VII - Chapitre 1

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Cinq jours s’étaient écoulés depuis que Fiona avait appris qu’elle serait bientôt fiancée au prince Théandre. Ce temps avait été mobilisé pour d’importants préparatifs. Elle avait déjà pu rattraper quelque peu son retard en dévorant les ouvrages médicaux que son mentor, Lukas Guillem, lui avaient recommandé dans sa jeunesse. Elle en avait trouvé quelques uns à la bibliothèque du palais, mais ils ne seraient sans doute pas suffisants sur le long terme.

La jeune duchesse avait également pris le temps de s’intéresser à la situation de sa gouvernante et de son garde du corps. S’il lui appartenait de décider de la présence d’Hilde à ses cotés ou de son départ, Ullrich, en tant que mercenaire, n’avait de compte à rendre qu’au Duc Harald. Fiona avait demandé à Hilde de rentrer au château ducal. Elle avait jugé que sa présence était indispensable pour veiller sur la Duchesse Anna. Comme les deux femmes se connaissaient depuis l’enfance, Hilde ferait un bien meilleur travail là-bas que dans un palais dont le règlement lui était étranger. La vieille gouvernante fut en accord avec la décision de sa jeune maîtresse et lui souhaita un avenir radieux dans le royaume de Mathilde.

Ullrich, pour sa part, surprit Fiona par son désir de vouloir rester au palais. Lors de son séjour à la caserne, il avait sympathisé avec les autres gardes et avait fortement impressionné le capitaine par son imposante musculature et son maniement de la hache. On lui avait proposé de rejoindre la garnison pour un salaire qui dépasserait de loin la prime promise par le Duc. Il avait donc jugé préférable de rester afin que le duché puisse conserver l’argent dédié à sa récompense. Fiona le remercia pour sa générosité, même si elle songeait avec amertume que cet argent serait sans doute dilapidé pour le compte de l’Ordre Céleste.

Lorsqu’elle ne se plongeait pas dans ses recherches médicales, la jeune duchesse passait beaucoup de temps avec le prince, qu’il s’agisse des leçons qu’ils avaient en commun ou d’une bonne partie de ses heures de repos. Les conseillers de la Reine avaient encouragé les jeunes gens à prendre leurs repas ensemble, à défaut de pouvoir se tenir compagnie la nuit tombée. Ce fut au court d’un de ces repas que Fiona remarqua quelque chose d’étrange chez le valet de son promis.

Le beau visage de ce dernier n’était pas sans lui rappeler celui de quelqu’un d’autre. Un des nobles qu’elle avait croisé au bal… Le baron de Chablis ! De toute évidence, il ne pouvait y avoir deux garçons à la beauté aussi stupéfiante. La jeune femme n’eut pas à réfléchir trop longtemps pour en arriver à la conclusion suivante : le valet avait du se faire passer pour un noble dans l’espoir de séduire la princesse Amélis. Scandalisée, elle décida pourtant d’attendre d’être seule avec le prince pour lui faire part de sa découverte.

Lorsque l’occasion se présenta, Fiona aborda le problème de front : « Votre Altesse, je pense que l’un de vos serviteurs à commis un crime. »

Incrédule, Théandre haussa les sourcils : « Que voulez vous dire ? »

- Votre valet, Ludwill… j’ai des raisons de penser qu’il a usurpé l’identité d’une personne noble.

A peine avait-elle mentionné le nom du serviteur que le prince se figea, les yeux écarquillés. Cette nouvelle avait l’air de le bouleverser au plus haut point. Il porta une main à sa bouche, détournant son regard de celui de sa promise.

- Comment le savez-vous ? Demanda-t-il, un tremblement notable dans la voix.

Cette question déstabilisa la duchesse, car elle laissait à penser que le prince était déjà au courant des agissements de son valet. Jugeant cette idée absurde, Fiona répondit.

- Eh bien… Je l’ai vu parmi les nobles du bal. Il s’est présenté comme étant le « Baron de Chablis » et a longuement conversé avec la princesse Amélis di Lombardi. Je pense qu’il avait pour objectif de la séduire. J’en suis navrée, votre Altesse.

Au fond d’elle même, Fiona avait espéré que ces accusations aient inspiré de la colère, ou au moins du dégout à son futur fiancé, comme elle en ressentait elle même. Qu’un simple serviteur se permette d’aller « piocher » sans vergogne dans les prétendantes de son maître était, de son point de vue, un affront irréparable. Plus encore que le crime de Ludwill, ce fut la réaction de Théandre qui la choqua.

- Madame, dit-il à voix basse, je vous en prie : gardez cela pour vous.

Ce fut au tour de la jeune duchesse de se figer, frappée de stupeur et d’incompréhension. Il était bel et bien au courant ! Et s’il ne l’était pas, pourquoi cherchait-il à protéger un simple valet ? "Ce malotru l’a déshonoré", songea-t-elle. "Il mérite un châtiment sévère, pourtant !"

- Votre Altesse…, balbutia Fiona. Je ne comprends pas…

- Je ne vous demande pas de comprendre les agissements de Ludwill, répondit le prince avec une grande nervosité. Je ne les comprends pas toujours moi même et je sais qu’il blesse bon nombre de gens. Je vois que vous êtes offusquée par ce qu’il a fait, mais croyez moi : c’est une bonne personne, au fond. Il ne mérite pas la punition qui l’attends si vous le dénoncez.

- Pardonnez moi, votre Altesse, mais je me dois d’insister. Ce garçon à commis une offense grave à votre encontre et à celle de la princesse. Il faut au moins s’assurer que l’humiliation qu’il a causée soit réparée !

Le prince surprit une nouvelle fois la jeune femme en prenant ses mains dans les siennes. C’était la première fois qu’il la touchait. Fiona faillit avoir un mouvement de recul, mais Théandre avait plongé sur elle un regard si poignant, si chargé de crainte et de tristesse qu’elle n’eut pas le cœur de le repousser.

- De grâce, Madame, ne dites-rien ! Ludwill… Ludwill n’est pas seulement mon valet. C’est un ami fidèle, que je connais depuis l’enfance. Sa disparition me causerait une profonde douleur. J’implore votre pitié... Ne le dénoncez pas…

Bouleversée par cette confidence soudaine, la jeune femme fut incapable de réagir. Son indignation avait été apaisée par la requête émouvante du prince. Devant son silence, ce dernier ne pouvait qu’attendre tandis que des larmes montaient dans ses yeux bleus.

Fiona n’arrivait pas à accepter que l’on puisse se montrer si complaisant avec un criminel. Elle pouvait tolérer certaines stratégies moralement discutables des hommes pour séduire, car on lui avait appris à attendre cela de leur part, mais pas quand celles ci impliquaient un crime. L’usurpation de titres de noblesse rentrait dans cette catégorie. Que Théandre en soit complice faisait davantage que la décevoir. Cela la blessait.

Et pourtant, la jeune femme ne voulait pas que sa fierté prenne le dessus. Ses frères étaient morts pour l’avoir trop écoutée, tout comme son père, devenu un vieil homme aigri par crainte du déshonneur. Etait-il vraiment nécessaire de se mettre son futur fiancé à dos en dénonçant un valet qui ne l’avait même pas offensée directement ? La réponse était évidente.

- Très bien, votre Altesse. Je garderai cette affaire secrète.

Le prince poussa un soupir de soulagement. Il s’était mis à sourire et une larme coulait sur sa joue. Même si elle ne pouvait s’empêcher de le regretter, Fiona sentit qu’elle avait pris une bonne décision, du moins pour ce qui concernait sa relation avec Théandre.

- Merci, Madame, souffla-t-il en lachant enfin les mains de sa promise. Merci de vous soucier de mon bonheur.

La jeune duchesse se força à sourire. En cet instant, son futur fiancé avait eu quelque chose de pathétique. Elle avait eu l’impression d’avoir en face d’elle un petit garçon implorant, à qui on menaçait de retirer un chiot auquel il s’était attaché. Un tel comportement était déroutant de la part d’un jeune homme d’à peine deux ans son cadet.

Malgré tout, Fiona ne pouvait pas lui reprocher sa sensibilité. Théandre essayait simplement de protéger quelqu’un qu’il considérait comme un ami. Elle se souvenait avoir tenté désespérément d’empêcher le renvoi de son mentor, la seule personne qui lui avait apporté du réconfort durant la période la plus sombre de sa vie. Elle ne souhaitait à personne la solitude abyssale dans laquelle elle s’était retrouvée suite à son départ. Même si le prince se montrait désespérément lâche, il ne méritait pas de vivre sans amis.

Le jour ayant suivi cet échange, Fiona s’était retrouvée seule tandis que Théandre prenait une leçon d’escrime. Elle aurait souhaiter pouvoir en bénéficier également, mais, dans ce royaume, les femmes n’étaient pas autorisées à manier l’épée. La jeune duchesse regretta amèrement de ne pas pouvoir retrouver cette sensation grisante de puissance quand ses grands frères lui avaient enseignée les arts martiaux. Heureusement, elle pouvait au moins bénéficier de nouveau d’un enseignement qui n’avait rien à voir avec la religion. Elle retrouvait avec plaisir des leçons d’arithmétiques, de géographie et de philosophie. Son assiduité n’avait pas manqué d’impressionner ses précepteurs, qui n’avaient pas hésité à encourager le prince à la prendre en exemple.

En l’absence de Théandre, Fiona savait exactement ce qu’elle devait faire : poursuivre ses études. La reine l’avait informée qu’elle attendrait la fin de la cérémonie des fiançailles pour recevoir sa première consultation. Cet événement arrivait à grands pas, la jeune femme était donc pressée de consolider ses connaissances. Elle se sentait confiante, malgré tout, car même si la maladie de la Reine avait des répercussions sur son physique, il ne s’agirait sans doute pas d’une affliction sévère. Si cela avait été le cas, elle n’aurait déjà été plus capable d’assumer ses fonctions.

Alors qu’elle se dirigeait vers la bibliothèque du palais, elle vit un homme roux vétu de blanc adossé contre un mur. Ayant remarqué sa présence, ce dernier se redressa avant de s’approcher d’elle.

- Salutations, Madame, la salua t’il en s’inclinant. Êtes vous bien la duchesse Fiona Von Trotha ?

En le voyant de plus près, la jeune femme remarqua une broche dorée épinglée sur son col. Il s’agissait du symbole de l’Ordre Céleste : un croissant de lune imbriquée dans un soleil. Instinctivement, elle ressentit une certaine méfiance à l’égard de cet inconnu.

- Il s’agit bien de moi. A qui ais-je l’honneur ?

- Je suis le seigneur Isilbert, porte parole du Haut Prètre Valrand. C’est une joie de faire votre rencontre, Madame. Votre père rends de précieux services à l’Ordre.

Fiona se contenta de pincer les lèvres, n’ayant rien d’aimable à déclarer. Le Duc trouvait sans doute que ce culte lui apportait une paix intérieure, suite aux malheurs qui s’étaient abattus sur sa famille. Sa fille, en revanche, trouvait que l’Ordre n’avait fait qu’exacerber leur misère. Devant le silence de son interlocutrice, le seigneur Isilbert poursuivit.

- Son Excellence m’a fait envoyer pour vous proposer un entretien. Il juge que cela serait bénéfique de dialoguer avec vous en vue de la cérémonie des fiançailles, à défaut de pouvoir rencontrer le prince. Seriez-vous disposée à accepter son offre ?

Surprise par cette proposition, Fiona prit le temps d’y réfléchir. La rivalité affichée entre la Reine et le Haut Prêtre laissait à penser qu’il serait dangereux d’accepter ce rendez-vous. La menace de Mathilde lui revenait en mémoire, lui infligeant un frisson désagréable le long du corps… Toutefois, elle ne lui avait jamais explicitement dit de ne pas s’approcher des membres de l’Ordre Céleste. Fiona pensa qu’il serait injuste qu’on le lui reproche, tant qu’elle ne dévoilait rien qui puisse affaiblir le pouvoir royal. Néanmoins, la peur lui causait des difficultés à s’en convaincre.

La jeune femme songeait que la pression exercée par son père pour lui faire intégrer les préceptes de l’Ordre aurait du la dégoûter. Elle se demandait pourtant si une rencontre avec le Haut Prètre pouvait jouer en sa faveur. Après tout, ce qui comptait pour le Duc n’était pas tant que sa fille épouse le futur Roi du monde éclairé, mais bien qu’elle se rapproche par alliance du représentant de la Foi. Même si elle trouvait cette ambition délirante, la jeune duchesse ne pouvait se résoudre à faire échouer cette entreprise alors qu’elle avait toutes les cartes en main. Si elle pouvait montrer à son père qu’elle fournissait des efforts pour glorifier leur famille, peut être se montrerait-il moins intransigeant à son égard et à celui de sa belle famille.

- J’y suis disposée, déclara Fiona.

- Fort bien ! s’enthousiasma le seigneur Isilbert. Son excellence vous attendra au Temple demain matin, au dixième son de cloche. Que le Ciel vous garde.

Après s’être incliné, le porte parole du Haut Prêtre quitta précipitamment le couloir. Fiona franchit les portes de la bibliothèque, se trouvant bien incapable de se concentrer sur ses recherches, ou de se débarrasser de l’angoisse qui lui rongeait à présent l’estomac.

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