Paris la belle

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Le train s'arrête enfin. Dans chaque voiture, les voix annoncent en canon le terminus. Les passagers dans leurs beaux habits se lèvent les uns après les autres, sans trop se presser. Certains se plaignent du temps de trajet, d'autres d'avoir les jambes engourdies, aucun n'est bien heureux du voyage. Arquée sous sa banquette, Joséphine est au bord des larmes. De quoi se plaignent-ils, ces gens ? Eux n'ont pas eu à vivre son calvaire.

— Madame, monsieur, jeune garçon, vous avez fait bon voyage ? s'émoie aimablement le gros contrôleur face à la petite famille, d'une voix dégoulinante.

— Je pensais que Paris aurait investi, pour cette ligne, dans l'une de ces locomotives anglaises, vous savez ? Bien plus rapides... Crampton, je crois... vous avez un train de retard, semble-t-il, réplique dédaigneusement le père de famille.

— Oh, vous savez, je suis pas censé en parler, mais il se pourrait bien que cette ligne devienne celle de vos rêves d'ici une paire d'années. Elle relira Paris à Constantinople, et on pourra y vivre avec un confort égal à son chez-soi !

Des trains et de leur vitesse, le bambin à pompon s'en contrefiche. Ses grandes mirettes bleues sont obnubilées par la vision de Joséphine qui désespère de pouvoir quitter son cercueil. Il gazouille en la voyant remuer et tente d'aller à sa rencontre, mais, pendu au bras de sa mère, il ne fait qu'attirer tous les regards vers la resquilleuse. Alors forcément, quand elle entend "fifille", Joe sursaute et se redresse, se cogne et grommelle. Le poinçonneur de billets a la moustache qui frise. Il arque les bras comme ceux d'un bouledogue anglais et se rue, tête en avant, vers sa cible. Entrainé par la lourdeur de sa bedaine, rien ne l'arrêterait si ce n'est la carrosserie du train. Joséphine redoutant de se trouver entre la taule et lui rampe dans l'allée et se jette sur la porte du sas pour l'ouvrir. S'ensuit une course-poursuite effrénée entre les voitures. La petite n'a pas de mal à se faufiler entre les derniers passagers quittant le train, ce qui n'est pas le cas du contrôleur qui bouscule plusieurs personnes en beuglant avant de perdre de vue celle qu'il veut attraper.

Joséphine cavale, bien qu'elle ne soit plus suivie. Elle espère fuir son destin, court avec espoir d'en embrasser un nouveau. Dans sa défiance, les agents de gare et leurs cabots lui semblent menaçants. S'ils ne l'étaient pas particulièrement, c'est à force de bousculades que la petite cambroussarde attire l'attention. Il faut dire que sa dégaine ne passe pas inaperçue, et on la prend rapidement pour une voleuse à la tire ou une gamine des rues. Des coups de sifflet retentissent de tous côtés et la chasse à courre est lancée.

À cette heure et partout ailleurs, le ciel est clair et le soleil encore haut. Paris, elle, évolue sous une cloche emprisonnant d'épais nuages noirs et un air vicié. À sa sortie de la gare, Joséphine est écrasée par les hautes bâtisses haussmanniennes dont elle ne perçoit même pas les toits. Pour semer les clabauds à ses trousses, elle s'enfonce à l'aveuglette dans un coupe-gorge, s'éloignant du boulevard de Strasbourg. La pluie commence à battre le pavé. Dans la fange ses pas résonnent comme les battements du coeur qui s'affole dans sa poitrine. À chaque coin de rue, son regard croise ceux d'hommes et de femmes qui n'ont pas l'air moins miséreux que ceux de son village, mais bien moins sympathiques. Joe se demande alors si la capitale qu'elle a tant fantasmée n'était pas qu'un gros bobard destiné à piéger les petites idiotes. À bout de souffle, elle s'arrête. L'air chargé du quartier des Halles lui brûle la gorge. Les aboiements des chiens se sont tus et il n'y a plus d'audible que le murmure des rues qu'elle sillonne.

Entre les ateliers, l'odeur des charognes lui est insupportable. Derrière un étal de tripes laissées en plan, un gamin à peine plus vieux et tout gringalet fait brûler un tas de planchettes mouillées pour se réchauffer. Ses nippes sont crasseuses, sa peau déchirée. Joséphine s'approche, prudente, et avance les mains vers le feu. Les deux enfants se regardent placidement comme deux bovins pendant de longues minutes.

— Toi aussi t'es toute seule, mh. Moi c'est Émile.

— Mh. On m'appelle Joe.

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