IX - Chapitre 1

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Le sommeil l’ayant abandonné une fois encore, Théandre s’était habillé pour pouvoir flâner dans les couloirs du palais, alors que l’aube se levait à peine. Son insomnie de le dispensait pas de ressentir une profonde fatigue, comparable à un état d’ébriété . Son corps semblait flotter au dessus des précieuses dalles tandis que son crane avait la lourdeur d’une enclume, surchargé de pensées qu’il n’avait cessé de ruminer depuis qu’il avait achevé la lecture du livre de Valrand.

Le prince aurait effectivement préféré une interprétation précise de la part du Haut Prêtre, mais il n’y avait rien d’étonnant à ce que cela soit impossible. Cet ouvrage avait au moins eu le mérite de l’aider à avancer dans ses recherches. Théandre avait été loin de se douter à quel point les informations qu’il contenait allaient le bouleverser.

Le codex que Fiona lui avait transmis rassemblait tout ce que l’Ordre Céleste savait de ses Appelés, les personnes désignées par le Divin pour parler et agir en son nom. Il contenait de nombreux temoignages provenant de ces personnages qui sortaient de la description caricaturale qu’avait pu en faire la reine. Théandre comprit que leurs chemins et leurs rôles étaient aussi divers que complexes, bien loin des illuminés littéralement aveuglés par leur foi auxquels il ne voulait pas ressembler.

Le jeune homme prit alors conscience qu’il existait des gens comme lui, éloignés du monde matériel par une capacité hors du commun, à la fois source de crainte et de honte, qu’ils avaient fini par considérer comme des dons du Ciel. Certains pouvaient guérir des malades et des blessés en les exposant à la lumière du soleil, d’autres avaient une force surhumaine, d’autres encore bénéficiaient de clairvoyance, ce qui les rendait capable de connaître aussi bien le passé que l’avenir… En lisant les témoignages de ces derniers, Théandre s’était senti si ému qu’il en avait versé quelques larmes. Les visions qui s’imposaient à lui devaient être l’un de ces dons ! Le doute s’était bien vite transformé en certitude : il faisait partie des Appelés.
Mais son soulagement d’avoir enfin trouvé sa véritable place dans ce monde fut brutalement interrompu par des préoccupations concrètes. S’il était bel et bien un élu divin, comment pourrait-il l’annoncer ? Lui demanderait-on des preuves ? Que pourrait-il montrer ? Théandre ne s’imaginait pas pouvoir aller plus loin qu’une simple conversation avec sa mère, dont il doutait fortement de ressortir gagnant. La reine avait déjà réussi à étouffer ses prétentions, tout laissait à penser qu’elle recommencerait, si cela pouvait garantir de tenir à distance l’Ordre Céleste.

Le prince savait qu’il ne pourrait pas remplir le rôle auquel il était réellement destiné tant que sa mère régnerait, et le jour où il prendrait sa succession, ce serait sans doute trop tard. Les visions l’avaient déjà abandonné durant de nombreuses années parce qu’on l’avait convaincu qu’elles n’avaient rien de spécial. Il craignait qu’un plus grand laps de temps passé dans l’ombre et le secret finisse pas les faire disparaître totalement, le rendant inutile.

De telles pensées étaient décourageantes, mais Théandre avait poursuivi sa lecture, finissant par atteindre un passage qui raviva son espoir : il y était question d’un monastère, appartenant à une branche de l’Ordre dont les fidèles s’étaient donnés pour mission d’accueillir et de protéger les Appelés qui frapperaient à leur porte du monde exterieur. Cet endroit semblait plus légendaire que réel, puisque les témoignages le concernant provenait de personnes dont les proches avaient disparu pour y trouver refuge. Tout ce que ces gens savaient, c’est qu’il se trouvait en haut d’un mont surplombant une immense forêt, qui avait la réputation d’être maudite, et qu’il était impossible de s’y rendre ou de communiquer avec ses occupants.

Ainsi, il existait une autre possibilité… Pour la première fois, Théandre envisagea sérieusement l’impensable, ce qu’il avait désiré profondément sans jamais parvenir à se lancer : s’enfuir. Tout simplement. Il l’avait déjà fait à de nombreuses reprises, suivant Ludwill le long de passages secrets menant à l’extérieur du palais pour passer des soirées clandestines à la taverne. Cela serait tellement simple de partir, cette fois ci pour ne jamais revenir, mais il n’était pas certain de pouvoir en assumer les conséquences.

Dès qu’elle apprendrait la nouvelle de sa fuite, la reine passerait le royaume au peigne fin jusqu’à ce qu’il soit retrouvé, et si on se saisissait de lui avant qu’il n’atteigne le monastère, sa liberté se verrait considérablement réduite. Qui plus est, ce refus d’assumer ses fonctions d’héritier de la couronne le rendrait faible et lâche au yeux de tous.

Si l’avis du peuple, des conseillers ou même de la reine n’avait que peu d’importance à ses yeux, Théandre craignait de décevoir Ludwill et Fiona. Si sa fiancée pourrait comprendre les raisons de son départ, son ami n’y parviendrait pas. S’il renonçait à sa succession, Ludwill se retrouverait brutalement sans emploi tandis que Fiona serait abandonnée. Ces perspectives n’étaient pas réjouissantes. Le jeune homme n’avait aucune envie de gâcher la vie des deux personnes dont il se sentait le plus proche.

Les moments qu’il passait seul avec la jeune duchesse lui étaient devenus aussi précieux que ceux qu’il passait avec Ludwill. Les moments de tendresse qu’ils échangeaient lui procurait un sentiment de liberté et d’insouciance aussi grand que ses descentes à la taverne, où Ludwill et lui riaient et oubliaient leurs rôles respectifs le temps d’une soirée. Dans ces moments, il n’était plus ce prince qu’il n’avait jamais voulu être, seulement un ami ou un amant. Sans eux, il ne serait qu’un prisonnier . Sans lui, ils perdraient leur prestige.

Théandre songea qu’il serait inutile de chercher à les prévenir. Ils n’auraient aucun interet à le voir partir et chercheraient à l’en dissuader. Peut-être iraient-ils jusqu’à avertir sa mère ? Le jeune homme en doutait, mais il ne souhaitait pas prendre ce risque . Comme aucune solution ne lui semblait envisageable, il dut se résoudre à attendre, où du moins, veiller à ce que Ludwill et Fiona soient en sécurité avant qu’il ne décide de disparaître.

Quant à la reine ? Il était déjà sa plus grande source de déception. Une fugue ne l’étonnerait guère… Elle aurait même le mérite d’être vue comme une preuve de courage, lui annonçant clairement un refus qu’il n’avait osé prononcer.

Alors qu’il se rapprochait des quartiers des serviteurs, Théandre entendit des voix et des bruits provenant du dépôt des courriers, dont la porte avait été laissée grande ouverte. Le prince savait qu’il devait attendre encore quelques temps avant de recevoir d’éventuels messages, mais les discussions animées des deux valets qui s’y trouvaient éveillèrent sa curiosité. Il s’approcha discrètement pour mieux les entendre.

- Tu te rends compte ? Ce coffret, rien que le coffret, hein ! Plaqué or comme ça, imagine ce que ça peut coûter ! Ils sont fous de balader ça comme ça !

- Bah, c’est pas eux qui prennent les vrais risques. Ils s’en foutent. Et puis tout le monde sait que les Di Lombardi ont de l’oseille jusqu’au nez. Perdre un objet précieux comme ça, ça doit pas leur faire plus de peine que quand tu fais tomber une pièce de cuivre dans un trou d’égout.

- Peut-être bien… N’empêche que, moi, j’y réfléchirai à deux fois avant d’envoyer un truc pareil à un autre pays. Tu as vu le messager ? Il était tout seul ?

- Je crois pas, non. Il y avait le cocher avec lui, mais il y avait sûrement un garde en plus dans la carriole.

- S’il vous plaît ?

Théandre s’était avancé dans le dépôt dès qu’il avait entendu le nom des Di Lombardi, mais les serviteurs avaient été bien trop absorbés par leurs spéculations concernant le coffre pour remarquer sa présence. Une fois qu’ils l’eurent entendu, ils se redressèrent immédiatement pour mieux offrir une révérence maladroite.

- Bien le bonjour, votre Altesse, saluèrent-ils, presque à l’unisson.

- Dites-moi : le coffret dont vous parlez, savez-vous s’il m’est destiné ?

Hésitants, les deux valets se penchèrent au dessus de la plaque sur laquelle reposait le cadeau des Di Lombardi. Il était bel et bien destiné au prince.

- Seulement, votre Altesse, Ludwill… euh, votre valet était sensé vous l’apporter directement dans votre chambre, mais…

- Il est en retard et je me suis réveillé tôt, le coupa Théandre, un sourire en coin. Cela ne fait rien, je le prendrai moi même. S’il vous pose des questions, vous n’aurez qu’à lui expliquer que je suis déjà passé.

Les deux serviteurs se regardèrent brièvement, l’air mal assuré, puis hochèrent respectivement la tète. Étant le valet du prince, Ludwill était leur supérieur. Il pourrait donc leur reprocher directement l’absence de ce coffret, dont il connaissait sans doute l’existence depuis bien plus longtemps que son maître.

Théandre prit l’objet et quitta la salle. En remontant dans sa chambre, il le déposa sur son secrétaire. Hésitant à percer les secrets de Ludwill.

Il se doutait parfaitement que ce présent ne lui était pas destiné, et cela même si les consignes du messager semblaient dire le contraire. Quel intérêt pouvait avoir la famille des Di Lombardi de vouloir communiquer avec lui après que la reine leur ait refusé une alliance par mariage ? Il était beaucoup plus probable que ce coffre ait été envoyé à l’initiative de la princesse Amélis, qui espérait s’adresser au Baron de Chablis par l’intermédiaire du prince.

Pour en avoir le coeur net, ce dernier décida d’ouvrir le coffre. Il se sentit coupable de violer ainsi l’intimité de son ami, mais il songea que s’il avait voulu protéger ses affaires convenablement, il se serait débrouillé pour qu’elles ne franchissent pas les portes du palais. « Il ne pourra s’en prendre qu’à lui même. »

Théandre y trouva deux lettres reposant sur un paquet de velours rouge attaché par des cordelettes dorées. Une de ces lettres lui était destinée, tandis que l’autre était adressée au Baron de Chablis. Rien de bien étonnant… Le prince brisa le sceau de son propre courrier. Les mots impeccablement calligraphiés de la princesse Amélis se dévoilèrent.


 Votre Altesse,

 J’ai longuement hésité avant de vous adresser ce message. J’étais incapable de savoir si je devais feindre de vous ignorer ou bien vous offrir des explications. Mais la vérité, même blessante, me paraît plus honorable que le mensonge.

 Votre ami, le baron Armand de Chablis, m’a assuré que vous ne lui tiendriez pas rigueur de cette correspondance échangée en votre nom. Comme il loge à la capitale et que mes parents n’accepteraient jamais que je m’adresse à un jeune homme inconnu, cela lui a semblé être la meilleure solution.

 Néanmoins, je ressent le besoin de vous exprimer mon remords, et d’implorer votre pardon. Je ressent toujours une profonde honte à l’idée d’avoir gâché notre rencontre, simplement parce que mon cœur était déjà pris. J’ai bien essayé de réprimer ces sentiments, mais ils se sont révélés bien plus forts que mon sens du devoir. Je prie pour que ma faute ne gâche pas les relations amicales qui unissent nos familles depuis si longtemps.

 Permettez-moi de vous dire que je suis très heureuse que la duchesse Fiona Von Trotha soit devenue votre promise. C’est une jeune femme sérieuse et aimable qui vous rendra bien plus heureux que je n’aurai jamais pu le faire.

 Que le Ciel vous apporte la joie.

 Amélis Di Lombardi.


Théandre ressentit un profond embarras à la lecture de cette lettre. Il n’avait pas pris en compte un seul instant les sentiments de la princesse, distrait comme il l’avait été par les manigances de Ludwill. Il s’était contenté de voir cette relation interdite comme un jeu, auquel Amélis se prêtait avec suffisamment de recul pour ne pas souffrir de sa fin, mais il semblait bien qu’elle éprouvait un amour sincère pour un noble qui n’existait pas, et qui ne pourrait jamais l’épouser.

Le prince ne comprenait pas… Son valet n’était pas du genre à faire durer ses conquêtes. Il lui disait souvent qu’il n’aimait pas passer plus de quatre nuits avec la même femme, sans quoi, la passion s’étiolait. Quel intérêt aurait-il à entretenir une correspondance aussi longue avec une jeune fille qu’il ne pouvait même pas toucher ?

Il se souvint alors que le coffret ne contenait pas que des lettres, mais également un paquet qui pourrait répondre à ses questions. Théandre hésita à nouveau. Le reste de cette correspondance ne lui était pas destiné et Ludwill serait certainement déçu de savoir que son ami avait fouillé dans ses affaires. De plus, il n’était pas certain de vouloir connaître l’étendue de la fourberie de son valet. Son attitude déplorable envers les femmes n’était un secret pour personne, mais comme l’avait souligné Fiona, mentir à la princesse Amélis ne faisait pas simplement de lui un goujat, mais un criminel. Théandre craignait que son ami n’ait déjà franchi un point de non retour.

Avec beaucoup de soin, le jeune homme dénoua le paquet. Il en sortit le bijou le plus précieux qu’il lui avait été donné à voir : une parure de diamants, confectionnée pour couvrir intégralement le cou et la poitrine de celle qui le porterait. Théandre savait qu’un diamant seul valait environ trente fois la solde mensuelle versée à un domestique. En additionant tous ceux qui composaient cette parure, on pouvait déterminer qu’elle permettrait à elle seule de payer un bel appartement dans la ville haute.

Cette découverte était alarmante… Le prince ne savait ni pourquoi, ni comment Ludwill avait convaincu la princesse de lui envoyer un cadeau si précieux mais ce qu’il savait, c’est que cette affaire finirait de façon dramatique. Il était monnaie courante que les jeunes nobles s’échangent des cadeaux dont ils n’avaient aucune utilité pour les revendre ensuite, ce qui leur permettait de s’acheter ce dont ils avaient vraiment envie. Seulement, Ludwill n’aurait rien à échanger, et si l’on découvrait qu’il n’était pas noble, il se rendrait coupable d’escroquerie en plus d’usurper un titre.

Théandre prit la ferme décision d’exiger des explications de la part de son ami. Depuis le bal des prétendantes, il s’était bien gardé de lui parler des suites son plan. Il n’avait pourtant pas l’habitude de garder ses secrets pour lui. Au contraire, il se ventait sans mal des aspects les moins honorables de sa vie, portant son goût pour la débauche comme un étendard. Théandre comprit que Ludwill se mettait sérieusement en danger. Cette fois-ci, il ne pourrait pas l’aider à éviter une condamnation sévère et exemplaire.

Il attendit alors l’arrivée du principal intéressé, le coffre ouvert bien mis en évidence sur son secrétaire. Le long retard à laquelle le prince s’était habitué lui parut cette fois atrocement long. Il se sentait bien incapable de penser à autre chose qu’à la honteuse mascarade de Ludwill et les pires éventualités lui traversaient l’esprit.

Le prince entendit des pas précipités avançant en direction de sa chambre, puis Ludwill y entra brusquement, hors d’haleine. C’était bien la première fois que Théandre lisait une telle panique sur son visage. Les deux jeunes hommes se dévisagèrent, sans oser dire le moindre mot. Après avoir lancé un bref coup d’œil au coffret, Ludwill s’approcha lentement de Théandre. Devant l’air grave de ce dernier, il comprit que ce n’était pas le moment de se montrer familier. Il resta donc debout, stoïque, fidèle à son rôle de domestique.

- Je suppose que tu attends des explications…

- Ce serait un bon début, effectivement… Je t’écoute.

Après un long soupir, Ludwill raconta enfin à Théandre tout ce qu’il avait planifié. Comme Théandre s’en était douté, il ne s’était pas déguisé en baron dans le seul but d’avoir une aventure avec une jolie princesse. Ce qu’il voulait allait plus loin que ça. Il s’agissait d’assouvir un désir qu’il avait toujours eu, sans jamais oser en parler à quiconque. Il voulait devenir riche et puissant.

Théandre s’en étonna. Ludwill ne lui avait jamais paru être quelqu’un de martialiste. Au contraire : il l’avait toujours vu vivre d’amour et d’eau fraîche (ou plutôt de gaudriole et de bière). Cette révélation le décevait quelque peu. Ce qu’il admirait chez son ami n’était donc qu’une façade ? Le valet développa : il avait nourri l’espoir d’économiser son salaire et de profiter de sa position prestigieuse au sein de la domesticité du palais pour s’offrir une nouvelle vie. Malheureusement, son appartenance à une troupe de théâtre entachait sa réputation. Il n’aurait jamais l’influence qu’il convoitait tant en restant lui même.

Dès lors, Ludwill songea à emprunter des détours. S’il n’était pas familier avec la patience, il l’était avec la ruse. Sa profession d’acteur, si honteuse au demeurant, pouvait devenir son plus grand atout. Ayant appris qu’un bal rassemblant des jeunes femmes nobles à marier se profilait, il prit la décision de tenter sa chance en improvisant un rôle de baron. Versé dans l’art de la séduction, il n’eut aucun mal à séduire la naïve Amélis Di Lombardi d’entamer une relation épistolaire. En prétextant des problèmes d’argent qui l’empéchaient de la rejoindre pour lui demander sa main, Ludwill pourrait lui soutirer des cadeaux qu’il vendrait pour se donner l’apparence d’un noble à lui et à sa troupe, qui se ferait passer pour sa famille. Dès lors, il pourrait prétendre à épouser la cadette de l’influente et richissime famille des Di Lombardi, atteignant ainsi son but ultime.

Théandre resta d’un silence glacial. Quand Ludwill termina de parler, il ne sut comment formuler ce qu’il souhaitait dire, tant ces nouvelles informations se bousculaient dans son esprit. Le valet, quant à lui, ne cherchait pas à dissimuler sa nervosité, se mordant les lèvres et laissant son regard vagabonder.

Lorsque Théandre se leva enfin, ce fut pour ranger soigneusement la parure de diamants dans son paquet. Puis il se tourna vers son ami, lui annonçant solenellement : « Je ne peux pas te laisser faire ça ».

Le léger froncement de ses sourcils montrait que Ludwill avait été piqué à vif par les paroles du prince. Cependant, il ravala sa fierté, s’abstenant de réfléchir de manière irréfléchie.

- Pourquoi ? Tu m’as bien laissé faire ce que je voulais jusqu’à présent, non ?

- Je t’en prie, arrêtes de faire comme si tu ne comprenais pas ! s’exclama Théandre avant de baisser le ton ; conscient qu’on pourrait l’entendre. Tu sais aussi bien que moi à quel point ce que tu es en train de faire est dangereux. La seule raison pour laquelle j’ai accepté de te laisser séduire Amélis, c’est parce que je pensais que ça ne durerait pas. Si j’avais su ce que je sais maintenant, je t’aurais interdit d’assister au bal. Mais je suppose que tu t’en doutais bien et c’est pour ça que tu m’as menti, non ?

Toute sa colère et sa frustration se déversait dans ses paroles, faisant trembler son corps entier. Ludwill, quant à lui, restait désespérément de marbre. N’y avait-il donc rien au monde capable de lui rendre la raison ?

- Je ne dirais pas que j’ai « menti », répondit-il dans le plus grand des calmes. Disons que je n’ai pas tout dit. Vu l’état dans lequel ça te met, je pense que j’ai bien fait.

Théandre fut plongé dans une rage si vive qu’il en eut le souffle coupé. Cela avait au moins le mérite de l’empècher de hurler. Il perça Ludwill d’un regard sévère, que ce dernier n’osa pas soutenir.

- Pardon, j’ai abusé de ta patience, j’avoue. Mais là, je ne vois pas ce que je peux te dire de plus. Je t’ai déjà tout expliqué.

- Je n’ai pas besoin de plus d’explications. Ce que je veux, et depuis longtemps d’ailleurs, c’est que tu finisses enfin par prendre conscience de la gravité de tes actes ! Tu penses que tes plans sont parfaits, que tu ne rencontreras aucun obstacle, mais tu oublies que tu as déjà fini six fois dans une cellule. Bon sang, Ludwill… même ma fiancée t’as reconnu !

Enfin, cette insouciance insupportable quitta le visage du valet, laissant place à une soudaine et profonde angoisse. Il eut soudainement besoin d’un appui et s’affaissa contre une des colonnes du lit à baldaquin.

- Bon… euh… bredouilla-t-il. Je suppose que si tu m’en parles, c’est que tu l’as convaincue de ne rien dire…

- Crois-moi, ça n’a pas été sans mal, répondit Théandre, légèrement apaisé. Mais ça ne veut pas dire que tu doives te sentir en sécurité pour autant. Si on découvre ce que tu es en train de faire, les Di Lombardi seront en droit d’exiger ta tète. Plus tu te rapproches de ton but, plus tu as des chances de tout rater. Tu crois que la noblesse peut s’acheter ? Je te garantis que ce n’est pas le cas.

Ludwill leva les sourcils, bien conscient de ce fait qui mettait un frein à ses ambitions. Une colère sourde durcissait ses traits. Théandre sentit qu’il était temps de mettre un terme à son sermon.

- En tout cas, comme je te l’ai dit, je vais devoir couper court à ce jeu malsain. Je ne te donnerai pas ce collier.

Le valet se redressa, toisant le prince de toute sa hauteur. Cette décision le scandalisait, c’était une évidence.

- J’ai pris des risques pour en arriver là…

- Et tu en prendras encore davantage si je te laisse continuer. Tu devrais t’estimer heureux que quelqu’un cherche à te protéger.

Pour la première fois, le prince vit son valet face à une impasse. Même quand il le sortait d’une cellule sordide, il trouvait le moyen de conserver sa fierté et son espièglerie, assuré de son atout. Il était le meilleur ami du prince, évidemment qu’il ne pouvait rien lui arriver ! Il n’avait pas souvent envisagé l’éventualité que cet atout puisse devenir un obstacle. La confusion, la frustration et la déception se lisaient avec une clarté absolue dans son expression et sa posture. Pour un acteur, Ludwill était étrangement incapable de dissimuler de tels sentiments. Sans doute lui étaient-ils trop étrangers ?

Finalement, il dut s’avouer vaincu. Son regard perdit sa lueur de défi et il prononça d’une voix blanche des mots que Théandre n’aurait jamais souhaité entendre :

- Puis-je faire autre chose pour vous, votre Altesse ?

Le jeune homme se sentit aussi blessé que si on lui avait planté un couteau dans le dos. Il s’était attendu à ce que Ludwill prenne sa décision d’une mauvaise manière, mais pas au point de faire disparaître l’ami pour ne laisser que le serviteur. Il ne voulait pas l’imaginer capable d’effacer de si longues années d’amitié pour un désaccord nécessaire. Ce serait trop cruel.

Néanmoins, Théandre décida de passer outre cette attitude puérile. Ce n’était pas le moment de se montrer sentimental ou d’accepter des compromis.

- Non, répondit-il avec froideur. Tu peux t’en aller.

Le valet s’inclina, puis sortit de la chambre, les mains serrées dans le dos.

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