Chapitre 12

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Comment expliquer ce que représentait Lyon à mes yeux ? Je m’y étais installée quelques mois après la disparition de ma mère, échappant ainsi aux angoisses de mon père et à ma vie d’adolescente. Oscillant pendant un moment entre la dépression et la curiosité de découvrir une grande ville, j’avais finalement réussi à m’ouvrir au monde et à m’y constituer tout un tas de souvenirs heureux.

Je me souviens avec exactitude du jour où je suis arrivée à Lyon. Jusque-là, cette immense cité avait été un simple lieu de passage, un endroit touristique charmant, mais qui me restait néanmoins complètement étranger. Au milieu du mois d’août, cette année-là, j'avais pris le train, mes valises sous les bras, et m'étais installée dans l'appartement de mes cousines pour y faire ma vie.

Quand j'avais posé mes affaires dans la chambre, tout avait semblé s'illuminer, devenir plus clair et plus évident. Je suis sortie ce soir-là, dans des pubs, dans des discothèques, et puis je me suis promenée le long de la Saône pour profiter de la fraîcheur du matin.

Assise sur un banc, au bord du fleuve, j'avais réfléchi à mon avenir, au voyage que Kami et moi projetions d'accomplir, et à toutes sortes de choses. Et puis, des sanglots m'avaient tirée de mes pensées. Une fille, qui ne m'avait manifestement pas vue, était venue s'écrouler sur le quai, en pleurs, tremblante de chagrin. Je ne voulais pas la déranger, mais il n'y avait personne autour de nous, et sa peine ne semblait pas s'atténuer. Alors je m'étais approchée d'elle et l'avais prise dans mes bras.

— Pourquoi pleures-tu ? lui avais-je murmuré.

Elle avait levé les yeux vers moi, ses grands yeux verts scintillants de larmes, et m'avait souri tristement. C'était Ogora. Ses cheveux, plus roux que les miens, étaient attachés par un bandeau noir. Elle portait un tailleur sombre et son visage était souillé par les coulures de son mascara.

Elle avait enterré sa mère la veille. La réunion de famille en l'honneur de la défunte n'était pas encore terminée que son père avait insinué avoir une maîtresse qui attendait impatiemment d’être présentée. Je repensais à l'enterrement de ma propre mère. Comme je la comprenais ! Quelle horreur ! Mon père avait eu la délicatesse de ne pas oublier sa femme, lui.

Je l'ai relevée, et nous nous sommes assises au bord de l'eau. Elle ne cessait de contempler le ciel, se plaignant de ne pas voir les étoiles, mais le jour se levait déjà et il fallait arrêter de parler de tout et de rien. Nous nous sommes quittées sans un mot, persuadées que nous ne nous reverrions jamais.

Quelques semaines plus tard, lorsque les cours de psychologie ont commencé, j'ai eu la surprise d'apercevoir Ogora dans mon amphithéâtre. Elle m'a regardée tout de suite, s'est assise à côté de moi et, de fil en aiguille, est devenue ma plus proche confidente. Son père avait présenté sa maîtresse et sa fille quinze jours après le décès de son épouse. La femme n'était pas une mauvaise personne, mais Ogora avait tout de même du mal à s'y faire. Oui, ses parents avaient divorcé un an plus tôt, mais elle ne pouvait pas accepter de le voir avec une autre.

Elle vivait dans un minuscule studio en plein centre de Lyon, et cherchait un travail d'urgence sous peine d’être expulsée. Son père ne manquait pas d'argent, il avait de hautes responsabilités dans l'entreprise où il travaillait, mais Ogora ne cessait de répéter que c'était un principe, qu'il n'était qu'un salaud et qu'elle refusait de dépendre de lui. Elle a cumulé plusieurs jobs avant que Raven veuille bien l'engager au Domaine Occulte à condition qu'elle devienne une véritable sorcière.

Je l'ai donc initiée aux sciences occultes, et il s'est avéré qu'elle avait un don réel pour la magie.

 

Je frappais depuis une dizaine de minutes. Excédée qu'elle ne m'entende pas, j'étais sur le point de faire céder la serrure grâce à mon énergie quand Ogora ouvrit la porte.

— Syrine !

— Désolée de te réveiller si tôt.

Je regardai ma montre. Sept heures trente pour un dimanche matin, c'était vraiment cruel.

— Mais où étais-tu passée ? 

Elle me serra dans ses bras.

— Je me suis fait un sang d'encre. Ce n'est pas possible de disparaître comme ça, sans prévenir !

— Je sais, excuse-moi, j'ai eu des problèmes.

— Bon, installe-toi, tu vas tout me raconter.

Elle me poussa légèrement. Ne tenant plus debout, je m'affalai dans son canapé.

— Tu veux boire ou manger quelque chose ?

Elle était ravissante, mon amie si précieuse. Même au réveil, son visage avait des proportions parfaites et ses yeux un éclat sans pareil. Je secouai négativement la tête, mais ça ne l'arrêta pas un instant. Elle me servit un grand bol de thé aux fruits rouges, et des tartines de confitures.

— Merci Ogora, merci, arrête je n'ai besoin de rien. Par contre, j'aimerais utiliser ta salle de bain. J'ai fait un voyage de dix heures, je n'en peux plus.

— Je te laisse y aller, tu sais où elle se trouve. Prends ton temps, ma belle. Tu n'as qu'à te faire couler un bain.

— Recouche-toi, on parlera plus tard. Je suis trop fatiguée de toute façon pour t'expliquer ce qu’il s'est passé.

 

Je pris un bain brûlant, dans lequel je restai pendant toute une heure, peut-être même plus en y réfléchissant. Mes muscles se détendirent complètement, c'était si bon. Je rejoignis ensuite Ogora dans son lit et m'assoupis sans m'en rendre compte. Une fois de plus, mes rêves m'ensevelirent sans que je puisse y faire quoi que ce soit.

J'étais au bord d'un lac immense, seule et perdue. Des trompettes résonnaient dans le ciel, mais je ne les voyais pas. Les nuages prenaient des formes tourmentées, des couleurs crépusculaires et le vent était violent. Au son de cette mystérieuse musique, l'eau se teintait de vermeil.

Chaque note la colorait un peu mieux et, plus elle s'empourprait, moins je ressentais de tristesse et de peine. Quand le lac fut entièrement rouge, une main se posa sur mon épaule. Adam se tenait à mes côtés, ses yeux étaient doux et aimants. Je pleurais. J'étais heureuse. Je me sentais accomplie et confiante.

Je lui pris la main, et nous nous enfonçâmes dans la forêt.

Ma robe s'accrochait aux ronces, mais Adam me tirait vers l'avant, sans s'arrêter ni regarder en arrière. Il portait un pantalon en lin et une légère chemise. Il était rayonnant dans ses vêtements aussi blancs que les miens.

En chemin, la petite fille aux taches de rousseur se dressa devant nous. Elle semblait sortir du néant. Ses yeux fixaient Adam. Elle pleurait à chaudes larmes. Mon cœur se serra de la voir si malheureuse. Je sentais un immense désespoir et une peur incommensurable m'envahir et me posséder. Il me lâcha la main et prit la petite dans ses bras.

Je voulus les rejoindre, mais je ne pouvais avancer. Un serpent passa soudain entre mes jambes, son sifflement menaçant et belliqueux. Adam posa la fillette au sol. Va vers maman, vite. L'enfant courut et se cacha derrière moi. Adam fit mine de se battre, mais Lou surgit et lui attrapa le poignet. Le reptile mordit mon amant dont le corps s'effaça instantanément.

— Syrine ! Réveille-toi !

Ogora me secouait de toutes ses forces. J'ouvris les yeux sur mon amie complètement paniquée.

— Stop, arrête ! Pourquoi me secoues-tu comme ça ? Qu'est-ce qu'il se passe ?

Elle se laissa retomber en arrière, haletante.

— Tu étais en train de hurler. Tu as dû faire un cauchemar.

— Oui, je faisais un cauchemar… Excuse-moi de t'avoir réveillée.

— Ce n'est pas grave. Tu as vu l'heure qu'il est ?

Son horloge affichait quatorze heures.

Je me redressai dans le lit et fis un effort extrême pour chasser mon mauvais rêve. La chambre d'Ogora était un nid douillet et sensuel. Partout, elle avait accroché des voiles rouges qui tombaient sur la moquette bordeaux, son lit était en forme de cercle, avec une énorme couette couleur prune et une dizaine de petits coussins de velours grenat.

L'atmosphère était parfumée par l'odeur particulière de mon amie, un mélange des fragrances d'orchidées et de jasmins. C'était délicieux. Elle se leva et ouvrit les rideaux. La lumière du soleil m'arracha un gémissement.

Dehors, le vent soufflait fort. J'entendais des poubelles se renverser, et des rafales balayer les arbres. Je jetai un œil sur le ciel. Il y avait quelques nuages, mais dans l'ensemble il faisait beau. Ogora posa sa main sur mon épaule. Je revis un instant Adam et son regard si confiant.

— Il est temps que tu me racontes ce qu'il s'est passé, ne crois-tu pas ?

 

***

 

Je tenais une tasse brûlante entre mes mains. C'était notre rituel à toutes les deux. S'asseoir devant une bonne tasse de thé et discuter pendant des heures. Mais, cette fois, il n'y avait plus rien du ton léger que nous avions jusque-là. J'étais devenue grave et lui avais raconté tout ce qu’il s'était passé depuis une semaine.

— Autant te dire que Kami te cherche partout. Je ne suis pas certaine qu'il sait que tu es mêlée à l'accident de Robin, mais…

Je hochai la tête, je ne pouvais pas espérer qu'il n'ait rien découvert. J'étais prête à parier qu'il était sur mes traces au moment même.

— C'est dingue… Mais pourquoi fait-elle ça cette…

Son nom lui avait échappé.

— Malia. D'après ce que j'ai compris, elle pense que c'est de cette manière qu'elle pourrait sortir du cercle de réincarnation. Tu sais, ce qui unit Kami, Malia et Salem est plutôt spécial. Ils se réincarnent toujours dans des personnes qui sont amenées à se rencontrer, et puis, au bout d'un moment, ils s'entretuent. À chaque fois c'est la même chose. Leurs âmes sont anciennes, elles ont sûrement appris tout ce qu'elles devaient, mais elles n'arrivent jamais à se libérer correctement de leurs incarnations.

— Ce n'est pas logique. Elle doit bien se douter que ce n'est pas en les détruisant qu'elle pourra accéder à un état supérieur.

— Peut-être, mais il y a d'autres forces qui interagissent avec leur triangle. La vieille femme qui apparaissait à Malia par exemple, celle qui disait être sa gardienne. C'est elle qui a convaincu Malia d'affronter Kami. Elle est aveuglée par les derniers conseils de cette gardienne, j'en suis persuadée.

— Tu ne crois pas que cette femme est réellement l'ange de Malia ?

— Non, honnêtement j'en doute. Je suis certaine que c'est autre chose. Une entité à part entière qui recherche ses intérêts dans la destruction de Kami, Malia et Salem.

— Alors tu vas aider Kami à combattre Malia ?

— Ce n’est pas aussi simple. D'après ce dont je me souviens, à chaque fois que l'un des trois meurt, les deux autres décèdent quelque temps après.

— Eh bien ! Quoi ? Il faudrait la neutraliser sans pour autant la tuer ?

— Je ne sais même pas si c'est possible ! Leurs âmes sont vieilles de plusieurs milliers d'années. Je dois trouver Kami avant tout. Lui seul peut décider de ce qui est le mieux à faire.

Ogora se leva et observa les gens dehors.

— Tu connais l'âge de ton âme toi ?

— Non, pas vraiment. Pourquoi ?

— Sans raison particulière. Seulement, je sais que la mienne est jeune. Mais tu vois, certains s'en plaindraient. Ça fait bien d'avoir une âme ancienne. Moi, je pense que ce n'est pas si enviable que ça. Il y a tellement de choses à découvrir sur notre planète. Je suis heureuse de pouvoir vivre en étant insouciante.

— Oui, je comprends.

— Quand ma mère est décédée, j'ai cru que je ne pourrai jamais plus sourire. Et puis, en m'ouvrant à la magie, j'ai eu l'intuition que ceux qui quittaient notre monde allaient sûrement ailleurs. Peut-être sous une nouvelle forme, sous une autre conscience, mais ils existent toujours. Moi, avec mon âme si juvénile, j'ai confiance en l'avenir. Lorsque je me réincarnerai, je retrouverai ma mère, c'est probable. Mais, à eux, que leur reste-t-il, mis à part la peine et le désespoir ?

— Personne ne peut dire ce qu'on trouvera après notre cycle de réincarnation.

— Peut-être rien ? Enfin, pas de vie à proprement parlé. Seulement l'état de félicité.

— J'aimerais bien.

Elle se tourna vers moi et éclata de rire.

— Nous n’y sommes pas encore ! Redevenons sérieuses. Nous devons évoquer autre chose. Les Descendants d'Eren ont aussi attaqué ici. Ils ont voulu s'en prendre à Ulome, Chrystel, Raven et Kami. Je suppose qu'ils visaient le Domaine Occulte en général. Il y avait une fille que tu connaissais. Kami a dit son nom… 

Elle fit mine de réfléchir.

— Amarante, je crois.

Mon cœur se serra. Alors Amarante et Sovana avaient continué leur chemin ensemble.

— Il a tué Amarante. C'était elle qui menait les Descendants d'Eren. Enfin, je te passe les détails, il y a eu des morts et Ulome a dû se débarrasser des corps. L'ambiance n'est pas au beau fixe. Voilà des jours qu'il a disparu dans son labyrinthe, et apparemment Kami et Raven se sont accrochés une nouvelle fois.

Ogora continuait à parler, mais je ne l'écoutais plus. Kami avait tué Amarante. Notre Amarante. Je n'arrivais pas à réaliser. Ça faisait des années que je n'avais pas eu de ses nouvelles. Depuis que Sovana et moi nous étions disputées en fait. Amarante avait choisi. Elle était partie avec Sovana et m'avait voué une haine féroce sans raison apparente. Mais je n'avais jamais souhaité la voir mourir.

Elle avait été une amie si proche autrefois. Kami et moi l'avions initiée aux arts occultes. Elle nous avait observés pendant de longues heures, nous avait posé des milliers de questions, et demandé des centaines de conseils. Elle n'avait jamais eu une relation violente à l'ésotérisme. Elle avait toujours été l'amie neutre, l'observatrice et la fille prévenante. Amarante chez les Descendants d'Eren… Comme elle avait dû changer celle qui était une gamine paumée, malchanceuse et anxieuse !

— Amarante est morte ? Je veux dire, tu en es sûre ?

— Oui Syrine. Je suis désolée.

Je secouai la tête. Je m'apitoierai plus tard.

— Je suis vraiment inquiète. Cette secte est dangereuse. Ils connaissent tous l'usage de la magie, ils projettent leur énergie.

Je soupirai.

— Je sais. C'est étrange, mais j'ai l'impression qu’Ulome n’est pas le seul à avoir eu cette idée. Les Descendants le font aussi, et d'après ce qu'Ayhan m'a dit, les membres des Larmes de Prométhée également.

— Les Larmes de Prométhée ? Ayhan est ici ?

— Oui, il est venu aider Kami bien entendu. Tu le connais ?

— Je l'ai vu quelques fois, quand il rendrait visite à Kami. Qui sont les Larmes de Prométhée ? Une nouvelle secte ?

— Non, je ne crois pas. C'est la compagnie de spectacle à laquelle appartient Salem.

— Kami a retrouvé Salem ?

Les choses avaient visiblement bougé à Lyon. J’essayais d’assimiler les informations qu’Ogora me communiquait tout en luttant contre ma stupeur.

— Oui. Mais, aux dernières nouvelles, il était complètement perdu.

— Les Descendants d'Eren m'ont parlé d'un évènement essentiel pour eux : la Levée du Voile. Tu as une idée de ce que c’est ?

— Ils l'ont évoquée ici aussi. Tout le monde cherche ce que ça pourrait être, mais pour le moment nous n'avons aucun résultat. Tes rêves ont peut-être un rapport avec eux. Le serpent doit être leur symbole, ils en ont un tatoué sur le poignet.

Je frissonnai. Mes songes me faisaient horreur et Ogora en avait conscience.

— Allez, ça va se calmer. Il est possible que la violence de tes cauchemars s'explique par le sort que tu as jeté. Tu n'as eu que des visions pendant une semaine, aucun rêve alors que c'est ton don. C'est une réaction magique logique. Ton pouvoir a été bridé pour laisser place aux flashs, maintenant il se rattrape.

— Je sens autre chose, Ogora. Ce ne sont pas de simples rêves. Il y a quelque chose de particulier dans ces songes, une chose grave et implacable que je n'avais jamais ressentie auparavant.

Elle me prit dans ses bras, me fourrant le visage dans sa chevelure aux odeurs florales.

— Sur chaque image, sur chaque scène que j'entrevois, une ombre plane, une aura terrible et féroce. D'horribles évènements se profilent à l'horizon.

— Chut, arrête d'y penser, ça ira mieux bientôt. J'en suis certaine.

 

***

 

Ogora avait fini par réussir à me réconforter. J'avais toujours cette boule au ventre, celle apparue avec mes cauchemars, mais mon amie avait su trouver les mots justes. Il ne s'agissait plus d'avoir peur, il fallait réagir.

J'étais sortie dans les rues de Lyon, seule, et m'étais laissée guider par mes pas. J'avançais lentement sur les quais de Saône, repensant à ma vie à Lyon, de ma rencontre avec Ogora jusqu'à la réapparition de Malia. Ce n'était pas mon combat. Une fois encore, je me trouvais prise entre deux feux, entre deux destins, et ma place ne me semblait pas si importante.

Mais je ne m'apitoyais pas. Au contraire, j'avais bien conscience que Kami et Malia allaient au-devant de choix impossibles et de souffrances extrêmes. J'arrivais même à plaindre Malia. Comment aurais-je pu l'accabler, elle que j'imaginais si isolée et incomprise. Avec le recul, je réalise que je m'identifiais un peu à elle. Je ne sais pas vraiment pourquoi, peut-être était-ce le fait d'avoir visité son passé, ou tout simplement parce qu'elle était vraisemblablement soumise à un destin qu'elle ne comprenait pas ?

J'avais beau remuer tout ce que je connaissais de leur histoire, je n'arrivais pas à envisager une échappatoire heureuse. La fin serait forcément tragique et, j'avais malgré mon amitié inconditionnelle pour Kami, je ne pouvais pas souhaiter la mort de Malia. Elle ne le méritait pas, j'en étais convaincue.

Le vent me balayait les cheveux et s'amusait avec ma longue veste fauve. Il ne faisait pas froid, mais, par réflexe peut-être, je rabattis le col fourré du manteau et en recouvrait mon visage. Je devais absolument trouver Kami, mais je n'avais aucune idée de l'endroit où il pouvait être. En fait, je ne savais même pas où j'étais moi-même.

J'avais tellement été absorbée par mes pensées, que je n'avais pas du tout fait attention aux chemins que j'avais pris. Regardant autour de moi, je souris en réalisant que je connaissais le secteur par cœur. C'était mon quartier fétiche, le mythique quartier de Saint Jean. Je passai devant notre librairie favorite, à Ogora et moi, les petits restaurants où j'adorais déjeuner, puis m'arrêtai aux pieds l'imposante cathédrale.

Je fermai les yeux un instant, tentant de me souvenir de la première fois où j'étais entrée dans cet étrange temple chrétien. Je devais avoir dix-sept ou dix-huit ans. Nous étions venus passer la journée à Lyon, Kami et moi. Un vieil homme nous avait guidés dans ce musée religieux, nous transmettant des détails étonnants mêlés à une passion dévorante et un respect illimité. Nous avions pu admirer une myriade de symboles de différentes croyances, allant piocher aussi bien dans le polythéisme, le païen et l'hérétique, que dans le monothéisme strict et populaire.

Et puis il y avait eu l'énergie que l'endroit dégageait. Un incroyable magnétisme, une force secrète qui nous avait happés jusqu'à elle et réduit au silence nos pouvoirs. Nous y avions passé des heures. Cette cathédrale nous avait fascinés, elle était si spéciale, et était rapidement devenue un lieu incontournable au cœur de nos errances dans Lyon.

J'aurais dû me douter que, dans tous les cas, mes pas m'auraient menée jusqu'à Saint-Jean. J'entrai dans le temple chrétien, tout était calme, comme d'habitude. Je fis le signe de croix, pieuse et respectueuse comme à chaque fois que je pénétrais dans un endroit sacré. Donnez-moi la force. J'avançai lentement, entamant le rituel du chemin énergétique. À chacun de mes pas, une lumière me recouvrait. Aidez-moi à retrouver Kami, je vous en prie.

Le bien-être m'envahit doucement, jusqu'à ce que l'explosion divine s'empare de moi. La magie, si pure et si intense, emplissait ma vue, mon esprit et mon corps. Je me laissai aller, trop consciente que cet état nirvanique serait fugace. J'ouvris les bras, comme pour accueillir encore plus de lumière, plus de force et plus d'énergie. J'étais maintenant confiante, j'avais la solution, je savais comment appeler Kami.

 

***

 

La basilique qui se trouvait à Fourvière était aussi impressionnante que la cathédrale Saint-Jean. Pourtant, elles n'avaient rien à voir l'une avec l'autre. Là où Saint-Jean rayonnait d'une énergie surnaturelle, sourde et mystérieuse ; la basilique illuminait le paysage d'une force claire et aveuglante. La cathédrale s'imposait plus particulièrement par sa hauteur pointue, alors que la basilique marquait par son allongement horizontal et son dôme arrondi.

Je fis le tour de cette élégante basilique, personne ne venait les jours venteux et incertains comme l'était ce jour-là. J'en étais soulagée. J'avais la ferme intention d'attirer Kami ici, et il était préférable qu’aucun témoin n'assiste à nos explications.

J’observai l’horizon. L'altitude du perchoir qu'était Fourvière me permettait d’embrasser la ville entière du regard. C'était un spectacle splendide dont je ne m'étais jamais lassée. Un instant, je repensai à l'océan de sang, aux trompettes invisibles et à Sovana. Mon cœur se serra. Mes rêves allaient-ils disparaître lorsque tout serait réglé ?

Je fermai les yeux, la peur ne devait pas reprendre le dessus. Je tentai de me concentrer à nouveau sur ma mission. Je grimpai sur le muret qui séparait la terrasse de la basilique, surplombant la ville et les jardins du rosaire juste en dessous.

Kami, j'ai besoin de te voir, viens à moi avec tout ton désespoir. Entends ma prière, entends mes mots, saisis dans l'air le poids de mon fardeau. J'entonnai mentalement ces phrases comme une litanie religieuse. J'envoyais mon énergie par vagues, des milliers de vagues et de pulsations, pour signaler à Kami que j'étais là, que je l'attendais. Chaque fois que ma magie se heurtait à un mur, à une personne, à un objet, je prenais conscience de la grandeur de la ville. Je ne trouvais Kami nulle part, je tentais de le localiser, mais c'était comme s'il avait disparu.

Je continuai à diffuser mon énergie sur Lyon. Je recouvrais la cité de mon être, de ma force, et de mon pouvoir. J'avais plus ou moins connaissance de tout ce qui bougeait. Je ne pouvais pas l'expliquer, c'était une sensation diffuse. Ma magie n'était que l’extension de mes sens, et chaque fois qu'elle rencontrait quelque chose ou quelqu'un, c'était comme si je le rencontrais moi-même.

Je suis restée là, à sonder ma belle cité, pendant un moment indéfinissable. Peut-être étaient-ce des heures, j'étais confuse. J'avais l'impression de goûter à un petit bout d'éternité, d'omniscience, et de puissance. J'étais grisée par mon propre pouvoir, comme il arrive parfois aux êtres surnaturels de l'être lorsqu'ils accèdent à une aptitude qui les dépasse. Puis Kami apparut, tout près.

Il était au pied de Fourvière. Il sortait de la cathédrale Saint-Jean. J'avais été sotte, encore une fois, de ne pas avoir pensé que ses pas le mèneraient, lui aussi, dans notre quartier fétiche.

Il ne mit pas plus de quelques secondes à percevoir mon énergie. Sa colère fulgurante me frappa de plein fouet. Le ciel s'assombrit, le vent souffla violemment et la pluie commença à déferler.

Aucun doute, il savait pour l'accident.

 

***

 

J'étais dissimulée derrière un saint qui ornait la basilique. Kami arriva. Sa fureur était évidente, son énergie défigurait le paysage, on aurait dit un fou. Son visage était comme de la porcelaine, parfaitement blanc et lisse. Mais quelque chose avait changé. Une longue cicatrice recouvrait son œil droit, partant du haut de son front jusqu'à la partie basse de sa joue.

Il avait le regard d'un aliéné. Ses yeux gris étaient rougis et cherchaient en tout sens ma cachette. Ses vêtements, tout à fait noirs, participaient à l'aspect fantomatique que je lui trouvais. Il avait attaché deux massues à sa ceinture, de belles armes vraisemblablement travaillées et renforcées par un artisan expert.

Je descendis lentement vers lui. Il s'était appuyé au muret et regardait les jardins du rosaire à ses pieds. Je vins à ses côtés, respectant une distance de sécurité, et un éclair zébra le ciel. Il sursauta et me dévisagea un instant. Machinalement, j'avais sorti ma dague et ma rapière. Je lui souris timidement.

— Je sais ce que tu as fait Syrine. Ta fuite n'a donc servi à rien. Nous sommes finalement réunis pour que Robin soit vengé.

— Tu ne sais pas. Non, tu crois savoir, mais tu ne sais rien. Laisse-moi te raconter, tu ne dois pas me condamner.

Je n'arrivais pas à choisir mes mots. C'était inhabituel chez moi, qui avais toujours été à l’aise avec le verbe. Mais d'être confrontée à Kami, de le découvrir si grave, me faisait perdre toutes mes capacités. Je lisais dans son regard qu'il n'hésiterait pas à me tuer. Il ne voulait plus rien savoir, plus rien entendre.

— Je ne veux pas écouter tes histoires. Je ne veux pas savoir pourquoi tu as fait ça. Je ne perdrai plus mon temps à te laisser parler, ce que j'ai vu me suffit pour savoir ce que tu mérites.

— Calme-toi un instant Kami. Ce n'est pas ce que tu crois. Réfléchi. Je ne serais pas revenue si…

Il me coupa.

— Me calmer ? cria-t-il. Je ne serai en paix que lorsque tu auras été punie. Pas avant ! Tu avais bien caché ta perversité, hein ! Tu es comme Ulome, tu aimes voir les conséquences de tes actes, la destruction que tu engendres.

Ulome. Mais où était-il en ce moment ? Il avait forcément senti nos énergies se développer. Pourquoi ne venait-il pas m'aider ? Ogora avait dit qu'il s'était enfermé dans son labyrinthe, se pouvait-il qu'il y soit véritablement encore après autant de temps ?

— Tu restes jusqu'à la fin, jusqu'au drame final.

Je le regardai, sidérée. Il y croyait vraiment. Il me pensait vraiment capable de le trahir ! Je ne pus rien répondre pendant quelques secondes. Il était fou.

— Mais, attends ! Tu es en plein délire !

Ce qu’il s'est passé ensuite n'est pas très clair. Ma vision s'est brouillée, j'ai senti mon corps se détendre soudainement et comme une main psychique me saisir par le cou. Je devenais étrangère à la scène, je voyais sans voir, et je compris alors que Malia était de retour en moi. L'horreur de m'entendre prononcer des mots que je ne pensais pas me bouleversa, mais je n’y pouvais rien.

Je sautai déjà dans les jardins au-dessous de nous, une chute de plusieurs mètres qui ne me fit ni chaud ni froid. Je traversai à toute allure ce petit paradis fleuri. Mon corps courait et bondissait, mais j'avais l'impression de flotter, je n'avais aucune sensation, aucun contrôle sur ma chair. Mes mains propulsèrent un concentré de magie sur un grillage rouillé. Ce n’était pas mon énergie. Mais elle ne m’était pas inconnue.

C'était la même couleur rougeoyante qui sortait des paumes de Malia pendant ses entraînements avec Raven. Elle était d’une puissance folle. La clôture vola en éclat, dans un bruit assourdissant, et je m'engouffrai à travers pour déboucher dans un immense amphithéâtre gallo-romain.

Kami arriva peu de temps après et descendit, sans me voir, les gradins, gigantesques marches de pierre taillée. Lorsqu'il fut au centre de l'arène, une nouvelle projection partit de ma main et le percuta dans le dos.

— Allez, Kami. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer.

J'étais à la merci de mon propre corps. Je tentais d'en reprendre le contrôle, vainement. Chaque fois que mon esprit essayait de réinvestir mes cellules et ma chair, la violence de Malia me repoussait encore plus profondément dans les limbes de mon être. Et plus les minutes s'égrenaient, plus la scène me paraissait lointaine et obscure.

— Ne prends pas cet air menaçant avec moi, laisse-toi faire. Plus vite ce sera fait et mieux ce sera.

J’observais mes mains crépiter de cette énergie rouge. Kami tentait de me frapper avec ses massues. Malia était rapide, mais mon corps était bien plus grand que le sien. Elle avait du mal à le contrôler, ce qui valut quelques blessures à mon enveloppe charnelle.

Je lançai de nouveau une attaque contre l'esprit de ma tortionnaire et Kami saisit mon corps au même moment. Malia luttait contre Kami à l'extérieur et contre moi à l'intérieur. L'idée qu'elle ne pourrait pas continuer bien longtemps me rassura. Je redoublai de violence.

Malia me repoussa une nouvelle fois. Elle était à terre, le visage de Kami tout proche. Elle fit exploser sa magie sur lui, y mettant toute sa puissance. Il tomba à la renverse et me regarda lever ma rapière. La regarda, elle. Je n'aurais pas pu supporter de le voir mourir. Je m'accrochai de toutes mes forces au bras armé, tentant de reprendre le contrôle uniquement de ce membre. Elle eut une hésitation et arrêta son geste une seconde. Juste une seconde.

Kami me frappa au visage, fracassa ma tempe avec sa massue, et me laissa m'écrouler. Je venais de mourir. C'était terminé.

 

***

 

Une lueur intense me happa vers le haut. Je m'élevai à des milliers de kilomètres-heure vers les nuages jusqu'à ce que mon ascension ralentisse et que mon corps se fige.

Je flottais. La lumière était encore plus douce et chaleureuse que celle qui nous recouvrait dans les églises. Il n'y avait rien de matériel dans cet endroit. Je ne me souvenais presque plus de la signification des sensations charnelles, de la souffrance, ou des sens… Je n'avais plus de limites non plus. Le corps ne voulait plus rien dire. J'étais tout et rien.

C'était difficile à intégrer. Rien n'était palpable ou visible, et pourtant au centre de l'absence de pièce, je pouvais percevoir une immense fosse. Je ne pouvais rien voir de ce qu'il se passait dans cette cavité, mais j'avais le sentiment que ce n'était ni plus ni moins qu'un puits d'observation, une vision, globale et détaillée à la fois, du monde physique.

Devant moi, il y avait une grande fenêtre. C'était étrange, car il n'y avait pas de murs, comme il n'y avait pas pièce. C'était juste une fenêtre, comme le puits au centre, elle était là sans besoin de se justifier. Je regardai à travers. À perte de vue s'étendaient les nuages et la lumière qui émanait d'une source lointaine et puissante.

Une chose évidente me frappa : je n'avais jamais ressenti un calme si profond. J'étais sereine, tranquille. Je tentai d'apercevoir l'origine de la lumière si bienvenue, mais quelque chose changea. Tout sembla s'accélérer, s'alourdir. Les limites revenaient. La lumière rougit, elle n'était plus la belle force blanche et rassurante. Elle devenait incarnate et inquiétante, elle distribuait son éclat sans aucune bienveillance. Elle me faisait souffrir.

Et puis les nuages se teintèrent de sang à leur tour et les trompettes résonnèrent. Une voix s'éleva de nulle part. Tu le sauras bien assez tôt, ma pauvre enfant.

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