Chapitre 3

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— J'ai bien cru que tu étais morte.

— Je te comprends maintenant ! Suis-je un ange moi aussi ?

Je fronçai les sourcils, j'avais encore mal.

— Oh ! un ange, je le pense oui.

Il me regardait en souriant. Comme il était beau ! Tout en l'observant, confuse, je repris mes esprits et m'aperçus alors du ridicule de ce que je lui avais dit. Un ange. J'étais honteuse et je sentis mes joues s'empourprer, ce qui aggravait la situation à mes yeux.

— Allons, tu rougis, me dit-il en riant.

— Ma tête… Je crois que je saigne.

— Viens, lève-toi, je vais regarder ça. Je m'appelle Adam.

— Syrine.

— Enchanté, belle Syrine. Ne bouge pas.

Adam passa derrière moi. J'étais assise sur une pierre. L'homme posa doucement ses mains sur ma nuque. La plaie sur mon crâne palpitait, me faisant souffrir le martyre. Il ne disait plus rien, moi non plus. Une douce chaleur émanait de lui, m'irradiant de douceur. Ma blessure cessa bientôt de me torturer. En fait, très vite, la douleur disparut totalement.

— Non, tu n'as rien de bien méchant. Juste une petite égratignure. Mais qu'est-ce qu'il s'est passé pour que tu tombes comme ça ?

— Je ne sais plus vraiment, je crois que j'ai glissé. J'étais un peu paniquée, il y avait trop de monde à la foire et je me suis sentie oppressée.

— Oh, oui ! je comprends. Je suis un peu pareil, une chance non ? Si je n'avais pas été étouffé par toute cette activité, je ne serais jamais venu à ton secours.

Tout en parlant, il m'avait tendu la main et m'avait relevée en tirant.

— À mon secours ? Tu exagères, tu t'es contenté de me ramasser ! Tu aurais été plus utile si tu m'avais empêchée de tomber !

Sur ces mots, je lui lançai un petit clin d'œil et fis mine de partir.

 

J'avançai d'un pas léger, Adam sur les talons. J'avais traversé la clairière, et il m'avait rejoint sans que je m'en rende compte. Nous marchions côte à côte, nous enfonçant dans la forêt, dans l’obscurité qui nous abriterait. Nous ne parlions pas, nous allions simplement ensemble, confiants.

Il sentait bon, un parfum frais et puissant. Son physique était assez impressionnant. Il avait des épaules carrées, une taille plutôt fine – on aurait dit la musculature d'un jeune rugbyman amateur. Un peu plus grand que moi, il se déplaçait d'un pas mesuré, assuré, une démarche de félin. Ses cheveux sombres, soyeux et légers, coupés en dessous de la mâchoire virevoltaient dans le vent, indomptables, ce qui me plaisait.

J'observais, de côté, ses yeux vifs et intelligents, son regard azur épiait le moindre mouvement dans la flore ambiante, guettant je ne sais quel danger. Il me faisait penser à un tigre blanc, je me sentais en sécurité. C'est d'ailleurs ce jour-là, en le rencontrant, que je découvris ce sentiment d'insécurité qui était resté enfoui en moi. Au moment où j'apprenais son existence, il me quittait, chassé par Adam.

Je n'avais pas besoin de connaître plus cet homme splendide ni d'attendre de savoir ce que l'avenir nous réservait. C'était lui, c'était évident. Ma mère m'avait dit, quand j'étais enfant, que j'entendrais des cloches sonner lorsque je verrais celui avec qui je partagerais ma vie. Moi, je n'avais rien entendu. Cependant, si les cloches ne sonnaient pas, tous mes sens étaient formels. C'était bien lui.

Un coup de tonnerre retentit. Je fis un bon, me cramponnant au bras, plutôt musclé, de mon compagnon. J'étais très nerveuse de nature et sursautais facilement.

— Excuse-moi, j'ai été surprise. »

Il m'observa, un sourire magnifique sur les lèvres. À croire qu’il appréciait de me découvrir terrifiée, n'espérant qu'une chose : qu'il me protège. Bien entendu, j'exagérais. J'étais certaine qu'il y avait quelque chose d'alchimique entre nous, et qu'il me rassurait vraiment. Mais, en aucun cas, je ne faisais de projets pour nous ni ne comptais sur lui pour me défendre de quoi que ce soit. Après tout, j'étais une sorcière et une femme moderne ! Je n'avais besoin de personne.

Bientôt, nous découvrîmes un immense lac, rayonnant et magnifique. Des gouttelettes célestes tombaient doucement sur la surface de l'eau. Autour d'elles se formaient des ondes, des cercles de plus en plus grands, me rappelant l'un des principes magiques : « tout est lié ». Les les ondulations continuaient leur course, créant des vaguelettes minuscules, mais suffisamment importantes pour projeter quelques gouttes sur la terre et noyer des insectes trop lents pour réagir. Ceux-ci n'auraient pas vécu longtemps.

Les plantes des alentours semblaient nous observer, attendries par le spectacle d'humains qui se rencontraient. Elles étaient toutes belles, grandes et verdoyantes. L'atmosphère était salée, de par la proximité de l'océan. C'était à la fois déroutant et charmant, de découvrir cette oasis d'eau douce à la flore abondante dans un pays minéral et salin.

Adam paraissait être à l'aise ici. Il respirait amplement, fermait les yeux et ne bougeait plus. L'air lui caressait le visage. Nous étions à l'abri sous un arbre. Il commençait à pleuvoir pour de bon.

— Syrine, nous devrions peut-être aller nous abriter. Cet arbre ne nous mettra à couvert que peu de temps. On pourrait boire un café ensemble, non ?

— D'accord, je te suis.

 

***

 

Nous sortîmes rapidement de la forêt. La foire était encore là, mais la quasi-totalité des gens avait fui. Les stands disparaissaient les uns après les autres. La pluie commençait à être insistante. Nous courrions tous les deux, slalomant entre les personnes qui fermaient les caravanes et celles qui rangeaient précipitamment les objets hétéroclites étalés sur des couvertures.

Soudain, l'éclat d'une pierre attira mon œil. Je m'arrêtai net. Comme hypnotisée, j'avançai droit sur un étalage que l’on n’avait pas encore totalement ramassé. Sur une toile en tissu, bientôt entièrement trempée, se trouvaient, parmi tant d'autres trésors, une dague et une rapière.

Le manche de la dague était décoré d'une tête d’aigle en argent d'un côté et d’une gemme flamboyante de l'autre. La lame, ondulée, était aussi longue que mon avant-bras. La rapière, quant à elle, était plus simple. La garde était noire et argentée, la lame longiligne et le tout était accompagné d'un étui aux couleurs de l'obsidienne. Je ne pouvais bouger, je ne pouvais réfléchir, et encore moins parler.

— Syrine ! Qu'est-ce que tu fais ? Il pleut, on va être trempes !

— …

— Syrine ! Mince…

Je perçus, dans ma léthargie, Adam qui discutait avec le vendeur. Il semblait lui faire un chèque, il pliait les deux armes dans un foulard sombre puis les fourrait sous son bras. Il m'attrapa alors par la manche, me tira, m'entraîna plutôt, me forçant à reprendre notre course folle. J'agissais, je ne pensais plus à rien. Les deux sœurs s'étaient gravées en moi, je n'étais plus qu'un automate.

 

***

 

Adam était assis face à moi. Ses cheveux, mouillés, collaient sur son visage et lui donnait l'apparence d'une divinité marine. Son pantalon ruisselait autour de lui, produisant une flaque qui s'unissait à celle que mes propres vêtements avaient créée. Il posa devant lui le foulard protecteur, l'ouvrit et en sortit les deux armes qui m'avaient tant fascinée quelques instants plus tôt.

— Tiens, je crois que c'était le seul moyen de te faire revenir parmi nous.

— Oh, Adam. Je vais te rembourser, dis-moi comb…

— Tais-toi donc ! Ne sois pas insultante. C'est un cadeau, ça me fait plaisir.

— Je ne sais pas…

Ce garçon paraissait tellement étrange. Depuis quand offrait-on de si belles lames à une parfaite inconnue ? Ses yeux, où je devinais envie et intérêt, me dévoraient étrangement en silence. Essayait-il de me convaincre qu’un refus le vexerait définitivement ?

Je me demandai, un instant, s'il savait des choses que j'ignorais, puis me sentis aussitôt ridicule de le soupçonner. S'il me faisait ce cadeau, ce n'était que pour me contenter. Et il devait bien se douter de ma fascination pour elles, vu la façon dont j'étais restée paralysée devant l'étal.

— Bon. Merci Adam. Sincèrement, merci.

La serveuse nous apporta les cafés. Nous buvions tout en parlant, mais, honnêtement, je ne me souviens pas ce que nous nous sommes raconté. Je lui répondais mécaniquement, riais quand il riait. Mais, au fond, seules mes deux belles lames comptaient en cet instant. Je pense qu'il en était conscient. Je n'étais même pas gênée. Je frisais pourtant l'impolitesse, mais avec lui c'était comme s’il n'y avait rien eu besoin de dire.

Mes nouvelles amies étaient posées devant moi, je les caressais fébrilement du bout des doigts tout en le regardant, l'air absent. Je les sentais vibrer, frémir sous ma peau rougie par le froid. Je pressentais qu'elles allaient devenir essentielles pour moi, sans comprendre la raison de cette étonnante intuition. L’aigle avait toujours été mon animal fétiche. Le retrouver sur la garde de la dague était forcément un signe.

— On pourrait dîner ensemble ce soir ?

Je me souviens que cette question fit l'effet d'une bombe et me sortit violemment de ma rêverie.

— Pardon ? Tu veux dire, toi et moi ?

Je n'avais pas fini de prononcer ces mots que je les regrettai déjà.

— Oh. Non, désolé, ce n'est peut-être pas… Enfin, ça doit être inconvenant, je suppose.

— Non, non, j'en serais heureuse, j'ai juste été surprise. Mais j'accepte avec plaisir si ça tient toujours !

— D'accord. Je dois partir maintenant. Tu ferais mieux de rentrer toi aussi, tu vas attraper froid.

— Oui, j’imagine. Ma béatitude était encore plus forte qu'elle l'avait été quelques secondes avant. À mes nouvelles compagnes, s'ajoutait un charmant rendez-vous. C'était véritablement une belle journée.

— Pour ce soir, je viens te chercher à 20 h ?

— Oui, c'est parfait.

— Syrine…

Une fois de plus, il me tira de mes songes. Si ça devenait une habitude, il se risquait à essuyer mes colères. Je fixai, tout de même, son visage perplexe. Sa bouche exprimait une sérieuse désapprobation, mais ses yeux brillaient d’un éclat hilare.

— Je ne sais pas où tu habites.

— Oh, pardon ! Je suis descendue à l'hôtel de la falaise. Tu sais où il se trouve ?

— Oui. À ce soir alors.

— À ce soir.

Je crois qu'il partit à ce moment-là. Oui, c'est ça, il était parti. Je demandai distraitement à la serveuse de m'appeler un taxi, et restai là, seule, une dague et une rapière dans les mains. Mes yeux examinaient les lames, les gardes, les ornements. Elles étaient tout à fait en osmose avec mon âme. Je ne sais ni pourquoi ni comment, mais ça me paraissait évident. En plus de ça, c'était un ange qui me les avait offertes.

Je souriais sans le vouloir vraiment. Je devais avoir l'expression d'une illuminée. Je décidais de ne pas leur donner de noms. Elles seraient « mes sœurs », simplement. Mes mésaventures m'avaient au moins permis de faire trois belles rencontres, et j'étais persuadée que ces nouvelles connaissances seraient essentielles pour mon futur.

À cette période de ma vie, la plupart des choses n'étaient pas claires pour moi. Cependant, je pressentais certaines d'entre elles, les présences capitales pour mon évolution m'apparaissaient comme évidentes. Je ne savais comment, mais le fait était que je connaissais beaucoup d'éléments qui auraient dû m'être inconnus. Était-ce de l'intuition ou quelque chose de plus complexe ? J'avoue que je l'ignore encore, même si j'ai, à présent, une idée plus précise des forces en action autour de moi.

J'attendais donc dans ce chaleureux café. Je pensais de nouveau à Lyon, à ma perte de mémoire, à la présence que je ne cessais de ressentir. J'aurais tellement aimé pouvoir parler à Kami. Pourtant, je ne l'avais pas appelé, je ne lui avais donné aucune nouvelle. D'une manière ou d'une autre, ce qu'il m'arrivait avait un lien avec lui. Mon instinct, ce savoir obscur et indépendant de ma conscience, me le soufflait autant que les visions que j'avais eues pendant ces deux jours.

Il me fallait découvrir la vérité avant d'agir. Je ne pouvais prévenir Kami sans savoir ce qu'il en était vraiment. Qu'est-ce que pouvait bien me cacher mon esprit ?

Je sentais dans l'atmosphère quelque chose d'étrange et de malsain. J'étais là, assise dans ce café. Les gens autour de moi étaient souriants et bruyants, mais inoffensifs. Cependant, il y avait quelqu'un d'autre. Plus loin d'ici et plus proche de moi. On sondait mon énergie, je le savais. Avec les entraînements que j'avais reçus au Domaine Occulte, j'avais appris à maîtriser certaines facultés psychiques.

Je ressentais une présence étrangère. On tentait de me couper du passé, d'effacer mes souvenirs et même peut-être mes connaissances. Découvrir qui était là m'aurait pris trop de temps, j'aurais été trop vulnérable. Alors, je fis la seule chose que je pouvais encore faire.

J’abattis mes paupières. Des portes se fermaient en moi, les unes après les autres les serrures se verrouillaient. Un point lumineux était isolé entre deux ouvertures.

L'intrus. Je me concentrai sur lui, l’enserrai mentalement, l'emprisonnant dans un étau de souffrance. Il disparut. J'étais presque certaine de l'avoir blessé. Pourtant, ce n'était pas cela qui l'arrêterait. Il avait pu pénétrer dans mon esprit à mon insu, alors ce n'était sûrement pas avec cette simple attaque que je le dissuaderais. Il allait me falloir être vigilante.

J'ouvris les yeux, tout le monde me regardait. La serveuse était plantée devant moi, partagée entre l’amusement et l’inquiétude.

— Madame ? Ça va mieux ?

— Pardon ? Que se passe-t-il ?

— Vous avez fermé les yeux lorsque je me suis approchée et je n'ai pas réussi à vous faire revenir à vous.

— Je suis confuse, ça m'arrive parfois… Je…

— Ce n'est pas grave. Votre taxi est arrivé.

Je me levai précipitamment, bafouillai quelques excuses gênées et m'engouffrai par la porte, mes sœurs sous le bras. Il pleuvait encore à verse, mais je savais que ce soir-là, le ciel serait beau pour nous.

 

***

 

Nous étions bientôt arrivés. L'orage s'était un peu calmé, sans pour autant disparaître. L'hôtel apparaissait dans la pénombre, par intermittence, au gré des rares éclairs qui découpaient le ciel. Que venait-il de se passer ? J'avais bien compris qu'une personne s'était introduite dans mon esprit, mais qui était-ce ? La même que dans la nuit du samedi ?

C'était possible, mais j'en doutais. J'en doutais parce que j'avais eu l'impression que, cette fois, l'intrus n'était pas vraiment sûr de ce qu'il voulait faire. On aurait dit qu'il ne savait pas s'il devait effacer mes souvenirs ou les voler. C'est d'ailleurs grâce à son hésitation que j'avais eu le temps de le chasser. Il n'avait pas pu agir, mais je devrais être attentive dorénavant, car, s’il réussissait à revenir, il n'hésiterait plus une seule seconde.

 

***

 

Je n'avais jamais eu beaucoup de rendez-vous. Non, mon adolescence avait été plutôt tranquille de ce côté-là. Au collège, Aï et Kami, mes deux amis, ne s'étaient pas privés pour moi. D'ailleurs, ils étaient sortis ensemble. La belle Aï envoûtait tous les garçons de notre école ; avec des cheveux d'un blond presque argentin et des yeux verts ou bleus selon le temps, elle ne pouvait avoir qu'un succès sans appel. Kami, quant à lui, faisait son petit effet aussi.

Ce n'était pas son physique qui plaisait, mais plutôt ce qu'il dégageait. Puis vint le lycée. Là également, mon intérêt pour la gent masculine était faible. Je crois que j'avais un peu peur de ne pas savoir m'y prendre. Mais plus que ça, mes passions ne concernaient pas du tout les garçons.

J'étais férue de savoirs et de connaissances, les livres m'attiraient beaucoup plus que la compagnie des personnes de mon âge. Et puis il y avait la magie. La magie, un don naturel qui ne contribuait pourtant pas à me pousser vers les histoires de cœurs, bien au contraire.

Qui aurait pu me comprendre, me supporter, avec toute cette magie qui m'entourait sans cesse ? Kami n'avait-il pas essayé ? Avec des sorcières, des sorciers, même avec des non pratiquants ! Ça n'avait jamais marché. Je crois que, pendant longtemps, je n'ai pas beaucoup changé à ce sujet.

            Bon, il est vrai qu'à l'université j'avais rencontré des hommes intéressants. J'avais eu des flirts, des aventures avec certains. La plupart du temps, ils étaient un peu plus âgés que moi. Mais ça n'avait jamais bien duré. Du moins, je n'avais jamais vraiment voulu que ces histoires deviennent sérieuses.

J'étais, une fois de plus, perdue dans mes souvenirs. Vingt heures. Allez, remue-toi un peu ! C'est bientôt l'heure.

J'étais plantée devant le miroir. Mon reflet me plaisait assez. Je portais une petite veste en soie noire, plutôt jolie, fermée par une broche d'argent. Sous ce veston, un débardeur écru, légèrement décolleté. J'avais enfilé un pantalon de tissu évasé sur les pieds. Mes cheveux étaient levés en un chignon dont dépassait une tresse écarlate ornementée d'onyx sombres.

J'avais moi-même confectionné mes boucles d'oreilles, un passe-temps que j'avais à l'époque. Elles étaient longues et légères, fines, et mettaient en valeur mon visage grâce à une fontaine de délicats cristaux de roche. J'attachais à mon cou, auquel j'avais préalablement retiré l'étoile de David, une chaîne d'argent sur laquelle reposait une triskèle lumineuse. Un peu de maquillage, mais pas trop. Un rouge timide sur les lèvres, un trait noir sous les yeux, un blanc discret sur les paupières, et du mascara. Voilà, j'étais prête.

Je regardai par la fenêtre. L'océan avait l'air rageur. Ses vagues étaient hautes, le vent devait sûrement souffler fort. Dans quelques minutes, Adam arriverait. J'allais descendre, l'attendre dehors. J'attrapai mon petit sac à main écru, et sortis. En fermant la porte, j'eus un moment d'hésitation. Devais-je vraiment laisser les deux cadeaux de l'homme ici ? Oui, il n'y avait pas de doute, quelle tête aurait-il fait en me voyant venir à notre rendez-vous armée jusqu'aux dents ? Je tournai la clé dans la serrure. J'allais passer une bonne soirée.

 

Ça faisait quelques minutes que j'étais dehors, peut-être dix. J'avais averti Elizabeth de ma sortie, elle ne m'attendrait pas pour le souper et ne monterait rien à ma chambre.

J'avais eu raison, les rafales étaient puissantes ce soir-là. Ma tresse se soulevait régulièrement à cause des bourrasques joueuses. Je pressentais la venue de la nuit. Le jour était de nouveau clair, l'orage ayant fui, et le soleil régnait sur le ciel juste au-dessus des vagues qui se déchaînaient au pied de la falaise. On aurait pu penser que c'était encore l'après-midi, mais je savais que, dans une ou deux heures, il ferait noir.

Ce serait une belle nuit. Je n'arrêtais pas de me le répéter. En fait, certaines nuits étaient spéciales à mes yeux. Ce soir-là, j'allais être avec Adam, et ce serait particulier. Autant que l’avaient été les soirées passées à nous promener par monts et par vaux avec Kami. À l'époque, nous discutions de tout et de rien. Nos impressions, nos envies, notre passé, ou bien parfois des peurs qui nous animaient. Chaque fois, nous nous étonnions de l'heure tardive et rentrions nous coucher, frustrés par le temps qui s'écoulait trop vite.

Il y avait aussi ces nuits, peu fréquentes, où Sovana et moi dormions chez l'une ou l'autre. Elle était ma plus proche amie autrefois, lorsque j'étais lycéenne. Nous avions une relation fusionnelle. Nous passions parfois la soirée à communiquer avec des esprits, à nous venger de broutilles adolescentes, ou simplement à bavarder. C'était rare, mais ce n'était pas la rareté qui faisait la beauté, c'était nos sentiments sur l'instant, le bonheur d'être ensemble.

Et puis, chaque année, les vacances de Noël en famille au chalet. Malgré toutes nos disputes, mes cousines et ma sœur me semblaient exceptionnelles lorsque nous étions toutes réunies dans la même pièce bloquées par le froid extérieur. Ce souvenir me fit soupirer. Je n'étais pas certaine de revivre des vacances de Noël comme celles-ci. Je pensais bien n'en plus vivre d’aussi belles en fait, ni même de ces soirées avec Kami.

Nous étions devenus adultes. Nous avions des vies bien différentes. Pourtant, ma tête restait pleine de ces instants spéciaux, de ces nuits de bonheur simple, et j’avais conscience de la richesse nostalgique de ces quelques années enfuies.

Une voiture s'approcha. C'était Adam. Il sortit. Il était magnifique, tout de blanc vêtu. Sa chemise fine vibrait dans l'air frais, laissant apparaître un peu de son torse musclé, et son pantalon en toile beige moulait ses formes de manière exquise. Même ses chaussures étaient impeccablement blanches. Seuls ses cheveux bruns tranchaient avec cette clarté aveuglante. Il me sourit et ouvrit la portière, courbant un peu l'échine.

— Si vous voulez bien vous donner la peine, Madame.

Je souris à mon tour et montai dans le véhicule.

 

***

 

Ce soir-là, la lumière éclatante de l'astre nocturne indiquait que c'était la pleine lune. Pas l'avant pleine lune, comme la veille où sa lueur avait été légèrement pâlotte, ou l'après-pleine lune comme le lendemain où elle serait déjà ternie. Non, la belle, la puissante, la véritable pleine lune. Adam était à mes côtés. Nous marchions tranquillement sur le bord d'une plage de galets. Nous parlions de tout et de rien. J'étais si bien avec lui. Doucement, sans que je m'aperçoive de rien, sa main se glissa dans la mienne. Je ne dis rien, j'étais contente qu'il se soit décidé.

La soirée avait été parfaite. Le restaurant était beau, dans un style plutôt sobre, des murs de pierres, une cheminée, des bougies tout autour. Il n'y avait pas beaucoup de clients, ce qui nous avait permis de faire mieux connaissance.

Adam allait bientôt finir ses études de médecine. Un emploi dans un cabinet familial l'attendait, son avenir était tracé et certain. Il en était heureux, mais il envisageait déjà de partir en voyage. Il disait qu'il aimerait voir tous les pays du monde. C'était vraiment quelqu'un d'intéressant et de cultivé. En plus de cela, il était drôle, et plutôt chaleureux. Il venait d'une famille nombreuse et affectionnait vraiment la nature. Il m'avait charmée.

Nous nous assîmes sur un banc au-dessus de la plage, juste en face de l'océan. L'horizon était splendide, ténébreux et glacé comme l'enfer placide et immense d'un désert gelé. Seule la lune rousse nous éclairait. Adam me regardait de ses yeux brillants, ses yeux d'un bleu si profond qu'ils me transperçaient l'âme. Il s'approcha doucement, ferma les paupières, mes lèvres s'avancèrent et…

Je sautai par-dessus un muret et atterris accroupie sur la terre battue. Je m'adossai à mon abri de fortune. En face de moi, une forêt. Je devais l'atteindre. Je tendis l'oreille. Aucun bruit. J'attendis, récupérant mon souffle. Mon bras était sanguinolent, et mes vêtements déchirés. Subitement, un homme surgit devant moi, sortant de nulle part, et tenta de me frapper au visage. Je me jetai à terre, profitant de l'esquive pour ramasser une poignée de terre que je lui lançai à la tête. Il se frotta les yeux, je lui décrochai un coup de pied derrière les genoux. Il s'effondra.

Je bondis sur mes jambes et m'élançai à travers le bois. Mon regard cherchait une cachette. Il n'y en avait pas. Je n'avais pas le temps de réfléchir, je sentais sa présence dans mon dos. Je me retournai et une lumière bleue me projeta au sol. Je le reconnus, c'était Raven. Son sourire perçait les ténèbres, ses yeux qui brillaient d'un jaune éclatant m'observaient.

Je me relevai immédiatement et tendis la main vers lui, faisant mine de me concentrer pour propulser mon énergie comme il venait de le faire. Il esquiva ma charge avortée et roula par terre. Je sautai en avant et lui décrochai deux coups de poing dans la figure. Surpris, il tituba. J’en profitai pour ramasser une branche épaisse que je lui fracassai sur la tête. Cette fois, il ne vacilla pas. Au contraire, il se figea. Ses yeux me fixèrent. Un arc électrique me percuta violemment. Mes pieds se soulevèrent du sol et je traversai à toute allure une quinzaine de mètres avant de m’écraser contre un énorme tronc.

J'étais sonnée, mais me redressai tant bien que mal. Je devais réussir à m'en débarrasser. Mes mains se levèrent au niveau de ma poitrine. Je fermai les yeux, plongeant en moi-même. Il m’avait tout enseigné. Je ne pourrais le surprendre si je n’innovais pas. Ma magie se concentra au creux de mes paumes, je criai de rage et projetai un mur d’énergie devant moi. La muraille de plusieurs mètres semblait brûlante et se dressait entre nous. Je tournai les talons et déguerpis. Il ne lui faudrait que quelques secondes pour se remettre de sa surprise et défaire mon sortilège.

Mes pas me menèrent à une clairière. Au centre, un cercle de sel. Je m'y précipitai et m'y couchai, sereine. Raven ne tarda pas à se montrer, souriant.

— Tu t'en es bien sortie. Je suis même impressionné, tu ne m'épargnes plus et tu as de bonnes réactions lorsqu'il faut improviser. Par contre, fais attention. Tes stratégies ne sont pas toujours optimales. La muraille d’énergie était impressionnante, mais t’a coûté la totalité de tes réserves magiques.

— Oui, je sais. N'empêche que tu es bien amoché, mon grand. Je te donne du fil à retordre, hein !

— Sois un peu plus humble, et beaucoup moins vantarde. Tu as de bonnes capacités, mais tu n'es pas arrivée au bout du chemin. Tes sortilèges ne sont que des tours de prestidigitation, ils ne blessent pas, ils ne font qu'entraver.

Nos lèvres étaient collées l'une à l'autre depuis plusieurs minutes, je savourais ce long baiser tout en ayant ma vision. J'avais reconnu Raven, j'avais reconnu les entraînements qu'il m'avait donnés à moi aussi. La personne qui s'en prenait à moi faisait également partie du Domaine Occulte, mais je n'arrivais toujours pas à savoir qui elle était.

Pourtant, d'après le physique de Raven, ce que j'avais vu dans ce flash devait dater d'au moins deux ans en arrière. C'est-à-dire à l'époque où je les avais rejoints…

— Tu sembles préoccupée.

— Quoi ? Pourquoi dis-tu ça ?

— Eh bien, ça fait deux minutes que je me suis retiré et tu fermes encore les yeux !

Il avait l'air moqueur, à deux doigts du fou rire, alors que j'étais, une fois de plus, embarrassée.

— Oh. Je savourais… En fait, je crois que je fatigue.

— Tu veux rentrer ?

— Oui, ce serait peut-être plus raisonnable.

— Si tu veux être raisonnable alors…

 

***

 

J'avais quand même passé une excellente soirée. Bien sûr, Adam avait dû me trouver un peu étrange, encore, mais j'avais le sentiment qu'il ne s'en formalisait pas le moins du monde.

            Nous nous étions embrassés longuement au-dessus de l'océan, derrière l'hôtel, puis j'étais rentrée. Il était parti tel un prince, le pas lent, se retournant une ultime fois pour me lancer un sourire ravageur. Je l'appréciais beaucoup, c'était peu dire.

Mes deux lames reposaient dans ma main, aussi froides et calmes que moi en temps normal. J'étais assise en tailleur, sur le sol. Je sentais l'air, qui passait par la fenêtre ouverte, caresser ma peau blanche et frémissante. Les yeux fermés, je tentais de trouver qui se jouait de moi. Qui pouvait connaître Kami, Salem, Aï, avoir fait partie du Domaine Occulte et me connaître également ? Cette histoire m'irritait. Je me demandai si, peut-être, un rituel pourrait m'apprendre plus de choses sur cette personne…

Je ne fus pas indécise, pour une fois, et fis mon choix pratiquement instantanément. J'allumai une bougie blanche et la déposai devant moi. Je fouillai dans mon sac et ne tardai pas à en sortir mon tarot des francs-maçons. J'en tirai la carte du « guide » que je plaquai contre mon front. Je fixai ma main droite, la paume vers le haut, à la hauteur des yeux et commençai ma psalmodie.

— Toi qui sais, Toi qui vois, je fais appel à Ton savoir. Séléné, entends-moi, que Ton œil me protège du Noir. Que la lune bienveillante m'accompagne, que son disque me guide, que les réponses me parviennent claires et limpides. Permets que le film qui me hante prenne un sens évident, et qu’ainsi cette nuit mes flashs soient saisissants !

Mon souffle s'abattit sur la flamme de la bougie, ma tête brûlait de l'intérieur. Je lâchai brusquement la carte de tarot, ma main s'embrasa soudain d'une lueur vive. L'éclat luminescent se souleva, sortant de mon corps en passant à travers ma peau, et resta suspendu quelques secondes devant moi. On aurait dit une sphère dont la lumière vibrait au rythme de ma respiration.

Elle demeura figée, le temps que je réalise sa présence, et disparut en direction de la lune. Je me levai et ouvris la fenêtre. La douleur entre mes yeux s'amplifiait. Une larme roula sur ma joue. La lune n'était plus présente, elle avait laissé place à un œil immense dans le ciel noir. L'iris d'une femme qui m'observait.

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