42 – Alice : Réintégration

9 minutes de lecture

Être de retour dans un environnement relativement habituel, au moins au niveau de l’architecture, produit une étrange sensation de nostalgie et de mélancolie. Même si elle n’a pas encore retrouvé la gravité, le mobilier et les logos familiers lui donnent presque l’impression d’être revenue dans le centre de formation de Kampala. Et pourtant, quelque chose lui manque.

Durant l’entretien, plutôt banal jusqu’ici bien qu’assez long, l’administrateur Rombes est parti s’absenter quelques instants pour régler une affaire urgente. Alice patiente seule dans le bureau, imaginant de petites créatures imaginaires cachées dans l’environnement et évoluant comme si les différentes lignes du décor étaient des murs ou des sols. Durant ses explorations mentales, elle invoque involontairement l’interface de son link.

L’appareil n’a accès à aucun réseau en dehors de celui de l’Akasha et pourtant il lui a ajouté de nombreuses informations dans son espace virtuel. Chaque étiquette, chaque plaque et même la structure des coursives semble avoir été analysée et intégrée dans un plan d’une grande précision. S’il est très largement incomplet, il lui permettra de retourner à n’importe quel point sans délais.

Par curiosité, elle demande lui de tracer le chemin vers l’Akasha, entrant la requête en écrivant dans l’air, son doigt passant du clavier virtuel aux prédictions d’un mouvement fluide. En moins de six gestes, sa demande est entrée et le résultat se matérialise sous la forme d’une bande violette dessinée au sol, traçant la route directement par-dessus l’espace réel. Tout ça, sans avoir le plan original, en seulement six gestes. Observant autour d’elle, elle aperçoit la forme presque triangulaire de l’Akasha qui brille d’un halo à travers les murs, bien plus bas.

« Et ce n’est qu’un tout petit avant-goût des colonies… », se murmure-t-elle, impressionnée.

Le retour de l’administrateur la sort de son songe et répétant discrètement le même geste, elle fait disparaître l’interface immatérielle. L’homme s’installe à nouveau sur son siège. Alice ne comprend pas cette volonté de conserver le mobilier terrien y compris dans les zones qui sont en permanence en apesanteur. Sur l’Akasha, les sièges du mess et de l’atelier se justifient : ils sont surtout utiles pendant les phases de poussée où la gravité artificielle due à l’inertie peut monter jusqu’à un bon G d’après ce que lui avait expliqué Feyn. Mais là : un bureau et des chaises ?

L’homme reprend brièvement : « Désolé pour cette interruption. J’ai peur que nous devions remettre la fin de cet entretien à plus tard. Je vais demander à Ilenia de vous conduire à votre chambre. Elle vous présentera au reste de la section d’ingénierie. Bienvenue à bord Cadette !

– Merci monsieur, répond Alice incertaine. Quelque chose ne va pas ?

– Oh, ne vous en faites pas. Ce sont les choses habituelles qui vont avec la charge d’administrateur. », lui explique-t-il en la raccompagnant dans la coursive. Alice n’est pas vraiment convaincue par l’excuse de l’homme et se demande si ce qui l’appelle est en relation avec les adversaires de Feyn et Tsadir.

En ouvrant la porte, elle tombe nez à nez avec une femme portant l’uniforme administratif de Sol6 et dont la plaque d’identification la désigne comme : « Ilenia Cappellini, Assistante administrative ». Rombes lui ordonne : « Parfait, Ilenia. Montrez-lui sa chambre et allez lui présenter l’équipe. »

La femme fait une révérence et referme la porte derrière Alice. Elle l’accueille alors : « Bonjour ! Je suis Ilenia Cappellini, j’aide Mikaël aux tâches quotidiennes.

– Bonjour, je suis Alice Noterger, se présente la cadette.

– Viens, je vais te montrer ton nouveau chez-toi ! », l’invite l’assistante.

Évoluant à travers les coursives de l’administration, Ilenia poursuit sa présentation : « Je ne sais pas s’il t’a parlé de l’équipe, mais tu vas rejoindre la meilleure équipe de la station. Avec les commandes récentes de l’ONU pour constituer la nouvelle flotte de défense planétaire, on ne manque vraiment pas de travail ici.

– Il y a beaucoup d’autre cadets ici ? demande la jeune femme.

– Non, d’ordinaire ils sont formés sur les colonies : le ravitaillement de la station revient à assez cher et nous préférons employer ce ravitaillement dans la production, dément-elle. Mais j’ai cru comprendre qu’un de vos collègues de Kampala était arrivé ici récemment.

– Qui ça ? s’intéresse Alice.

– Hmm… », la fait-elle patienter alors qu’elle effectue une recherche sur le réseau. « Ah voilà : Joshua Irwani, retrouve-t-elle.

– Je croyais qu’il avait choisi le chantier orbital lunaire… fait remarquer Alice.

– Je suppose qu’il a dû revoir son choix alors, plaisante l’assistante.

– C’est possible. », accepte la cadette peu convaincue.

Les voici qui arrivent dans la section qui héberge les quartiers des ingénieurs. Si les locaux administratifs de Sol6 sont certainement parmi les plus luxueux de la station, les espaces de vie de la section « Ingénierie spatiale », ne sont pas en reste. Avec leurs murs blancs soulignés d’une bande bleue à mi-hauteur et les barres de maintien, même les coursives font propres pour une station qui sert principalement de chantier spatial. Lentement, Alice réalise que son appareil continue de tout cartographier : au moins, si elle se perd, elle aura un moyen de retrouver son chemin.

L’assistante la conduit au fond d’une coursive et lui présente l’avant-dernière porte sur la gauche : « Voici vos quartiers ! ». Alice pose sa main sur le lecteur biométrique et la porte s’ouvre. À l’intérieur, l’espace est relativement exigu. En vérité, il serait sans doute scandaleux sur Terre ou dans un espace bénéficiant d’une gravité. Mais l’apesanteur permet de nombreuses optimisations de l’espace : le lit est sur un « mur », la salle de soin – l’équivalent de la salle de bain et des toilettes – est en face de la porte et ne doit pas faire plus de deux mètres cubes. L’espace de travail est une tablette inclinable accrochée au mur faisant face au hamac. Le sol et le plafond sont des armoires qui abritent de quoi ranger une grande penderie et de nombreuses autres affaires. En somme, la chambre est plus complète qu’une chambre d’hôtel terrestre.

Alors qu’Alice commence à s’habituer à l’agencement spatial de sa chambre, Ilenia reprend ses explications :« Les repas sont pris à la cantine, elle se trouve au bout de la coursive sur votre gauche en revenant sur nos pas.

– D’accord, acquiesce la cadette.

– Je t’ai créé un compte sur le réseau, tu peux y accéder sur le terminal au mur. J’ai déjà annoncé ton arrivée. Normalement, tu dois déjà avoir reçu plusieurs messages de bienvenue.

– Merci, hésite Alice.

– Je vais te laisser une heure pour que tu puisses t’installer. Tu peux prendre une douche et te changer si tu veux : il y a des uniformes dans la penderie en haut, je pense qu’ils sont à ta taille.

– D’accord, répond Alice.

– À tout à l’heure ! », lui dit-elle en sortant de la chambre.

La porte refermée, Alice la verrouille à partir du module de contrôle. Ilenia a raison : une « douche » lui ferait du bien. Elle traîne dans ces mêmes vêtements depuis plus de vingt-quatre heures.

Se déshabillant, Alice constate qu’elle n’est pas encore complètement remise de l’incident. Le miroir de la salle de soin lui renvoie une version d’elle-même fatiguée. Déjà qu’elle n’aime pas vraiment son corps qu’elle trouve irrationnellement trop vulgaire, elle a maintenant l’air négligée en plus.

Laissant ses vêtements dériver dans la pièce principale de sa chambre, elle s’enferme dans la salle de soin. Prendre une douche en apesanteur ne se fait absolument pas comme sur Terre : ici, s’asperger d’eau au jet conduirait presque inévitablement à la noyade. Alice se saisit d’une petite serviette blanche accrochée à un velcro et l’imbibe d’un peu d’eau et de savon. Elle frotte alors son corps.

L’eau bien que tiède, lui paraît particulièrement froide : autrefois, Nyanya lui reprochait souvent de mettre l’eau si chaude que la vieille dame se brûlait presque en voulant l’aider. Si elle pouvait changer de corps, elle en prendrait un qui n’aurait pas froid. Ça, c’est sûr.

Une fois complètement enveloppée de savon, Alice ressent cette sensation qu’elle avait gamine : lorsqu’elle était enfin débarrassée de la Terre après plusieurs jours de vadrouille avec les fils de Nono… Une époque qu’elle ne regrette pas. Raccrochant la serviette gorgée de savon au velcro, elle se saisit d’une seconde, plus grande, et commence à se sécher avec. Une fois complètement sèche, elle raccroche le tissu à côté de l’autre, au-dessus du système de ventilation pour qu’ils sèchent. Ses cheveux frisés partent en tous sens et doivent encore finir de sécher.

Propre, elle retourne dans la chambre, constatant que sa tenue précédente a vaguement dérivé dans l’un des coins de la pièce. Suivant les instructions d’Ilenia, Alice ouvre le placard du haut et en sort un uniforme complet, emballé dans une pochette plastifiée pour en faciliter le rangement dans le placard.

Refermant ce dernier du pied, la jeune femme extrait sa nouvelle tenue du plastique et s’en habille. Les vêtements sont un peu serrés, mais elle s’en accommodera. Revenant près du sol, elle récupère ses anciens vêtements et les range dans la pochette transparente. Après l’avoir fermée, la cadette accroche l’ensemble à la surface en dessous du terminal, maintenu par les aimants placés aux coins.

Revenant au placard du plafond, elle trouve un petit élastique dans une boîte réservée aux accessoires. Prenant soin de ne pas en éparpiller le contenu, la jeune femme extrait doucement l’élastique et referme le couvercle transparent avant de tout replacer dans son espace d’origine. Alice, luttant un peu, regroupe ses cheveux en arrière et les attache.

Après l’avoir récupéré, elle invoque l’interface de son link. La cadette constate qu’il a automatiquement lancé un minuteur pour mesurer le temps restant avant le retour estimé d’Ilenia. Il lui reste encore une bonne demi-heure.

Alice se dirige vers le terminal mural et pose sa main à la surface. L’appareil s’allume et valide son accès. Curieusement, son Link lui propose de s’associer avec. Alice hésite quelques instants puis accepte l’opération. Immédiatement, la tablette s’éteint et son interface se retrouve projetée dans l’espace virtuel de la cadette.

Comme promis, son flux de nouvelle est rempli de messages de bienvenue. Apparemment, une grande partie de l’équipe semble heureuse d’avoir « un peu de renfort ». Elle a aussi reçu des messages privés, trois en tout. Le premier est un message de drague qui lui fait avoir de la peine pour son expéditeur. Alice l’efface. Les deux autres ne sont pas signés et ont probablement été envoyés par des anonymes, à moins que quelqu’un ne s’appelle vraiment « sdqvhfl » ou « zuycxbe ». Le contenu du premier message place Alice dans un état de consternation : « Alors sale pute ? On vend son cul aux colonies et tu penses revenir comme ça ? La queue de ton raton laveur n’est pas… ». Alice ne termine pas la lecture du message et le supprime. Déjà sur Terre, elle avait eu ce genre de problèmes, mais d’expérience, elle sait que ce genre de type ne fait jamais le malin quand elle vient demander des comptes.

Évidemment, le second message est de la même teneur : sa syntaxe et le vocabulaire choisi lui permettent d’établir qu’il s’agit probablement de la même personne. Après réflexion, elle annule la suppression du premier message et range les deux dans un répertoire qu’elle nomme « pièces à convictions ». Si les choses venaient à dégénérer, elle aurait quelques munitions.

Reprenant son calme, comme elle a toujours su le faire, elle décide de se concentrer sur une autre tâche. Et si on essayait d’en savoir un peu plus sur ce Joshua ? Alice affiche l’organigramme de la section et recherche l’homme dedans. L’opération lui prend plus de temps qu’elle ne l’avait imaginé. Et pour cause : sa photo ne correspond pas du tout au Joshua qu’elle connaît. Qui que ce soit, c’est un imposteur !

La nouvelle est très grave, mais en sa qualité de nouvelle venue, il lui semble difficile de pouvoir compter sur l’administration. Alice ira en parler à Tsadir quand elle en aura le temps. En attendant, elle pourrait peut-être garder un œil sur lui, elle-même ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Sylvain "Greewi" Dumazet ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0