Second son de cloche

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Le gamin Dutertre, attachant dadais d'une quinzaine d'années, s'est débarrassé de toutes ses miches de pain en moins de temps qu'il en faut pour le dire. La fibre commerçante, il ne l'a pourtant pas et on le lui rappelle souvent. Entendre son paternel lui hurler dessus depuis la demi-heure d'aller "choper le tire-laine" l'a sûrement aidé un peu ; ça ou d'avoir eu la vision étrange du Joe avec une longue tignasse bouclée de poulette.

De Joséphine, il ne sait rien. Il ne connait que Joe Laplaige, un gamin gouailleur de quatre ans son cadet toujours assis au pupitre du fond près de la fenêtre dans la classe unique du village. Ils ont déjà fait une partie de billes ensemble, causé vite fait comme ça dans le couloir, fumé à dix une cigarette volée dans le veston de monsieur Pontet, l'instituteur, mais c'est bien tout. Le Joe n'est pas loquace, n'a pas beaucoup de copains. Il bosse dur en classe comme à la ferme, tout en faisant son lot de conneries à côté. Un môme presque comme les autres, en somme.

Planté au milieu de la Grand-Rue, Paulin rassemble son petit pécule, quelques francs germinaux : quatre ou cinq pièces d'argent crasseuses restées trop longtemps dans les mains moites d'un paysan. Il se dirige vers la gare où ont disparu les deux tireurs de pain, suivant les traces de bottes et de pattes.

Le soleil cogne le quai et se réverbère sur les rails encore chauds. Au coin de la gare, un type est bien à l'ombre dans sa petite guitoune. Malgré son nez qu'il a trop gros et sa moustache trop hirsute, on ne lui donne pas la vingtaine. Il toise de haut le petit boulanger, comme si ses trois ans de plus et sa pomme d'Adam proéminente pouvaient le justifier.

— T'éprouves la prise au vent de ton pif, Arthur ? lance Dutertre. Allonge plutôt un billet pour la capitale.

— Pour Paris ? Qu'est-ce que tu vas glander là-bas ? T'as déjà du mal à t'y r'trouver entre ta gauche et ta droite.

— Elle arrive quand, la prochaine locomotive ? se contente-t-il de répondre en échangeant ses trois francs six sous contre une place en troisième classe.

— Va pas falloir être pressé, la courge, pas avant l'souper, sinon c'est l'omnibus ! rétorque Arthur en dévoilant ses chicots tordus.


Paulin souffle comme un bœuf et tend sa paluche enfarinée.


— Rends-moi mes pièces, j'vais marcher alors.

— Ah ça non, la maison n'fait pas dans la charité, pas d'remboursement. Puis t'façon j'ai pas la clef d'la boite, argue le Arthur qui semble très fier des saletés qu'il s'apprête à déblatérer. S'il te faut vraiment d'la monnaie, retourne vendre tes miches, Dutertre !

Paulin tourne les talons la mine basse, la répartie aussi fluctuante que le courage. Assuré de ne pas voir son train ni d'autres tortillards sur le rail, il décide de suivre la voie jusqu'à la prochaine halte. Boudiné dans son habit, il se traine comme un Percheron attelé à une carriole trop lourde, le crin collé aux joues, le ventre scié par son tablier. La trogne tordue face au soleil déclinant, il marche quelques centaines de mètres avant de voir au loin une tache brune se ruer vers lui. Par instinct, il fait demi-tour et rebrousse chemin sans même avoir une vague idée de ce qu'elle est, en battant laborieusement l'air de ses coudes comme un bambin fuyant les vagues sur une plage de Vendée.

Il meurt de chaud, le vieux Thiers, son quignon de pain dans la gueule. Depuis qu'il a été fichu à la porte du train, il cavale pour rentrer au pays et retrouver un visage connu ; alors forcément qu'en voyant le fils Dutertre, le voilà en joie. Il n'a pas de mal à le rattraper, le cabot est encore vif, le gamin lourdaud. Il lâche son bout de pain et happe la jambe du pantalon de Paulin qui s'effondre, la margoulette dans le gravier chaud. Dutertre se relève en geignant comme un blessé de guerre, remarque qu'il n'a rien et s'essuie le nez avant de porter son attention sur le Beauceron.

— J'aurais pu me fendre le crâne sur le rail, ou pire encore, devoir rentrer cul nu au village !

Le chien s'en fiche un peu, des miches de Paulin. Il va chercher les restes de la sienne puis les recrache aussi sec sur les savates du petit boulanger. Dutertre est fiérot d'avoir retrouvé le pain perdu, mais percute assez vite que la miche et le chien lui sont revenus sans le Joe.

— Il est où, ton maître ? demande-t-il à Thiers en se baissant, les poings sur les hanches qu'il a trop larges pour un garçon, comme si le chien allait lui répondre.

Thiers a connu douze ans de cette terre, mais il ne parle toujours pas couramment le français. Il se contente d'aboyer deux ou trois fois et de faire volte-face en trottinant, prêt à faire un Longueville-Paris d'une traite.

— On va aller jusqu'à Nangis, ça sera déjà bien. À mon avis il a eu trop peur de s'faire prendre et l'a quitté l'train.

Saint-Martin-et-Saint-Magne derrière ses remparts sonne l'Angélus du soir, et les deux pèlerins passent les portes du village. Les ventres sont vides et les yeux piquent, bien qu'il ne fasse pas encore nuit. À Nangis le ciel est rose, la nuit s'annonce chaude ; ce qui tombe bien puisque Dutertre n'a plus un sou. Près de l'église, il chaparde quelques fruits sur les arbres du curé et décide de dormir à la belle étoile.

— Ça pourrait être pire, le chien. Au moins ça flottera pas ce soir.

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