Les yeux fermés

5 minutes de lecture

Un verre de jus d'orange et une barquette de fraises du jardin sous un beau soleil d'été.

Des fraises du jardin… de SON jardin. Elle n’en revenait pas elle-même.

Coincée depuis trop longtemps dans un appartement ridiculement petit, situé à deux pas de son travail trop envahissant, elle étouffait.

Elle était venue travailler à la capitale comme beaucoup d’autres jeunes avocats, attirée par les douces sirènes d’une réussite professionnelle.

Elle a travaillé, beaucoup, beaucoup trop. Elle a répondu présente à toutes les sollicitations des associés senior. Elle espérait acquérir une solide expérience pour pouvoir ensuite voler de ses propres ailes. Elle pensait également que ses confrères, ces mentors, auraient à cœur de lui transmettre leur expérience et leur savoir. Elle s’attendait à une forme de partage…du moins, c’est ce qu’elle avait interprété des cours qu’elle avait reçu à l’école.

La réalité en a été tout autre. La brillante étudiante s’est rapidement transformée en gratte papier ou en pompier des audiences avec des dossiers confiés à la dernière minute et dont les problématiques étaient bien éloignées de sa spécialité. Une pression de chaque instant, un rythme effréné, des nuits de sommeil de plus en plus courtes, des angoisses permanentes et une vie sociale qui se résumait à croiser ses collègues ou les clients dans les couloirs des tribunaux.

Cinq longues années qu’elle rongeait son frein. Elle se disait chaque jour en se levant que le bout du tunnel n’était pas loin et qu’elle allait bientôt pouvoir obtenir la fameuse promotion tant attendue.

Elle était devenue un automate. Le matin, elle n’avait pas une minute à perdre. Elle retardait chaque jour un peu plus le réveil pour pouvoir gagner quelques minutes de sommeil supplémentaires, comme si ces dernières allaient pouvoir estomper les cernes noirs qui entouraient ses jolis yeux. Un curieux mécanisme s’était mis en place, comme par instinct de survie, son cerveau ne répondait plus jusqu’à ce qu’elle arrive dans l’enceinte du cabinet. Il fallait garder l’énergie pour affronter les dossiers …et les associés. Elle n’était même plus surprise de voir les Codes voler.

Un matin, en allant au cabinet, sa matière grise a oublié la plus élémentaire des prudences et elle a traversé le boulevard sans regarder. Lorsqu’elle a ouvert les yeux, elle était aux urgences. Elle observait, hagarde, la courbe d’un appareil jamais vu jusqu’alors. Les sinusoïdes semblaient régulières. Elle avait plusieurs aiguilles dans le bras. Elle comprit que ce qui la reliait à la vie tenait désormais à ces fils qui la reliaient à ces machines. Elle préféra fermer les yeux comme pour occulter un mauvais rêve.

Elle ne les rouvrit que le surlendemain. Le docteur Ewan était à son chevet, surveillant la courbe de son électroencéphalogramme avec bienveillance. Elle n’avait pas vu un tel regard depuis qu’elle avait quitté le nid familial. Le docteur Ewan lui expliqua qu’elle souffrait de nombreuses fractures, dont un trauma crânien et qu’une période de repos serait vitale pour son rétablissement.

Repos ? Vital ? Deux mots dans la même phrase ! Non, impossible. Sahila essaya de se lever pour atteindre son portable. Elle n’avait pas pu prévenir son boulot…ni sa famille d’ailleurs, mais à cet instant, ce détail lui paraissait secondaire.

Plus de batterie… Impossible de marcher. Le nouvel objectif était de trouver un chargeur, vite.

Elle appuie sur l’interrupteur pour appeler un ou une infirmière. Quelques minutes plus tard, son portable reprenait vie grâce au chargeur prêté par le personnel hospitalier. Tout le monde a un I Phone, Dieu merci. Dès que la batterie ait eu atteint un niveau de charge suffisant, elle s’empressa d’interroger sa messagerie.

Rien. Pas de message.

Son cœur se serra, elle s’attendait à ce que ses patrons, les associés, les lanceurs de codes, la cherchent partout. (Oui, pratique un peu bizarre au demeurant, mais les codes civils et les codes de commerce ou tout autre gros manuel de droit apprennent régulièrement à voler dans les cabinets d'avocats, et les collaborateurs visés ont intérêt à maîtriser la technique de Néo pour les éviter.) Elle s’attendait à écouter des messages incendiaires parce qu’elle n’avait pas pu se rendre aux audiences prévues, parce qu’elle n’avait pas rendu la dernière version du pacte d’associés revue et corrigée à 22 heures la veille.

Rien.

Elle resta un moment interdite. D’une main tremblante, elle composa le numéro du cabinet. L’assistante du standard lui répondit de sa voix suave :

« Vous pouvez répéter je vous prie, j’ai mal entendu votre nom ? »

Sahila : « Sahila Garati, je souhaiterais parler à Edouard Kaitan s’il vous plait, je suis sa collaboratrice »

Le standard : « Ne quittez pas, je vais voir si Maître Kaitan est disponible. Vous m’avez dit, c’est au sujet de quel dossier ? »

Sahila : « Ce n’est pas dans le cadre d’un dossier, je suis sa collaboratrice, j’ai besoin de lui parler en urgence »

Le standard : « Ne quittez pas »

Après quelques secondes…

« Oui, c’est pour quoi ? »

Sahila : « Oui Edouard, c’est Sahila »

Edouard : « Qui ? »

Sahila : « Sahila, votre collaboratrice »

Edouard : « Quelle collaboratrice ? Vous ne vous êtes pas présentée depuis trois jours, sans justification, votre lettre de congé vous attend au standard »

Sahila : « Je suis à l’hôpital, j’ai eu un accident, c’est la raison pour laquelle je n’ai pas pu vous appeler »

Edouard : « C’est pas mon problème, vous m’avez mis dans la merde, j’ai dû vous remplacer en urgence, maintenant c’est fait, je n’ai plus besoin de vous »

Fin de la conversation. Elle entendit les bips sonores du téléphone sans avoir eu le temps d’en placer une. Elle a toujours détesté ces bips d’ailleurs, mais aujourd’hui plus que n’importe quel autre jour.

Dans sa tête encore engourdie par le(s) chocs, les spéculations continuent.

« Ok Sahila, donc on résume, tu t’es pris un mur ».

Non, c’était un 4x4 en fait, mais tu ne l’as pas vu.

« C’est pas possible, je vais le rappeler, il a dû confondre, il ne peut pas me remplacer comme ça. Il ne m’a même pas écoutée ! »

Non Sahila, il ne t’a pas écouté, comme d’hab.

Sahila : « Il faut que je lui fasse un point sur le dossier Blater, j’ai presque terminé la rédaction des conclusions, mais il me manque des pièces »

T’as toujours pas compris, c’est pourtant clair, il te l’a dit, il t’a remplacé, il n’a plus besoin de toi.

Trou noir. Coma émotionnel. Le bip strident de la machine alerta le docteur Ewan qui accourrut rapidement. Sahila avait vraiment sombré dans le coma.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Sahila ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0