IX - Chapitre 2

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Dissimulé dans un cagibi, à l’abri des regards, Ludwill se tenait accroupi contre un mur. Il venait d’envoyer valdinguer une cagette vide d’un coup de pied rageur. Ce geste impulsif l’avait défoulé, mais n’arrangeait en rien sa situation présente. Il pouvait sentir son corps entier brûler d’une rage impuissante que rien ne pourrait calmer dans l’immédiat.

Le jeune homme ne parvenait pas à accepter que son ami se soit immiscé dans ses affaires au point de décider à sa place ce qui serait le mieux pour lui. La façon dont il avait décidé de garder ce bijou tant espéré était tellement infantilisante… L’espace d’un instant, Ludwill s’était retrouvé plongé dans ses mauvais souvenirs d’enfance, où les adultes lui confisquaient ses jouets lorsqu’il refusait de leur obéir.

Le pire, dans cette situation, était que Théandre avait le droit d’agir de cette manière. Ludwill avait appris durant ses quatre années de service au palais que les nobles pouvaient parfaitement dicter la conduite personnelle de leurs serviteurs. N’importe quelle raison était valable pour diminuer leur solde ou les jeter dehors. De toutes façon, les nobles étaient incapables de voir les gens du peuple comme des êtres humains. Au mieux, il s’agissait de bambins maladroits dont l’existence prêtait à rire.

Pourtant, Ludwill n’avait jamais subi cette attitude condescendante de la part du prince, jusqu’à ce jour. Lors de leur rencontre, après la représentation théâtrale au palais, on avait averti le jeune acteur de rester à sa place pour ne pas « déranger » la famille royale. Mais Théandre était directement venu l’aborder, tenant absolument à féliciter l’enfant qui avait joué une version si flatteuse de lui même. Agréablement surpris d’avoir été placé sur un piédestal par le futur héritier du royaume, Ludwill n’avait pas hésité longtemps avant de converser avec lui, allant jusqu’à échanger des lettres pour se voir, enfin, nommé comme valet.

C’était donc une déception immense de constater que Théandre n’était finalement pas si différent des autres nobles. Lui aussi se permettait de prendre des décisions pour les autres, juste parce qu’il en avait le pouvoir. Pendant des années, il lui avait laissé penser être son égal, le soutenant dans ses projets les plus invraisemblables, tout ça pour décider, du jour au lendemain, de se prendre pour une figure paternelle qui savait bien mieux que ce petit serviteur sans cervelle ce qui était mieux pour lui.

De telles pensées arrachèrent un soupir fulminant à Ludwill. S’il n’avait pas considéré Théandre comme son ami, il n’aurait eu aucun scrupule à s’emparer de cette parure, quitte à se battre pour cela. Dans son monde, le vrai monde, c’était ainsi que les choses se passaient : on prenait ce qu’on pouvait prendre, sans considération pour les autres. De toutes façons, il n’y en avait pas assez pour tout le monde. Mais Théandre ne l’aurait pas compris. Peut être que s’il avait pu le comprendre, il n’aurait pas décidé de le priver de son bien.

Ludwill songea alors à quel point son ami était ignorant de ce que pouvait être la vie du bas peuple. Il s’imaginait sans doute, le crâne bourré de principes moraux, que le vol et la tromperie apportaient le deshonneur et q’ul valait mieux vivre une une existence insatisfaisante, mais honnête. C’était tellement simple de penser de cette manière quand on vivait dans le luxe… Les gens du théâtre ne l’avaient jamais encombré de tels principes. Seule comptait la survie, et si possible, l’ascension. Quant à la chute ? Elle faisait partie des risques. Ce n’était qu’un retour à la case départ.

Cependant, Ludwill devait bien admettre que son plan pour épouser la princesse Amélis comportait un risque qu’il n’avait pas eu à anticiper jusqu’à présent : la mort par exécution. Pour avoir vu de nombreuses personnes de son entourage disparaître de la main d’autrui ou de maladie, le jeune homme savait à quel point la vie était fragile, il l’en aimait d’autant plus, s’efforçant à profiter de ses plaisirs dès qu’ils se présentaient à lui. L’idée de disparaître soudainement l’effrayait, pas seulement parce qu’il rechignait à quitter ce qu’il considérait comme la plus belle des fêtes, mais surtout parce qu’il ne voulait pas laisser derrière lui les rares personnes qu’il aimait.

Outre le fait qu’il était bien plus simple de profiter de la vie en étant riche et puissant, Ludwill désirait obtenir de tels statuts pour enfin parvenir à offrir à sa mère ce qui lui avait cruellement manqué. Etant une simple couturière sans époux avec un enfant à élever, elle avait du se résoudre à rejoindre une compagnie de théâtre qui, à défaut de la rémunérer décemment, l’hébergeait et la protégeait un tant soi peu de la cruauté du monde extérieur. Ludwill avait toujours pensé qu’elle méritait mieux, non seulement pour son talent hors pair, mais aussi et surtout pour sa bonté et sa douceur. Elle avait toujours su lui redonner espoir dans les moments où la misère apportait son lot de malheurs. Sans l’aide de son fils, elle serait encore davantage exploitée par ces vautours de metteurs en scène, qui jouissaient du prestige et d’un généreux pourcentage tandis que le reste ramassait péniblement les miettes.

Et puis, il y avait Théandre… Même si Ludwill se sentait bléssé, il n’oubliait pas que le prince était finalement le seul homme de son entourage avec lequel il n’avait aucune rivalité. Pourquoi y en aurait-il eu, d’ailleurs ? Sa naissance faisait de lui une des personnes les plus importantes de ce royaume. Mais ce n’était pas tout : rien qu’en le considérant comme un simple être humain, Théandre était une bonne personne, peut être un peu trop timoré, mais tellement différent de tous ces menteurs, de ces crétins et de ces brutes qu’il croisait régulièrement au palais, au théâtre et dans la rue.Ludwill dut admettre qu’il se sentirait seul et dépourvu sans cette amitié, et la réciproque était sans doute vraie : de son propre aveu, le prince s’ennuyait avec les autres nobles, il n’y avait donc rien d’étonnant à ce qu’il s’acharne à protéger son seul véritable ami.

Néanmoins, Ludwill jugea qu’il aurait pu s’y prendre d’une façon moins… brutale. Cette parure lui était indispensable et il lui faudrait la récupérer coute que coute. Heureusement, il était plus simple de persuader un ami qu’un ennemi. Le jeune homme ne voulait pas faire l ‘affront d’user de ruse au dépends de son ami, mais s’il le poussait à bout, c’était un risque qu’il était prêt à prendre.

Résolu à ne pas lâcher l’affaire, le valet se leva, prêt à réparer les dégats causés par sa réaction impulsive. Il ferait comme si rien ne s’était passé, agissant comme un serviteur et un ami modèle afin de montrer qu’il était digne de confiance. Qu’est ce que croyait Théandre ? Qu’il n’était pas assez prudent pour voir la différence entre une bagarre dans une taverne miteuse et un risque d’incident diplomatique ? Un tel projet se réfléchissait mûrement. Il en connaissait déjà toutes les ficelles et avait envisagé tous les embranchements possibles. Tout était prêt . La fin en serait heureuse.

Les jours qui suivirent ne se déroulèrent pas comme prévu : Ludwill avait eu beau inciter Théandre à passer du temps avec lui à la taverne, ce dernier avait systématiquement refusé, prétextant des rendez vous avec sa fiancée ou, plus étonnamment, des séances de méditation à la chapelle du palais. Si le valet se réjouissait que son maitre et ami finisse enfin par découvrir l’anatomie féminine d’un peu plus près, il déplorait, en revanche, qu’il se montre aussi inaccessible au moment où il avait le plus besoin de lui.

Depuis que la jeune duchesse vivait au palais, Ludwill et Théandre passaient beaucoup moins de temps ensemble qu’à l’accoutumée. Cela ne dérangeait pas le valet outre mesure, après tout, c’était lui qui avait encouragé le prince à passer davantage de temps avec sa fiancée. Cependant, leur éloignement trouvait racine dans tout autre chose. Théandre craignait sans doute de finir par céder à Ludwill le bien qu’il désirait s’il passait trop de temps en sa compagnie. Si c’était bien le cas, ce serait la preuve que le prince le conaissait vraiment par cœur. Ludwill était conscient de ses talents d’orateur et n’hésitait jamais à s’en servir. Malheureusement, sans interlocuteur, ils se révélaient bien inutiles…

Après une semaine entière passée sans voir Théandre seul à seul à l’exception de ses services quotidiens, Ludwill commençait à désespérer. Le vol pur et simple lui semblait être une option envisageable. Le coffret était toujours là. Il n’y aurait rien de plus simple que de tromper la vigilance de Théandre et d’entrer dans sa chambre en son absence. Il en avait la clé et savait exactement à quels moment il pourrait s’y introduire sans être vu. Seulement, le prince ne manquerait pas de s’apercevoir de ce vol et leur précieuse amitié toucherait à sa fin. Ludwill ne voulait pas en arriver à cette extrémité à moins d’avoir épuisé toutes les autres possibilités.

Puis, une solution germa dans son esprit : si Théandre passait vraiment le plus clair de son temps avec sa fiancée, peut être serait il possible de communiquer à travers elle ? Bien sûr, cela mettrait longtemps à aboutir… Même si elle connaissait son secret, rien ne garantissait qu’elle souhaite l’aider. Ludwill ne connaissait rien de Fiona Von Trotha et n’était même pas envisagé de se rapprocher d’elle si il n’avait pas si ardemment souhaité récupérer la parure d’Amélis. Par chance, il possédait un talent hors pair pour mener la gent féminine à aller dans son sens… Mais méfiance : il ne devait pas pousser le jeu de séduction trop loin, cette fois ci.

Ludwill guetta donc le moment où il pourrait l’aborder sans que Théandre ne soit présent. Cette tâche était déjà complexe, mais engager une conversation le serait plus encore. L’étiquette voulait que les domestiques n’adressent jamais la parole en premier à une personne noble, à moins d’une extrême urgence. Il lui faudrait donc choisir ses mots avec une précaution extrême, quitte à devoir se mettre dans une position d’infériorité manifeste.

Tout le palais, où presque, savait que la duchesse Fiona passait le plus clair de son temps libre à la bibliothèque. Ludwill se servit de cette information pour attendre la jeune femme afin d’orchestrer une rencontre fortuite. Lorsqu’il la vit, le valet s’avança avec confiance dans sa direction. Parvenu à une distance respectueuse, il s’inclina bien bas.

- Bien le bonjour, Madame. Je vous prie de m’excuser de vous aborder de la sorte, mais serait-il possible m’entretenir avec vous ?

En se redressant, Ludwill put constater que Fiona le toisait avec mépris. Le regard qu’elle lui lançait lui était familier : c’était celui que les personnes de haut rang lui avaient réservé depuis son entrée au palais. Cela commençait mal…

- Je vous écoute, accepta Fiona, la bouche pincée.

- Je souhaitais vous exprimer ma gratitude. Son Altesse m’a informé que vous aviez accepté de garder le silence sur… ma conduite lors du bal. Je vous en suis infiniment reconnaissant.

La duchesse restait plantée droite comme un piquet, sans dire un mot. Ludwill devait admettre qu’il ne s’était pas attendu à un silence aussi glacial de sa part. Heureusement son expérience théâtrale lui avait appris à meubler le vide.

- Vous avez sauvé ma réputation et sans doute ma vie, Madame. Il y a t’il quoi que ce soit que je puisse faire pour vous remercier de cet honn…

Fiona avait sèchement levé la main pour interrompre le valet. Il n’avait jamais vu une telle réaction de dédain chez une femme, à part celle qu’il avait quittées, bien sûr.

- Je n’ai que faire de vos services et je n’ai besoin de nul remerciement de votre part. J’ai accepté de me taire car cela importait à son Altesse, mais cela ne veut en aucun cas dire que je souhaite nouer des liens avec un être tel que vous. Si ça ne tenait qu’à moi, vous auriez depuis longtemps reçu la punition que vous méritez.

Pour la première fois depuis bien longtemps, Ludwill se retrouvait muet. C’était une sensation douloureuse. Lui qui prenait tant de plaisir à parler, orientant la conversation en son sens à l’aide d’arguments bien ficelés se retrouvait muet, comme paralysé devant cette fille du Nord dont il n’aurait jamais soupçonné l’autorité. La sincérité de ses mots ne faisaient aucun doute : elle le haïssait.

- Ne m’adressez plus la parole, désormais. Un nouveau manque de respect de votre part risquerait de tourner la chance en votre défaveur. Adieu.

Sur ces derniers mots, Fiona s’éclipsa dans la bibliothèque. Le son des portes lourdes se refermant arrachèrent un frisson au valet. A nouveau, il sentait une flamme monter en lui, la même que celle qui était survenue après sa confrontation avec Théandre. Seulement, la rage qu’elle allumerait ne lui donnerait pas simplement envie de fracasser un cageot contre un mur, mais bien de détruire entièrement ce maudit palais.

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