IX - Chapitre 5

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En cette soirée de printemps, la taverne du Houblon Doré était bondée. Les dernières lueurs du soleil éclairaient de toutes leur puissance l’intérieur boisé de l’établissement, le faisant paraître rouge. Les musiciens jouaient avec entrain des mélodies dansantes, dont les clients profitaient abondamment, leur allégresse manifestée par de grands rires amplifiés par l’alcool. Fort heureusement, les propriétaires louaient des salles à l’étage, éloignées du bruit, pour qui avait les moyens de les réserver. Théandre n’hésita pas un instant. Ce soir là, il ne pouvait pas prétendre d’être un garçon du peuple, simplement venu se détendre après une éreintante journée de travail. Ses paroles devraient rester privées.

Une fois installé dans la salle, Théandre s’y assit en compagnie de Ludwill, sans pour autant se sentir plus soulagés. Loin de se sentir plus libre de délier leurs langues, les deux jeunes hommes restaient muets, incapables de démarrer une conversation qui s’annoncerait houleuse.

Le prince regretta de ne pas avoir attendu quelques jours de plus, afin que l’amerturme de Ludwill se soit dissipée, mais l’occasion se serait peut être présentée trop tard. Ce soir là, Fiona ne lui avait pas proposé de passer du temps avec elle dans les jardins. Théandre ne s’était pas inquiété du choix de sa fiancée et profita de son absence pour proposer à Ludwill de prendre un verre au Houblon Doré, ce qu’ils n’avaient pas fait depuis un long moment.

Le jeune homme dut s’avouer qu’il avait profité de ses promenades avec Fiona pour ne pas avoir à affronter son ami, qui essayerait très certainement de le convaincre que son entreprise insensée en valait la peine. Leur dernière dispute avait manqué de lui briser le cœur et il ne souhaitait pas risquer de perdre à nouveau une amitié aussi ancienne que précieuse. Malheureusement, Théandre savait très bien que la parure d’Amélis Di Lombardi finirait par être évoquée à un moment ou un autre.

Lorsqu’une des serveuses monta leur déposer leurs chopes de bière que la parole se libéra, par talonnements incertains.

- Ils nous ont servis vite, malgré le monde en bas… commenta Théandre.

- Ouais… répliqua Ludwill avec un manque d’enthousiasme flagrant. En même temps, vu ce que tu as lâché pour la salle privée, ils ont du se dire qu’on était des gens importants. C’est flatteur.

La remarque se voulait humouristique, mais Théandre ne put s’empêcher d’y percevoir un certain sarcasme. C’était prévisible : une semaine auparavant, il l’avait remis brutalement à sa condition de serviteur alors qu’il s’imaginait déjà prince consort, marié à la cadette de la plus riche famille du Monde Eclairé. La chute avait du être dure pour un être aussi fier que l’était Ludwill. Le prince pinça les lèvres, songeant qu’il valait mieux crever l’abcès le plus tôt possible avant de subir un assaut de remarques acerbes.

- Juste pour te prévenir : je n’ai pas encore rendu sa parure à Amélis.

- Je sais, répondit vaguement Ludwill avant de prendre une lampée de bière.

Piqué de surprise, Théandre craignit que le valet ne lui ait rendu la pareille en fouillant dans ses affaires : « Comment le sais-tu ? », lui demanda t-il.

Visiblement offensé par ce que sous entendait la question du prince, Ludwill souffla par le nez avant de répondre sèchement : « J’ai vu que le coffret était encore là. Ça m’aurait paru bizarre que tu renvoies le collier mais que tu gardes son contenant. C’est tout. Je suis peut être un pouilleux, mais je ne suis pas un voleur. »

- Je n’ai jamais dit que tu étais un pouilleux. Je ne l’ai jamais pensé et tu le sais très bien.

Théandre commençait à trouver l’amertume de son ami injuste, en plus d’être agaçante. Il se retint de lui préciser qu’il ne lui avait pas confisqué le cadeau d’Amélis parce qu’il pensait qu’il n’en était pas digne, mais parce que son plan pour devenir noble était parfaitement stupide. Le prince se désolait que son ami ait pu lui prêter des intentions aussi méprisables. Etait-il réellement convaincu que le garçon qui l’avait prit à son service dans le seul but de préserver leur amitié était incapable de le voir comme son égal ?

- Ça, tu vois, je n’en suis plus si sûr… confessa le valet. C’était peut être vrai au début, mais je me dis que tes nouvelles fréquentations t’ont convaincu qu’être ami avec un gars du peuple était mauvais pour ta réputation.

Confus, Théandre fronça les sourcils. Il ne parvenait pas à comprendre les sous entendus de son ami qui, au lieu de l’aiguiller avec un regard insistant comme à son habitude, avait les yeux rivés sur le contenu de sa choppe, qu’il faisait lentement tournoyer, oublieux du raclement agaçant du verre contre le bois de la table. Ce n’était pas comme s’il avait fréquenté beaucoup de personnes de son rang dernièrement, à part ses professeurs et… sa fiancée.

- Est ce que tu parles de Fiona ? Demanda t’il, la voix vibrante d’une colère qui commençait à s’éveiller.

- Bien deviné… Si elle m’a reconnu, elle a déjà du se faire une belle opinion de moi. Ça ne m’étonnerait pas qu’elle essaye de te prouver que je ne suis pas digne de ton temps, ou de ta confiance.

- On ne parle pas de toi, si tu veux tout savoir. Et quand bien même : tu dois bien reconnaître que tu ne t’es pas montré sous ton meilleur jour. Je ne pourrai pas lui donner tort si elle me disait que tu étais une mauvaise fréquentation.

En voyant Ludwill se redresser, les yeux brillants de fureur, Théandre regretta d’avoir touché une corde sensible. Que son ami se permette de rabaisser sa future épouse, à laquelle il jurerait bientôt amour et protection lui avait semblé si lâche et puéril qu’il s’était senti obligé de lui jeter une vérité blessante en pleine figure. Avant qu’il n’ait pu ouvrir la bouche pour s’excuser, Ludwill s’était déjà lancé dans une contre attaque :

- Ça, ça serait vraiment culotté de sa part ! Je la connais, figure toi. Je sais très bien ce qu’elle pense de moi. Mais contrairement à elle, je passe pas mon temps à m’acoquiner avec l’Ordre Céleste. Je sais à qui je suis fidèle.

Un silence pesant s’installa brutalement. Les poings sérrés sur la table, Ludwill fulminait, attendant une réaction de la part de Théandre. Ce dernier se retenait d’éclater d’un rire nerveux devant l’énormité de ce quiproquo. Si le valet s’attendait à le blesser avec cette révélation, il allait être déçu… Cependant, il n’était pas sensé être au courant de cette affaire.

- Est ce que tu en as parlé à quelqu’un d’autre ? Demanda Théandre d’une voix ferme, mais apaisée.

L’assurance exacerbée de Ludwill dégringola d’un seul coup. Il s’affaissa contre le dossier de sa chaise, désarmé.

- Tu sais ce qu’elle a fait ?

- C’est moi qui lui ai demandé d’aller parler au Haut Prêtre, expliqua brièvement le prince. Réponds-moi, maintenant : Est ce que tu en as parlé à quelqu’un d’autre ?

Ludwill mit beaucoup de temps à répondre. Théandre ne l’avait jamais vu aussi désarmé.

- C’est quelqu’un du théâtre qui me l’a raconté. Je pense que je suis le seul au courant, à part elle.

Le prince soupira, sans être tout à fait rassuré : « Je l’espère pour toi. Je n’ai pas besoin de te dire ce qui risque d’arriver si ma mère l’apprends... »

Un nouveau silence s’installa, comblé par le bruit de fond dissonant des flûtes et des tambourins des musiciens. Malgré l’aspect joyeux de cette mélodie, l’atmosphère entre les deux jeunes hommes était morose au possible. Ludwill s’était ratatiné sur son siège, noyant son embarras dans des gorgées de bière un peu trop régulières. Théandre décida de mettre les choses au clair avec lui, ce qu’il pensait avoir repoussé depuis trop longtemps.

- Écoute… j’ai bien compris ce que tu voulais. Ça me paraît naturel et je ne t’en veux pas pour ça. Par contre, je t’en veux de ne jamais penser un seul instant aux dégâts que tu causes avec tes plans mal ficelés. Tu pensais sûrement que ça t’apporterait quelque chose d’essayer de me monter contre ma fiancée, mais tu ne la connais pas aussi bien que moi. Tu vantais ta fidélité ? Pourtant, tu es déjà prêt à quitter le royaume pour des rêves égoïstes, sans penser un seul instant au vide que tu laisserais derrière toi. En attendant, Fiona risque de perdre sa réputation en me venant en aide…

Théandre s’interrompit brutalement, craignant de trop en dire. Il ne tenait pas à informer Ludwill qu’il faisait partie des Appelés, pas parce qu’il ne lui faisait plus confiance, mais parce qu’il craignait de l’effrayer une nouvelle fois en mentionnant ses visions. Les sourcils froncés et les yeux rivés sur sa choppe, le valet semblait profondément bléssé par les paroles du prince. Un seul mot de plus serait capable de déclencher sa colère. Théandre choisit de rester silencieux, attendant que son ami réagisse à ses propos.

- Ça y est, alors ? Demanda ce dernier d’une voix faible. Tu es tombé amoureux ?

Le prince fut étonné par cette question. Le valet avait un sourire en coin, même si, malgré son amertume, il restait heureux pour son ami. Il l’avait toujours poussé dans les bras de jeunes femmes, toutes aussi charmantes les unes que les autres, dans l’espoir qu’il puisse goûter aux plaisirs de la chair, mais Théandre n’avait pas su en profiter. Maintenant qu’il était fiancé avec la duchesse Fiona, le jeune homme avait cru que l’amour et le désir viendrait avec autant de spontanéité et d’évidence que ses visions, mais plus il passait de temps en sa compagnie, plus il avait l’impression de se forcer à adopter des sentiments qui tardaient à venir. Il n’y avait qu’une seule réponse honnête à apporter au valet :

- Je ne sais pas… Ce que je sais, par contre, c’est que je dois protéger ma fiancée, et c’est ce que je ferai, même si je dois t’écarter de ma vie pour ça. Je veux juste que ce soit clair.

Ludwill hocha la tète, engloutit le reste de sa bière, puis déclara, le regard fuyant : « Je n’aurai jamais du accepter de travailler pour toi. »

Théandre sentit son cœur se serrer. Il redoutait les conséquences que pourraient avoir les paroles de Ludwill sur leur amitié. Malgré l’affront qu’il lui avait fait en s’attaquant à Fiona, la perdre définitivement lui était insupportable, autant que si on lui arrachait une partie de lui même. Celle dont il était le plus fier.

- Que veux tu dire ? Demanda Théandre, le corps raidi et douloureux d’angoisse.

- Tu sais pourquoi c’était aussi facile de jouer ton rôle quand tu étais petit ? C’est parce que je ne te voyais pas comme une vraie personne. Les gens comme toi, les nobles… c’était plus une vague idée qu’autre chose. On me disait juste que c’était des gens qui vivaient dans de belles maisons, avec beaucoup d’argent et qu’ils pouvaient prendre des décisions pour tout le monde. Tout ça, c’était si éloigné de ce que je vivais que je vous voyais comme des personnages de conte, et ils sont tellement plus simples à jouer que des vraies personnes. Mais quand tu est venu me parler, j’ai compris que tu étais quelqu’un qui existait vraiment, et même plus que ça : sans tes beaux habits et sans ton langage bien construit tu étais exactement comme moi.
Du coup, quand tu m’as proposé d’être ton valet, j’ai pu voir ce que ça donnait de vivre au quotidien dans un beau palais, complètement à l’écart du peuple. Tout ce temps que tu m’as laissé passer dans ta chambre, à m’amuser et à te parler comme si je faisais partie de ta famille… Ça m’a donné envie de le connaître pour de vrai, pas juste pour quelques heures avec toi ou dans un décor de théâtre. Mais pour moi seul. On est tous les deux humains pourtant. Pourquoi tu y aurais droit et pas moi ?

Théandre fut incapable de répondre à la question de son ami. Il aurait pu rétorquer qu’il avait le droit de vivre dans le luxe parce que sa famille avait été choisi par les forces divines pour régner sur le monde. C’était, en tout cas, ce que lui avaient expliqué ses conseillers, soucieux de rassurer un petit prince qui doutait déjà de la légitimité de sa position et de son confort de vie. Mais Théandre n’y croyait plus, bien moins depuis qu’il savait que le Ciel attendait autre chose de lui. Il avait simplement eu de la chance là où Ludwill n’en avait pas eu. Devant la visible détresse du valet, Théandre souhaitait ardemment pouvoir échanger leurs places. Quel bonheur cela aurait pu être de quitter un rôle qui lui faisait horreur pour offrir à son ami de toujours le prestige et le confort qu’il lui enviait. Mais c’était impensable. Personne n’accepterait un tel échange.

A défaut de pouvoir aider Ludwill dans l’immédiat, Théandre songea qu’il aurait les moyens, un jour, d’améliorer considérablement sa vie, mais pour cela, il devait attendre d’avoir les pleins pouvoirs, ce qui pourrait prendre des dizaines d’années… Le prince se sentait parfaitement angoissé à l’idée de devoir garder pour lui sa véritable nature pendant si longtemps. Au fond, il savait très bien qu’il ne pourrait rien promettre à son ami, mais à le voir exprimer ainsi tous les sentiments d’injustice qu’il avait passé sous silence de nombreuses années durant, Théandre ressentit viscéralement le besoin de le réconforter.

- Ludwill… je regrette que les choses soient ce qu’elles sont, mais j’aurai les moyens d’y remédier, un jour. Si tu acceptes d’être patient, je pourrai t’anoblir.

Le valet leva des yeux humides vers le prince. Lorsqu’ils étaient enfants, ils s’étaient souvent imaginés ce que qui adviendrait d’eux, lorsque Théandre serait roi. Dans cet avenir si lointain qu’il ne pouvait qu’appartenir au monde des rêves, Ludwill était un personnage haut en couleurs, un puissant conseiller de la famille royale, capable de faire de Sénonges un endroit parfait, où la fête serait permanente.
Depuis, les deux jeunes hommes avaient atteint un âge où les rêves ne suffisaient plus, et où la succession du pouvoir se rapprochait lentement, mais sûrement. Comprenant que la proposition de Théandre était sérieuse, Ludwill sourit faiblement.

- C’est gentil de ta part, mais on n’est pas sensés réaliser un exploit guerrier ou quelque chose dans le genre ?

- Pas forcément, répondit Théandre en haussant les épaules. Un souverain peut décider d’anoblir qui il souhaite, s’il trouve que c’est mérité.

Le sourire du valet s’élargit, mais le prince put y déceler une certaine incrédulité, comme s’il doutait qu’il puisse mériter un tel honneur. C’était bien la première fois qu’il le voyait faire preuve d’humilité.

- Tu penses qu’être un infatigable coureur de jupons est un exploit digne d’être récompensé ? Tes conseillers risquent de ne pas être d’accord avec toi !

Théandre se mit à rire, puis répondit, plus sérieusement : « Peut être pas, mais je n’ai pas besoin d’explications pour exprimer ma gratitude à un ami. »

Le silence revint, mais cette fois ci, il était le bienvenu. L’ambiance était redevenue plus douce. Le lien de confiance et d’affection qui avait failli céder s’était à présent renforcé. Les deux jeunes hommes se regardaient d’un air complice, convaincus de pouvoir compter l’un sur l’autre, même si leurs différences étaient parfois difficiles à surmonter. Seul Théandre demeurait soucieux, incertain de pouvoir passer de ses paroles à des actes concrets.

- J’aimerais juste que tu me promettes quelque chose : n’essaye plus de monter des plans qui n’ont aucune chance d’aboutir. Ne cherche plus non plus à rabaisser ma fiancée. Elle ne le mérite pas.

Ludwill pinça les lèves, peu convaincu par cette affirmation. Cependant, il accepta de mettre sa fierté de coté : « C’est promis. Je ferai attention. »

Le prince sourit à son tour et s’autorisa à prendre une gorgée de bière pour sceller dignement cette promesse. « Peut être que je pourrai tenir, finalement. », se dit-il. Juste le temps de veiller à ce que ceux qui lui étaient chers puissent rester en sécurité et jouir de leur prestige sans que son absence y fasse obstacle. « Après, je pourrai partir. »

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