenir une des prétendantes du prince pour laver la réputation de leur famille. La reine l’avait forcée à lui servir de doctoresse. Valrand, tout comme Théandre la prenaient pour leur messagère et maintenant, ce minable serviteur de rien du tout avait assez d’audace pour la mener à son tour par le bout du nez. A ce rythme là, même les rats finiraient par lui imposer leur loi.

Fiona jugea qu’elle en avait assez. Trop ignorante des coutumes et des intrigues de la cour de Sénonges, elle n’avait osé exprimer de refus à quiconque. Cette prudence avait été sa plus grande faiblesse. Elle décida qu'il était grand temps de se montrer forte, quitte à devoir faire des sacrifices.

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