Chapitre 4

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Je devais avoir trois ou quatre ans. Autour de moi, de vieilles rues s’entremêlaient, formant un véritable lacis de chemins. J'aurais dû avancer assez confiante, car je connaissais l'endroit depuis ma naissance, pourtant j’avais peur à cause de l’obscurité.

Je tournai, puis bifurquai une bonne dizaine de fois, avant de déboucher sur une petite place. Par terre, il n'y avait que des pierres anciennes et de la terre battue. Un lavoir se trouvait là, à quelques mètres de moi. De la mousse verte avait envahi les parois du monument, lui donnant un aspect encore plus antique. Je m'assis sur un des murets, plongeai mon regard dans l'eau croupie et imaginai les femmes de l'époque en train de laver leur linge.

Je songeai un petit moment, puis un son lointain me sortit doucement de ma torpeur. Des pas. Des pas étranges, comme si la personne qui arrivait avait trois jambes. Je me réfugiai derrière le lavoir. Une vieille dame approcha, emmitouflée dans un châle brun. Elle s'aidait d'une canne. Sa troisième jambe. Elle s'arrêta, sembla hésiter un instant puis lança à voix haute :

— Sors de là, je sais que tu es cachée derrière le lavoir, mon enfant.

Je plaquai une main sur ma bouche. Je ne devais pas faire de bruit, ne pas respirer. Comment avait-elle pu savoir ? Je fermai les yeux. Peut-être qu'elle disparaîtrait de cette manière.

Une main m'arracha à mes prières. C'était elle. Elle me força à m'asseoir sur le muret où j'étais quelques minutes auparavant. Elle me souriait. De près, elle n'était pas si terrifiante. Elle avait même des traits assez doux.

— Je t'ai fait peur, petite fille ? 

Je ne pus lui répondre que par un hochement de tête. Je crois que j'étais trop impressionnée pour parler. Je l'observais, ses cheveux gris cascadaient sur ses épaules. Son dos était légèrement voûté et son visage, bien que profondément marqué par l'âge, était lumineux et brillant. Pourtant, ses yeux ne mentaient pas. Il y avait comme un voile, un je ne sais quoi dans son regard décoloré, qui se mêlait aux tremblements de sa voix. Allait-elle mourir ?

— Il ne faut pas. Je ne te veux que du bien. En fait, je suis comme ton ange gardien, je suis là pour veiller sur toi. Je dois partir quelque temps, mais, pour m'excuser, je t'ai amené un cadeau. Prends, et garde-le toujours près de toi. Il te servira un jour, car je sais quel potentiel réside en toi. Et puis, quand tu auras réussi à devenir comme moi, tu le transmettras à ta protégée qui aura le même potentiel que toi. Souviens-toi, c'est la dernière fois que tu dois le faire.

Elle m’observa en silence, bienveillante.

— Ne sois pas étonnée par tout cela. Tu ne comprends pas encore, mais un jour, tu sauras.

Tout en parlant, la vieille dame avait déposé une petite boîte d'ébène entre mes mains. Doucement, mes yeux se baissèrent sur son offrande. Je ne bougeai pas pendant quelques secondes, je ne pensai même plus, il me semble. Je dois lui dire merci, c'est quand même mon ange. Quand je relevai la tête, elle n'était plus là.

J'ouvris alors, précautionneusement, le récipient en bois et y trouvai des cartes. Il n'y avait pas de couleurs dessus, seulement du noir, du gris et du blanc. Ce n'était pas un jeu de sept familles. Je ne savais pas ce que c'était à l'époque, mais des fourmillements traversèrent mes membres dès l'instant où je caressai les lames de tarot.

On venait, j'entendais courir. Je cachai le présent dans mon manteau. Bientôt, une femme très brune et très belle arriva. Lorsqu'elle me vit, elle se précipita vers moi et me gifla. « Mais où étais-tu ? On t'a cherchée partout ! » cria-t-elle. Je me demandai si elle m'aimerait encore. Elle s'effondra en larmes et me serra contre elle.

 

Je tournoyais, mes pas étaient rapides et précis. J'étais sur une scène en bois, sous un projecteur qui ne suivait que moi. De part et d'autre, des jeunes filles en tutu lilas faisaient des mouvements gracieux, qui mettaient en valeur les miens. Je souriais, mes cheveux étaient attachés en chignon, on me photographiait de partout.

J'étais heureuse, je crois. Au fond de la salle, en haut sur un balcon, j'aperçus une vieille dame qui m'observait. C'était elle. Je dansais pour elle, pour celle qui veillait sur moi. Un autre flash, encore. La musique changea, elle se radoucit. Je me baissai, me recroquevillai, puis mes amies me rejoignirent : nous étions à présent une fleur, faite de notre multitude, qui se gonflait fièrement de nos visages radieux. Je la regardai à nouveau, elle avait disparu.

 

Je devais avoir douze ou treize ans. J'étais assise dans l'herbe, en train de tirer les cartes. Une jeune fille était à mes côtés.

— C'est un tarot Le Normand, sauf qu'il n'existe qu'en de rares exemplaires. Celui-ci est très ancien… Sa particularité réside dans son énergie. Elle n’est pas neutre. Ce n'est pas moi qui ai transmis mon fluide au jeu, mais les lames qui m'ont donné leur pouvoir. Enfin… c'est plus complexe que ça, mais ce qui est certain c'est qu'elles révèlent les secrets profonds des gens et des choses.

— Ah oui ? Bah, dis donc… Et tu l'as eu où ? Ça doit être difficile de trouver une chose aussi rare !

— Si je te le disais, tu ne me croirais pas.

— Dis toujours, on verra bien.

— C'est mon ange gardien qui me l'a donné quand j'étais enfant. Elle m'apparaît parfois, sous la forme d'une vieille femme.

La fille éclata de rire. Elle était brune, vraiment mignonne, avec de magnifiques iris noisette. Je sentais des élans d'amour qui me saisissaient chaque fois que je portais le regard sur elle. Je la fixais, plongeant mes yeux dans les siens, elle avait des larmes qui lui montaient tellement elle riait.

— Angélique, heureusement que nous nous sommes rencontrées !

— Oui, surtout que t'es bien la seule qui vaut le coup dans ces cours de danse.

— Je t'aime.

Je l'embrassai tendrement. Nous roulâmes dans l'herbe en riant.

 

Mes amis me regardaient fixement. Il y avait deux filles. L'une devait avoir mon âge, les cheveux châtains, des épaules carrées, et des vêtements de sport. L'autre était plus vieille, d'un an ou deux au moins, plus soignée aussi, avec son pantalon à pinces et ses longs cheveux noirs soigneusement peignés. À côté d'elle, il y avait trois garçons, le genre petit caïd des quartiers.

Ils fumaient un joint, le faisaient tourner, me le proposaient. Je ne paraissais pas hésiter, j'avais même un geste plutôt assuré, presque habitué.

Il devait être minuit, d'après les retentissements des clochers. Nous étions cachés dans l'ombre des arbres d'un parc. Je crois que c'était celui qui se trouvait juste à côté du collège où j'allais, adolescente. Nous discutions, dans un langage vulgaire, vraiment choquant. Un peu plus loin, près d'une barrière, je distinguai mon ange.

— Attendez-moi, je reviens dans deux minutes.

— Dépêche-toi ! Si tu n'as plus rien à fumer, tu ne viendras pas te plaindre, me lança en articulant difficilement l'un des garçons.

Je m'approchai d'un pas rapide, mes mains se posèrent sur la grille ; elle se trouvait derrière, les yeux lumineux et bienveillants, comme d’habitude.

— Je viens te dire au revoir, mon enfant, mon travail doit cesser.

— Mais qu'est-ce que tu veux dire ? Tu es mon ange, tu n'as pas le droit de me laisser. Je refuse que tu disparaisses !

— Ne t'inquiète pas, tu vas parfaitement t'en sortir. Seulement, n'oublie pas, lorsque les moments seront difficiles il te faudra te dire que c'est la dernière fois que tu as à le faire.

— Mais à faire quoi ? Explique-moi, je t'en prie !

— Tu comprendras le moment venu, n'aie crainte. Bientôt, tu rencontreras ceux qui dansent avec toi depuis longtemps. Il faudra encore jouer ton rôle, une dernière fois et ensuite tout sera fini, tu me rejoindras et tu pourras transmettre les cartes à la nouvelle. Il te faut réussir. Je ne dois pas m'être trompée !

— Je n'y comprends rien, gardienne, mais je ferai mon possible.

— Tu es bien sage, ma fille. Bonne chance, ne me déçois pas !

Sur ces derniers mots, la gardienne disparut dans une lumière aveuglante. Des larmes coulaient sur mon visage. Je pressentais pour mon univers un tournant macabre, mystérieux et solitaire. Je rejoignis mes amis lentement, la boule au ventre, consciente que quelques maigres indices sur mon destin me guideraient désormais.

 

J'étais en cours. Apparemment, on nous enseignait le dessin. La perspective, plus précisément. Je m’ennuyais affreusement.

Le professeur était sympathique, je le connaissais, moi-même, en tant que Syrine. Cela impliquait donc que la personne qui se jouait de moi avait fréquenté le collège où j’avais moi-même étudié !

Je dessinai sur une feuille un pentacle, au centre duquel je plaçai une flamme. Soudain, un garçon assis à côté de moi m'interpella.

— Joli pentacle !

— Je suis impressionnée que tu ne nommes pas ça une « étoile » ou que tu ne me demandes pas si je suis juive !

— Ne m’en parle pas, on me fait le coup à chaque fois ! me dit-il en éclatant d'un rire sonore.

Je m'appelle Kami, enchanté.

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