Les Rafleurs

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— Prends mon drap ! qu'il lance avec un sourire trop large pour sa caboche. J'vais te chercher une palette à la regratte.

Après avoir causé, le temps d'une averse, de leurs tristes vies autour du braséro, Émile lui jette dans les bras une vieille bâche fouettant la vase et la sueur avant de disparaître à la dérobée au coin de l'allée Baltard. La toile dans les mains, Joe reste plantée là un moment à regretter son petit chez elle. Elle inspecte la chose avec dégoût ; quelques écailles sont encore collées au drap et semblent avoir fait corps avec. Le son familier d'une bonne mandale la tire de son observation. Derrière le pavillon des équarrisseurs, deux hommes se prennent le bec au sujet de leur dernière prise. Elle n'entend que quelques rumeurs et décide d'aller écouter d'un peu plus près la chicane.

Il fait nuit noire et les deux gredins édentés restent prudemment à bonne distance des rares réverbères qui bordent les Halles. Cachée derrière les étaux nauséabonds des volaillers, Joséphine épie.

— Pourquoi qu'tu l'as saigné, Michel ?! On nous a d'mandé du frais, pas d'la carcasse, ils en ont déjà assez sur les bras, ces gens-là !

— Mh... Qu'est-ce qu'on en fait, du coup ? grogne le plus grand, une touffe de poils noirs entre les doigts.

— Même en morceaux ça passera pas pour d'la bonne bidoche... mieux vaut cramer ça avant qu'on nous trouve là.

Des deux, le plus court sur pattes a tout l'air d'être le chef. Le paternel de Joséphine le lui a toujours dit : il n'y a que les patrons pour râler après les autres alors qu'ils ne glandent rien. Le second, fichu comme une asperge, n'a pas l'air bien finaud. Il rassemble quelques planchettes tout en traînant derrière lui la boule de poils que Joe n'identifie pas. Au bout de son nez, un asticot bien gras sort d'un gésier de canard et fait sursauter la gamine qui se cogne et se fige de peur d'avoir été repérée.

— C'était quoi ça ?

— T'occupe. Surement un d'ces foutus rats.

Sur son bûcher de fortune, Michel balance quelques regrettables gorgées d'une gnole faite maison ; le genre de liqueur qu'on boit pour oublier plus vite qu'on a appris. Sa trombine se tord de chagrin à mesure que la flasque se vide sur les planches. Joe est bien curieuse et décide de trouver un meilleur point de vue. Elle contourne quelques carcasses traînant à même le pavé et se faufile sous l'un des étaux pour mieux voir. Ce qu'elle y découvre lui glace le sang : entre deux flammes part en fumée le corps déchiré d'un tout jeune gamin. Crasseux comme il est, il ne vient sûrement pas des beaux quartiers. La peur au ventre, elle pense à nouveau à prendre la fuite, de peur de finir elle aussi écorchée comme une truie. Pourtant, cette fois, la frousse n'est pas un bon moteur et son corps est tout engourdi. Alors qu'elle rampe avec difficulté, un autre saute à pieds joints dans les flaques.

— 'A y est Joe ! Je t'ai dégoté le meilleur plumard de...

Émile laisse tomber sa palette, Joe s'étale de tout son long sur le sol et cesse de respirer. Devant le bûcher, les deux silhouettes noires rappellent au garçon les ombres de ses cauchemars et les histoires qui se racontent aux coins des rues. Les rafleurs... qu'il balance avant de prendre ses jambes à son cou. Naturellement, c'est l'asperge qui se jette à ses trousses ; ses cannes lui permettent de plus grandes foulées qui compensent son manque de vivacité. De sa cachette, Joe ne voit rien de la scène, elle n'entend que le martèlement des savates sur le sol détrempé. Elle se relève d'un bond et cherche du regard son compagnon d'infortune. Décidée à le retrouver pour le tirer des ennuis, elle se jette dans l'allée les poings serrés, le visage balafré d'une ride du lion plus profonde qu'une tranchée. Et puis plus rien.

Les oiseaux chantent. Le soleil lui brûle la joue et la tire de son sommeil. Ses yeux errent dans le vague quelques minutes, tout juste le temps de recouvrer ses esprits avant qu'une vive douleur ne lui prenne le crâne. Son regard vagabonde un moment dans la petite pièce décrépite, sur le plafond noirci d'humidité, sur les murs gris à la peinture écaillée, sur le corps tremblant d'Émile étendu sur une paillasse à ses pieds. Les bras du garçon sont lardés d'entailles, sa peau marbrée de pourpre et ses braies, souillées ; il prend alors à Joe l'envie de se lever pour le rejoindre et le consoler. Elle porte une main à son crâne pour chasser la douleur comme on chasse une mouche, et c'est les larmes aux yeux qu'elle ravale sa coquetterie en réalisant qu'elle n'a plus un poil sur le caillou. Une hirondelle se pose sur le rebord de la fenêtre. Entre les barreaux s'esquissent à l'horizon un grand hangar de verre et d'acier. De ses cheminées s'échappe la même odeur qu'aux Halles, celle de la mort et du feu. Une grosse dame ouvre la porte et la referme silencieusement.

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