Rue Saint-Paul, 1871

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Il est assis en bout de table, là, le cul visé sur sa chaise, dans le noir. Depuis la fin du souper qu’il n’a pas bougé d’un pouce. Le père Laplaige fixe la porte, ou du moins ce qu’il croit en être les contours. Cela fait bien des lustres qu’il n’a pas mangé seul à table avec sa bonne femme. À chaque bruit dehors, le vieux sursaute, se tend et se tord pour zieuter par le carreau sans avoir à se lever. Faudrait pas qu’elle arrive et qu’elle pense qu’il l’attendait. Alors, quand ça remue autour de lui, il espère, mais à défaut de voir apparaître sa gamine, c’est sa femme qui pousse la porte avec sa lampe à huile. Il tire une moue, secoue la tête, souffle et grogne, elle revient bredouille de ses recherches.

Entre eux, ça n’a jamais été l’amour fou. Elle, elle n’a jamais été fichue de lui faire un fils, ni même quoi que ce soit d’ailleurs. Lui, lui a ramené la mouflette d’une autre. Forcément, il fallait qu’elle la prenne pour sienne afin d'éviter qu’on les montre du doigt. Amélie avait rapidement développé un peu de tendresse pour la petite, mais comme elle n’était pas arrivée en lui déchirant le ventre, elle ne pouvait lui donner tout son amour. En la voyant revenir si vite, Pierre se doute qu’elle ne l’a pas cherchée bien fort.

— Allez Pierrot, viens t’coucher, qu’elle se contente de dire en jetant sa pèlerine sur le dossier d’une chaise. Je sais qu’elle te manque, mais elle va bien finir par revenir, tu la connais.

— C’est pas elle qui me manque, c’est le vin, répond-il du tac au tac par pudeur. Ramène-moi plutôt une bouteille, ça tu sais l’faire.

Docile malgré tout, la mère Laplaige dégote une bouteille de rouge bien éventée qu'elle pose avec emportement sur la table.

— C’est pas boire comme tu l’fais qui va changer quoi qu’ce soit, bien au contraire. Si t’était pas bourré du matin au soir, elle aurait pas barré la gamine !

— Je t’aime bien, Mélie, mais là tu m'emmerdes fort, qu’il gronde en décollant son arrière-train de l’assise. J’arrêterai de boire quand t’arrêteras de me dire que faut p'us que j’boive ! Allez !

La mère Laplaige pince les lèvres, maudit dans son duvet tous les objets qu’elle touche et finit par aller chauffer les draps. Le nez dans la vinasse, Pierre Laplaige, lui, remonte le temps. Il n’est pas l’un de ces jeteurs de sorts briards, pas comme l’hurluberlu de François, à côté, qui coupe le feu, sèche les verrues, ou fait vomir les bêtes du voisin par la pensée contre deux poulets jaunes. Non. Il n’est qu’un homme qui se traîne une mémoire trop lourde à porter, et qu’il tente tant bien que mal de noyer dans chaque godet qu’il se sert. Alors, dans le dépôt au fond de son verre culotté, ses yeux ne voient plus que les flaques de sang des fédérés qui se mêlent à la fange parisienne...

— Thiers, au pied ! Il faut reculer, Laplaige, ils nous prennent en tenaille ! lui braille le garde national accompagné de son jeune chien. On ne peut rien faire pour eux ! Pierre, bordel, bougez-vous !

Le communard regarde placidement son camarade, puis le cabot, la tête comme dans du coton. Il n’entend rien, ne ressent rien, ne comprend rien. Cette juste entreprise lui avait paru si belle et bien faite qu’il n’avait à aucun moment douté de sa réussite. Pourtant maintenant, entre deux ruines parigotes, résonnent le feu des mitrailleuses versaillaises et les cris des laborieux. Le charpentier se tire à contrecœur du lit de corps qu’il ne voulait se résoudre à abandonner. Les balles fusent de part et d’autre, sifflent, coupent, brisent et percent aussi bien les hommes que les choses. Les quelques survivants de la corporation charpentière et des troupes du général de Maud’huy se rassemblent pour trouver retraite place de la Bastille.

Là-bas, d’autres fédérés traînent les canons, barbotés à Montmartre, sur la terrasse de la gare du chemin de fer de Vincennes. Les barricades sont impressionnantes, chacune défendue par trois pièces d’artillerie. Tandis que certains s’entêtent à vouloir tomber la Colonne de Juillet, d’autres sont envoyés en maraude dans les maisons de la rue Saint-Paul pour diminuer, sans s'embarrasser d’honneur, les effectifs de Thiers-le-Sinistre. Pierre Laplaige, arme au poing et poings serrés, s’engage dans la première baraque dont il peut ouvrir la porte. Il grimpe, non sans souffler, les nombreuses marches permettant l’accès au dernier étage et défonce la porte d’une chambre d’un coup d’épaule redoutable. La bête de somme enlaidie de crasse qu’il est fait tache dans la belle petite pièce rose où une jetée de voilettes poudrées couvre le berceau d’un nourrisson. Alors qu’il passe son coude dans le carreau pour y poser la bouche de son mousquet, le cliquetis d’une arme le surprend. Dans le feu de l’action, Laplaige, qui n’a pas pour habitude de beaucoup réfléchir avant d’agir, se retourne et tire. Son fusil lui tombe des mains lorsqu’il se rend compte de son geste. Les jeunes propriétaires de la bâtisse se sont blottis, enlacés, dans un coin de la pièce de peur que l’un de ces soudards sanguinaires ne vienne leur faire la peau, sans succès. C’est la guerre, après tout, qu’il se dit d’abord pour laver le sang qu’il a sur les mains. Malheureusement pour lui, Pierre n’est pas méchant pour un sou, et bien que révolté par la situation au dehors, il ne peut se résoudre à endeuiller les familles de pauvres gens qui, même s’ils ne partagent pas ses convictions, sont innocents. Dans le berceau, le poupon s'époumone copieusement. Même s’il n’a jamais eu d’enfant, Laplaige a participé de loin au vêlage de quelques génisses à la ferme. Alors il récupère la minote tout maladroit qu’il est, et la serre contre sa chemise moite. À son petit poignet, une gourmette porte son prénom et la date de sa naissance : Joséphine, dix-neuf mars 1871.

— À mort les ploucocrates ! hurle l’un des tireurs depuis les balcons en vis-à-vis avant de tirailler à tout va.

Pierre enveloppe le lardon dans sa couverture et jette un dernier regard sur Paris et sa bataille perdue d’avance. Cette gamine, par contre, devait pouvoir jouir de toute la vie qu’elle avait encore devant elle. Il faudrait qu’il la cache du mieux qu’il peut, qu’elle disparaisse et qu’on ne la retrouve jamais.

Le soleil pointe le bout de son nez et Mélie secoue son aviné de mari. La petite gourmette autour d’un doigt, il tousse, se racle la gorge, puis se refagotte l’air de rien pour noyer le poisson.

— J’vais faire les bestioles, qu’il lance simplement, l'œil mouillant.

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