Chapitre 22- Freya

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–Comment se passe la transformation ?

–Tais-toi et suis-moi, répliqua Freya.

Trop d’oreilles éveillées parcouraient encore le château pour parler librement de leur secret. La Reine avant renvoyé Zorak d’entraîner Oron dans leurs appartements récupérer quelques habits. Trois robes épaisses, fourrées qui les protégeaient du froid. Elle glissa les poignards et Jurkis sous son lit. Pas question de commettre la même erreur que le mois dernier. D’un mouvement d’épaules, elle se débarrassa de son manteau et le fourra dans son armoire. Freya se dévêtit devant le chasseur, plus tendue par sa possible trahison que par son regard.

–Pourquoi es-tu insensible à la magie ? Demanda Freya en délaçant sa chemise.

Le chasseur s’adossa aux poutres du lit, les bras encombrés de robes.

–Je ne dirais pas que je suis insensible. Je ressens sa force. C’est un peu comme les pièges que vous dissimulez en forêt. C’est quoi le nom déjà ?

–Un étau, soupira Freya.

–Voilà, un étau. C’est comme un étau qui veut se refermer mais qu’il n’y parvient pas parce qu’il est trop rouillé.

Sa chemise rejoignit son manteau dans l’armoire. Ne couvrait le haut de son corps que des bandages. Freya sentit les yeux du chasseur dans son dos. Elle aimait bien qu’il l’observe.

–Vous avez beaucoup de cicatrices.

–Si une Reine de la guerre n’en n’a pas, qui les auraient ?

La plus épaisse était un souvenir de son premier vrai combat. Son adversaire, un homme qui faisait le double de sa taille et le triple de son poids en muscles, faillit la couper en deux. Oron abandonna les robes pour s’approcher de sa reine. Avant qu’elle n’ait pu dire un mot, il effleura la plus ancienne de ses cicatrices, sous son omoplate gauche. Constituée de minuscules marques, elle formait un cercle mais était tout aussi immonde que les autres.

–J’ai une cicatrice semblable à la jambe. Elle m’a été donnée par un loup. C’est l’une de vos sœurs qui vous a fait ça ?

Un frisson parcourut son échine alors que ses doigts courraient sur sa peau.

–Oui. Maleïka.

–Elle aurait pu vous arracher le bras. Comment est-ce arrivé ?

Comme toutes ces semaines passées sous la forme d’un Agkar, Freya ne se souvenait de rien. Leur mère leur racontait leurs bêtises à leur réveil. Une fois leur mère décédée, leur conseillers tenaient ce rôle.

–J’étais petite à l’époque et apprenais tout juste à marcher. Plus active que mes petites soeurs, j’adorais jouer, courir et surtout les embêter. J’ai réveillé Maleïka en mordillant son oreille mais elle n’a pas répondu. Je ne voulais pas jouer avec Cilanna qui dormait près de notre mère. Si je la réveillais, je prenais le risque d’interrompre le sommeil de ma mère. J’ai eu la brillante idée de tirer sur la queue à Maleïka. Elle s’est jetée sur moi et a mordu de toutes ses forces dans mon épaule. J’ai mis quelques mois à pouvoir la bouger correctement.

C’est ainsi que sa mère exposait les faits avant de punir Maleïka. Freya avait eu ce qu’elle méritait.

La Reine s’arc-boutait pour mieux exposer sa cicatrice. Les crocs de sa sœur s’imprimaient à jamais dans sa chair sous la marque de plusieurs formes triangulaires. Le pouce d’Oron glissa le long de sa colonne vertébrale. Zorak parcourait aussi ses cicatrices de ses mains, les embrassait lorsque la tension sexuelle montait. La différence dans ces gestes s’illustrait par l’intention. Oron prenait son temps et à chacune de ses caresses un rat semblait labourer l’intérieur du bas-ventre de la Reine. Perplexe et confuse, elle s’écarta.

–Nous avons du travail.

Elle enfila une chemise trouée, troqua son pantalon et ses bottes de cuir contre un ensemble plus miteux.

–Quel est l’intérêt de changer de vêtements ?

–Si la transformation me prend de vitesse, je préfère que ce soit ces vêtements que l’Agkar déchirera plutôt que mes autres affaires. Par mesure de précautions, nous préférons nous habiller comme des domestiques si quelqu’un aurait la malchance de nous voir malgré le sortilège.

Elle prit un manteau rapiécé qui tombait jusqu’à mi-cuisse et recouvrit sa tête du capuchon.

–Personne ne doit voir la couleur de nos cheveux.

–Vous êtes bien préparé, commenta Oron en récupérant les habits entassés sur le lit.

–Ca ne t’a pas empêché de me découvrir.

–Tout le monde n’a pas ma résistance à la magie.

Freya se hissa sur la pointe des pieds pour attraper de minuscules Jurkis, à peine plus grandes que sa paume.

–Mes sœurs ne veulent pas que je prenne une arme mais je me sens plus en sécurité lorsque j’en ai une.

–En quoi avoir une arme est-il dangereux ?

–La transformation est une étape violente. Tu n’as vu que quelques minutes la dernière fois. En réalité, elle est bien plus longue et douloureuse. Parfois nous mettons plus d’une heure avant de devenir des Agkars.

–Il n’y a aucun moyen de l’empêcher.

Freya secoua la tête.

–Cette malédiction nous est étrangère. Nous ne savons presque rien sinon qu’elle vient de notre mère, qu’elle dure entre cinq et neuf jours et nous ne nous souvenons rien de ce qui s’est passé. Le vide total.

–Alors ce n’est pas vous qui décidez qui tuer et comment ?

–Non, comme je te l’ai dit, le peu que nous savons, c’est grâce aux Reigiiens qui se plaignent d’une meute de loups qui se nourrissent d’humains. Pour d’autres nous ne sommes qu’une œuvre du mal, les enfants du démon.

Freya éteignit les chandelles, étouffant la flamme entre le pouce et l’index humides.

–Il nous quelques minutes avant que le sortilège ne se lève. Nous laissons toujours un peu de temps s’écouler entre le début de l’enchantement et notre disparition. Tu as le droit de poser des questions jusqu’à ce que je te dise, après, tu devras te taire. Compris ?

Oron s’assit sur son lit, les jambes croisées au niveau des chevilles. Il prenait appui sur ses avant-bras.

–Je ne suis pas votre élève.

–Tu n’en n’es peut-être pas un mais tu te comportes comme un gamin écervelé. Il faut que tu choisisses ton camp. Es-tu avec nous ou contre nous ?

La Reine appuya sur chacun des mots de sa dernière phrase. Elle se voulait menaçante. Le chasseur soupira, renversa sa tête en arrière.

–Pourquoi est-ce que vous tuez si vous n’y êtes pas obligées ?

Freya se retint de lui lancer la carafe à la tête.

–N’as-tu rien écouté ? Tempêta la jeune femme. Ce n’est pas nous qui tuons mais les Agkars. Pourquoi eux tuent ? Je n’en sais rien.

La limite entre les deux ne se voulait pas aussi distincte. Comment avouer qu’elle se sentait en phase avec l’animal, qu’elle l’appréciait malgré ses assassinats répétés ?

–Quelle différence ?

–Nous n’avons pas choisi d’êtres maudites, ni de massacrer un peuple que nous protégeons. Tu crois que c’est facile lorsqu’on nous apprend le nombre de victimes qui ont expiré leur dernier souffle entre nos mains et que nous sommes incapables de nous rappeler leur visage ?

–Mais vous tuez aussi lorsque vous vous battez, en quoi est-ce différent ? Et ne me racontez que vous vous souvenez de chacun idiot dont vous ôtez la vie ni que vous les commémorez. J’étais là lorsque vous avez fêté votre victoire après la guerre contre Shagal. Vous n’avez pas songé à ses morts, votre armée s’est enivrée et vous avec. Ne me mentez pas, je sais que vous avez accepté l’Agkar.

Freya se mordit les lèvres, incapable de répondre. Elle exprimait le point de vue de ses sœurs et non le sien. Oron lisait le mensonge, le subterfuge sur son visage. Au lieu de prononcer ce « oui » qui lui coûtait tant, elle massa son crâne et ses yeux.

–Qu’aurais-tu fait à ma place ?

–La même chose.

–L’accepter… C’est cruel de le faire mais c’est la seule manière pour vivre une vie un tant soit peu normal. Le reconnaitre comme mien, c’est de ne plus lutter contre ce que je suis. Tu m’en voudrais pour ça ?

Freya versa du vin dans son verre.

–C’est une protection.

–Et aussi une partie de votre nature profonde.

–Oui. Mes sœurs veulent s’en débarrasser mais moi, maintenant que je l’ai accepté, je ne voudrai plus m’en défaire.

Elle rit pour soulager ses nerfs.

–C’est contradictoire ce que je dis. Je parle de protection puis de reconnaissance. Ça n’a aucun sens.

–Si, répliqua le chasseur. Vous vous êtes trouvée avec ce loup.

Oron se laissa retomber sur le lit. Il étendit ses mains pour toucher le tissu des draps.

–C’est de la bonne matière. Vous avez dû le payer cher.

–C’est triste d’en arriver à ce point-là. Pourquoi un loup d’ailleurs ?

Freya n’écoutait plus le chasseur. Elle discutait seule avec ses pensées.

–Pardon ?

–Pourquoi est-ce qu’on parle de nous comme des loups ? La brève image que j’ai eu de ma sœur ressemblait plus à un renard croisé à un taureau qu’à l’élégant animal qui hurle à la lune.

–C’est la tête. Un museau allongé, des oreilles longues, fines et pointues, des petits yeux vifs, la queue touffue et la fourrure rouge.

–Quelle image ! Ricana la jeune femme.

A travers ses fenêtres, Freya vit la brume s’épaissir.

–L’Agkar a faim de chair humaine et soif de sang. Je ressens déjà l’appel. Ça commence. D’abord, il y a la brume puis le brouillard s’épaissit avant de devenir opaque. Nous allons en forêt pour nous transformer. C’est moins dangereux là-bas que dans le château.

–Je sais. Je vous ai déjà suivis deux fois.

La jeune femme inclina la tête, signe de perplexité et d’incompréhension.

–Deux fois ?

–La première, vous étiez toutes les trois. Je ne comprenais pas ce qui se passait alors je vous ai suivi. Au début, j’avais l’intention de vous demander ce qui se tramait et surtout pourquoi vos domestiques ressemblaient à des macchabés ambulants. Enfin, j’ai vu que vous non plus n’étiez plus tout à fait humaine. Alors, j’ai fait l’unique chose qui me semblait intéressante : vous suivre. J’ai assisté à toute votre transformation. Puis la seconde fois, vous connaissez l’histoire.

–Tu ne pensais pas m’en avertir avant ?

Freya s’installa au fond de son fauteuil et ferma un instant les yeux.

–Qu’est-ce que ça change après tout ? Nous allons bientôt partir. As-tu une arme ?

–Oui, dans ma boote.

La Reine haussa un sourcil.

–Est-ce que je t’en ai donné une pour les tenues ?

Le chasseur farfouilla dans les robes sans rien trouver.

–Prends ça et cache là.

Elle lui tendit deux Jurkis.

–Maleïka ne doit pas être au courant. Il nous reste quelques minutes encore.

Sa tête se renversa en arrière, ses paupières papillotèrent. Elle inspira lentement alors que les tiraillements devinrent plus douloureux dans ses membres. Ses doigts tremblèrent.

–Mes sœurs aiment passer l’après-midi avant la transformation ensemble. La présence de l’autre les rassure. Nous procédons lorsque nous sommes ensembles

–Mais, vous, vous préférez rester seule, devina Oron.

–J’ai toujours été habituée à résoudre mes problèmes sans l’aide des autres. Nous sommes peut-être triplés mais nous ne partageons aucun lien spécifique des jumeaux. Pas moi, du moins.

–Pourquoi m’avoir pris avec vous si vous préférez la solitude ?

–Tu préfères que Maleïka t’apprenne les essentiels de la transformation ? A coup de crocs et de griffes ?

Un rire secoua la poitrine d’Oron.

–Je suis un chasseur qui aime les femmes. Si j’ai l’un et l’autre, je saurai me débrouiller.

–Tu t’y es tellement bien pris que nous avons toutes voulu te tuer. Je te félicite pour cette technique de séduction.

Soudain Freya n’eut plus d’air. Elle se pencha en avant, les coudes sur les genoux et se força à inspirer. Au bout de quelques secondes, ses poumons ses alvéoles se dilatèrent.

–Il temps d’y aller, haleta-t-elle.

Le chasseur souffla sur les bougies restantes. La dernière flamme papillota avant de s’éteindre les plongeant dans l’obscurité. Discrètes malgré les brèves contractions de ces muscles, Freya se glissa dans le couloir.

–Imite-moi, le rabroua-t-elle alors qu’il progressait au centre du corridor tandis que la jeune femme rasait les murs. Un peu de discrétion, bon sang.

Les quelques domestiques qu’ils croisèrent firent peine à voir. Hagards, plus morts que vivants, leurs regards vides se posaient sur la Reine et le chasseur sans les reconnaitre. Son père lui racontait souvent les histoires de personnes n’ayant plus d’âmes, condamnés à errer pour l’éternité. Jamais elle n’aurait pensé en rencontrer dans son propre château.

–Ils font froids dans le dos, commenta le chasseur.

–Tais-toi.

Les domestiques les plus résistants à la magie succombaient peu à peu. Freya obligea Oron de se cacher sous les rideaux ou derrière les armures pour échapper aux regards qui se voilaient.

–Vous ne pouviez pas rester en forêt toute la journée ? Pesta le jeune homme après s’être cogné la tête.

–Et si tu étais moins pataud et grognon, nous serions déjà dehors à l’heure qu’il est.

–Moi, pataud et grognon ? Jamais.

–Tu as raison : tu es pire. Maintenant, ferme la pour de bon où je te bâillonne.

–Vous aimez trop ma voix pour le faire.

Agacée, elle se retourna pour lui envoyer un coup de pied dans ses parties génitales. Il gémit en s’arc-boutant.

–Tu entends ça ? Murmura-t-elle en pointant l’index vers l’obscurité qui s’empressait de les avaler. La pénombre ne demande qu’une chose : le silence.

Elle repartit sans l’attendre. Quelques minutes plus tard, ils rejoignirent Maleïka et Chrysentia. Toutes deux observaient le chasseur d’un œil sombre, s’attendant à ce qu’il commette un acte irréparable.

–Nous sommes à l’heure pour une fois, dit la sorcière en pivotant sur ses talons.

Le corps de Maleïka était encore humain dans sa totalité mais celui de Freya semblait être pris de froid tant ses membres tremblaient.

–C’est encourageant, déclara Chrysentia en étudiant sa silhouette. Nous attendrons notre repère avant que tu ne deviennes Agkar cette fois.

–Cilanna se transforme seule ? Intervint Oron.

–Oui. Mais pour le reste, nous n’en savons pas plus. Reste-t-elle seule ou rejoint-ele ses sœurs, même moi, je l’ignore.

–C’est vous qui avez lancé le sortilège, n’est-ce pas ?

–Surpris, jeune homme ? En route.

Chrysentia doubla les jumelles pour s’engager dans la forêt. Après un dernier courroucé au chasseur, Maleïka lui emboita le pas.

–Quel accueil !

–A quoi t’attendais-tu ? A ce qu’elles te soient reconnaissantes ?

–Je protège tout de même votre secret !

–Elles ne le voient pas ainsi. Et moi non plus d’ailleurs.

–Et comment vous me voyez ?

–Comme un violeur et un menteur.

Les silhouettes des deux femmes disparaissaient dans le brume lorsque Freya se détourna d’Oron pour les suivre.

–Bon d’accord, j’ai menti mais un violeur ? Où est-ce que vous êtes allée chercher ça ?

–Tu as violé mon intimité, donc tu es un violeur.

–Votre intimité ? Répéta-t-il abasourdi.

–Tu m’as suivi à mes détriments et tu as vu me… Le changement de mon corps en Agkar. Ces quelques éléments te suffiront ou tu as besoin que je détaille le reste ?

–Je vais m’en tenir là.

–Sage décision.

Freya marchait rapidement, aussi vite que les soubresauts de ses jambes le permettaient. En quelques minutes, elle rattrapa sa sœur et Chrysentia.

–Est-ce que vous pourriez m’expliquer comme fonctionne le sort ? Demanda le jeune homme à la sorcière.

–Pourquoi ? Tu es un sorcier ?

Son regard ressemblait à celui d’un aigle : perçant et plongeant dans votre âme pour dévoiler les pires secrets.

–Euh… Non.

–Alors, il ne sert à rien que je te l’explique. Tu ne comprendrais pas la moitié de ce que je raconterais.

–Chrysentia, soupira Freya.

–Mais puisque ma Reine l’ordonne, je vais croire que malgré ta basse naissance tu as quelques notions élémentaire de magie et peut-être, si tu as de la chance, un soupçon, même infime, d’intelligence.

La jeune femme pressa sa sœur d’avancer.

–Tu ferais mieux de t’habituer à sa présence, il sera avec nous lors des prochaines transformations.

–Il ne devrait pas être là.

–Tu préfères le laisser vagabonder seul au château ? Chrysentia saura lui enseigner la démarche à tenir.

–A-t-il assez de cervelle pour le retenir ? Je n’ai aucune envie de lui confier ma vie.

–S’il avait voulu nous trahir, il l’aurait déjà fait.

Maleïka accrocha son regard.

–Ou il attend juste le bon moment pour retourner sa veste.

Soudain, elle se courba, les deux mains plaquées sur les tempes. Un cri d’agonie sortit de sa bouche. Freya remarqua que ses talons s’élevaient légèrement et qu’elle marchait sur ses orteils.

–Avance.

La Reine l’attira contre elle et la força à marcher.

–Nous sommes bientôt…

Freya ne termina pas sa phrase ; son poignet venait de se tordre.

Maleïka se redressa, indemne.

–Une petite douleur passagère.

Elle voulut glisser une main sur son dos mais Freya la stoppa.

–Je veux y arriver seule.

Encore une fois, la transformation la trouvait en première. Les deux jeunes femmes progressèrent lentement sur le chemin. Chrysentia et le chasseur les dépassèrent pour leur ouvrir la voie. Avant de se glisser dans leur cachette, Freya observa Oron une dernière fois.

–C’est maintenant que tu choisis ton camp.

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