IV - Chapitre 3

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La table installée sur le balcon était couverte de victuailles plus raffinées les unes que les autres. La reine Mathilde avait fait préparer des nourritures riches, fortement épicées pour elle même et son fils. Ils s’agissait des rares mets dont elle pouvait encore percevoir l’odeur et le goût. Sa maladie avait, semblait-il, endormi deux de ses sens, la privant progressivement du simple plaisir de profiter d’un bon repas.

Portant un morceau de chevreuil à la bouche, Mathilde prit le temps de la savourer. De l’autre coté de la table, le prince Théandre piquait distraitement des morceaux de légumes du bout de sa fourchette, faisant mine d’en choisir un à manger.

- Tu n’as encore rien avalé, Théandre, s’impatienta la reine. Qu’il y a t’il ?

Le jeune homme leva les yeux, l’air profondément dépité. « Rien, mère. Je n’ai pas faim. » répondit-il distraitement avant de fixer à nouveau le contenu de son assiette.

Mathilde soupira, ce qui lui causa une légère brûlure à la poitrine. Elle but son verre d’eau d’un trait, ce qu’elle avait l’habitude de faire lorsque quelque chose la contrariait. Une fois encore, Théandre préférait rester silencieux, claquemuré dans son monde intérieur. La reine avait espéré que ce repas en tète à tète aurait pu donner lieu à un échange, même superficiel. Même si étaient proches physiquement, un éloignement persistait entre la mère et le fils.

N’en démordant pas, Mathilde chercha à engager une conversation. N’importe laquelle. Remarquant que Théandre se servait à boire seul, elle lui demanda :

- Je ne vois pas ton valet. Où est-il ?

Théandre cessa brusquement de piquer ses légumes. Il avait un air préoccupé, comme s’il cherchait à inventer quelque chose.

- Je lui ai donné congé, le temps du séjour des invitées.

- Vraiment ? Feint de s’étonner Mathilde. Puis-je savoir pourquoi ?

Une nouvelle pause. Théandre mentait si mal que c’en était presque comique. Malheureusement, il s’agissait d’une faiblesse qu’il ne pouvait pas se permettre d’avoir.

- Il n’aurait pas eu beaucoup de travail, mère, répondit Théandre. Le théâtre a davantage besoin de lui que moi, en ce moment.

- Je vois, fit la reine avec une pointe d’ironie.

Elle poursuivit son repas, tout en se rendant compte du caractère hostile de sa conversation. Théandre était encore plus mal à l’aise qu’à l’accoutumée, ce qui voulait bien dire qu’il protégeait son valet de quelque chose. De quoi ? Mathilde n’était pas certaine d’avoir envie de le savoir. Elle ne tenait pas non plus à ce que la conversation avec son fils s’envenime.

La reine songeait à tout ce qu’elle gardait pour elle concernant ce Ludwill. Elle recevait régulièrement des échos très préoccupants de la part de sa suivante sur le comportement de ce jeune homme. Il était souvent absent du palais, alors qu’il n’était sensé le quitter que quelques heures dans le mois. Il avait un comportement arrogant envers les autres serviteurs. De plus, des rumeurs circulaient autour de nuits de beuvrerie et de débauche dans les tavernes de la ville. Mathilde aurait très bien pu le chasser du palais sur ces simples suppositions. Après tout, ce n’était qu’un garçon du peuple. Elle n’avait pas besoin de justifier ses décisions. En théorie.

En pratique, deux problèmes se posaient à elle : Premièrement, Ludwill faisait partie d’une compagnie de théatre très influente, qui était placée sous un mécénat royal. Il s’agissait d’un outil très utile pour se montrer sous un jour bienveillant auprès du peuple, tout en s’assurant que l’Ordre Céleste y soit systématiquement moqué. Priver un de ses membres de sa position prestigieuse auprès du prince et du salaire qui allait avec lui faisait courir le risque de perdre le soutien des comédiens.
Deuxièmement, même si elle déplorait parfois cette état de fait, Mathilde devait reconnaître que Théandre était très attaché à Ludwill. Tout comme ses conseillers, elle avait émis des hypothèses concernant la nature de la relation entre les deux jeunes hommes. Au final, il lui importait peu que le valet fusse un amant ou un ami pour son fils, à partir du moment ou sa présence le rendait heureux. Elle espérait simplement que son influence reste limitée, afin que Théandre puisse accomplir ses devoirs de prince héritier convenablement. En attendant, si Ludwill parvenait à distraire son maître de sa mélancolie grandissante, elle pouvait bien continuer à tolérer sa présence.

La reine observa la scène qui se déroulait dans le grand Hall. Le buffet avait été dressé et toutes les prétendantes en profitaient largement. Installées sur de petites tables rondes, elles se servaient elles-mêmes ou bien se faisaient servir par leurs serviteurs personnels. Des conversations bruyantes et des rires fusaient ça et là tandis qu’une douce musique de chambre emplissait l’air. Mathilde ne pouvait s’empêcher de songer avec amertume aux dépenses qu’engendrerait ce séjour. Le bal et les diverses activités organisées pour faire patienter ces jeunes filles exigeantes n’étaient absolument pas nécessaires, mais on attendait d’une souveraine de sa stature qu’elle puisse accueillir la noblesse dans les meilleures conditions possibles, même s’il fallait pour cela gâcher un quart des ressources du palais et pousser les serviteurs dans leurs derniers retranchements.

Au moins, la reine avait l’assurance que toutes ces excentricités ne seraient pas totalement inutiles : les jeunes filles qui se seraient pas choisies pour épouse auraient au moins la consolation d’avoir passé un excellent séjour dans la capitale du Monde Éclairé. Cependant, elle devait encore miser sur le comportement de Théandre durant ces trois jours. S’il se montrait aussi apathique avec ses prétendantes qu’avec sa propre mère, cela n’aboutirait à rien de bon.

- Qu’as-tu pensé de ces jeunes femmes ? Demanda la reine au prince, déterminée à aborder ce sujet de plein fouet.

Théandre avait visiblement beaucoup de mal à contenir son agacement. Mathilde remarquait sans mal les crispations de son visage. Cette réaction l’agaçait au plus haut point, mais elle décida de se montrer patiente, le temps d’obtenir une réponse satisfaisante.

- Je n’ai pas passé suffisamment de temps en leur compagnie pour avoir un avis quelconque, mère, répondit Théandre avec franchise.

- Je comprends bien, mais tu dois bien avoir une préférence ? Au moins physique ? Ou bien des préférences de rang ?

Le prince pinça les lèvres. Mathilde savait parfaitement bien qu’il réagissait de la sorte lorsqu’il ne souhaitait plus communiquer. Plutôt que d’attendre un long moment que son fils daigne lui répondre a contre cœur , elle préféra couper court à une conversation qui ne mènerait à rien.

- Bien, ça n’a pas d’importance, déclara sèchement la reine. Après tout, ton avis ne sera pas le seul à compter.

Théandre s’était redressé sur son siège, lançant un regard d’étonnement à sa mère. Cette dernière but un nouveau verre d’eau. La douleur s’était réveillée, perçant ses poumons comme un coup de poignard. Elle regretta aussitôt d’avoir perdu patience, d’autant plus que son fils affichait désormais une expression inquiétante.

- Puis-je me retirer, mère ? Demanda-t-il avec une colère à peine contenue.

Profondément blessée, Mathilde donna néanmoins son accord d’un signe de tète. Le prince se leva et partir hâtivement en direction de sa chambre.

La reine sentit son cœur se serrer et sa respiration d’affaiblir. Elle porta une main à sa poitrine, s’efforçant de se maintenir droite. Ce n’était pas le moment de faire un malaise… Il lui faudrait tenir encore une bonne heure à cette table, afin que les prétendantes n’aient pas à partir trop tôt. Le départ de son fils lui avait définitivement coupé l’appétit, mais elle continua de manger, maintenant ainsi l’illusion d’être une femme en bonne santé.

Malgré la tristesse que cela lui avait inspiré, la réaction de Théandre était compréhensible. Mathilde n’aurait pas demandé mieux que de connaître ses préférences, pour que la fiancée qu’on lui aurait choisi puisse correspondre un tant soi peu à ses attentes, mais il n’avait rien voulu partager avec elle, comme s’il s’était déjà résigné à vivre avec une jeune femme qu’il n’aimerait jamais. La reine se souvenait d’avoir déjà eu cette attitude défaitiste, elle ne pouvait donc pas en tenir rigueur au prince.

Mathilde souhaitait ardemment le bonheur de son fils, mais certaines choses devaient être faites sans le prendre en compte. Un mariage royale était fait avant tout dans l’intérêt du royaume, par conséquent, cela ne signifiait pas que l’avis de Théandre compterait peu. Cela signifiait qu’il ne compterait pas.

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