Chapitre 1er

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Raven avait été particulièrement prévenant ce soir-là, comme s'il pensait que nous allions nous quitter pour longtemps. J'avais senti à ses mots, et à son comportement aussi, qu'il me faisait des espèces d'adieux. De mon côté, je ne pressentais rien, mais ce n'était pas comparable : malgré ma magie, je n’aurais pu prévoir ce qu'il se passerait bientôt comme l'un des fondateurs du Domaine Occulte en était capable.

Sur le moment, j'avais supposé qu'il était encore en transe. Je m'inquiétais toujours un peu quand il était dans cet état. Il devenait alors sombre, irrationnel, et chaotique. Parfois, il s'exprimait en vers, en parlant d'autres langues, ou en psalmodiant des litanies mystérieuses et incompréhensibles.

Ça pouvait durer des heures. Mais le plus affolant, pour moi, était lorsque ses yeux se révulsaient et qu'il prédisait l'avenir sur des dizaines d'années. J'avais peur de voir ses prophéties s'accomplirent. Peur que ses dons soient aussi puissants qu'ils en avaient l'air. Alors j'oubliais, au fur et à mesure, toutes les menaces futures que Raven affirmait percevoir par son pouvoir. Et je crois que tout le monde en faisait autant, car presque jamais nous n'en parlions entre nous.

Nous étions samedi soir, dans les rues de Lyon. Je rentrais du Domaine Occulte, seule, en ruminant le comportement plus qu'étrange de Raven. Le Domaine lui appartenait. Il s’agissait d’une sorte de pub où nous pouvions trouver également une boutique ésotérique et accéder à une immense bibliothèque. On m'y voyait régulièrement, j'aimais bien ce havre de paix où régnaient les livres et la tranquillité.

Il est vrai que j'étais, le plus souvent, au Domaine Occulte pour apprendre de Raven. Mais je m'y rendais aussi par pur plaisir. J'allais volontiers y passer mon temps libre en lisant ou en discutant. Il faut dire que ma meilleure amie y travaillait. Elle s'appelait Ogora, et faisait ses études avec moi. Nous nous étions, d'ailleurs, liées d'amitié à la rentrée universitaire.

La nuit était chaude et je n'avais pas peur de marcher dans l'ombre des vieux bâtiments de Lyon. Je repensais à tous ces examens que je venais de passer. J'étais enfin en vacances. J'allais pouvoir m'adonner à mes passe-temps et rester un peu avec les gens que j'aimais.

Je pensais obtenir ma licence en psychologie et me rapprocher un peu plus de la liberté, moment où l'université serait définitivement oubliée. Je songeai que de longues années se présentaient encore devant moi et que, en attendant, il valait mieux imaginer les mois de repos qui s'annonçaient.

Je faisais toujours ça lorsque je marchais : penser. Le temps s'écoulait plus vite de cette manière. J’étais une cérébrale, préférant, souvent, mon monde intérieur au monde réel.

Peut-être allais-je m'échapper quelques jours en Bretagne ? J'adorais cette région, ses habitants, les paysages, les coutumes, les bâtiments. Bref, tout. J'étais tombée amoureuse de cette contrée plusieurs années auparavant.

Bien sûr, je ne pourrais pas m’exiler très longtemps. Je devrais aussi travailler pendant l'été, pour avoir de l'argent. Et puis, Raven et Ulome auraient sûrement besoin de moi au Domaine. Mais un peu de repos me ferait du bien, c’était évident. Je l’avais mérité.

Au début, Ulome avait révélé la magie à Raven et sa petite amie, Chrystel. Puis, Raven avait fondé le Domaine Occulte, et avait invité son mentor à s'y installer afin que l’endroit devienne le lieu de rassemblement de leur groupuscule. Au bout de quelques mois seulement, leur nombre avait augmenté grandement, et le Domaine Occulte s'était rapidement imposé comme une référence.

Très vite, Kami les rejoignit. C’était mon meilleur ami. Un garçon ténébreux aux yeux gris constellés d’éclats améthyste. Puis, un jour, mon tour vint d'entrer dans leur cercle. Malheureusement, Kami quitta le Domaine à cette même époque, juste avant que je ne sois officiellement acceptée.

C'est vrai que j'aurais aimé partager avec lui tout ce que j'ai connu en communauté, car nous étions très proches depuis longtemps. Mais j'avais toujours eu conscience qu'il n'était pas à sa place dans un groupe comme celui-ci. Alors que je rejoignais leur confrérie, les choses changèrent grandement. Personne ne disait rien, mais je comprenais bien qu'Ulome se faisait de plus en plus rare et que, désormais, il allait contrôler dans l'ombre le groupe qui s'était définitivement établi au Domaine.

Quand je suis arrivée, Raven et Chrystel étaient les seuls à diffuser le savoir qu'Ulome leur avait confié. Puis, quelque temps après, ils me demandèrent de les imiter : un grand honneur pour moi, à l'époque, car je savais que c'était Ulome qui en avait décidé ainsi.

Quoi qu'il en soit, Ulome, celui qui avait véritablement fondé notre communauté, attendrait vraisemblablement beaucoup de moi pendant l'été qui se profilait. Peut-être me testerait-il pendant cette période ? Il  continuerait les entraînements qu'il imposait à Raven, Chrystel et moi ; c'est ce que Chrystel m'avait confirmé, plus tôt dans la soirée. Mais je savais que j'allais aussi devoir être initiée à certains secrets que seuls les proches d'Ulome connaissaient.

J'étais complètement paniquée et, à la fois, horriblement pressée de me retrouver en tête à tête avec l'imposant meneur du Domaine. Découvrir les entrailles du labyrinthe où il se terrait, apprendre qui il était véritablement... La communauté s'agrandissait vite. Raven et Chrystel n'étaient plus suffisants pour assurer l'entraînement de tous les nouveaux arrivants, ils avaient besoin d'un troisième initiateur : moi.

 

Je clignai des yeux. Une fois de plus, mes pensées m'avaient tellement absorbée que je ne m'étais pas rendu compte que j’étais arrivée. Je me trouvais devant la porte de mon logement. Autrefois, presque trois ans avant ce soir-là, j’avais vécu dans cet appartement avec mes deux cousines. Ayant toutes les deux terminé leurs études la même année, je m'étais retrouvée seule pendant quelques mois d'été, un véritable bonheur !

Cependant, j'avais été obligée de prendre une colocataire en raison du prix exorbitant des loyers lyonnais. J’avais eu de la chance. Ce n'était pas une personne envahissante, et elle était vraiment sympathique. Ça avait été un soulagement de le constater dès nos premiers jours de colocation, car j'avais beaucoup appréhendé de partager les lieux avec une espèce de pot de colle qui aurait cru être ma meilleure amie.

Non, elle, elle n'était pratiquement jamais là. L'appartement lui servait plutôt d'entrepôt pour ses affaires, et les rares moments que nous passions à deux sous ce même toit étaient agréables sans être prolongés. Il faut dire que nous avions des caractères assez semblables, une volonté incontrôlable de liberté et d’autonomie.

Je poussai la porte, les gonds grincèrent un peu sur mon passage comme à chaque fois. L'immeuble était ancien, et les charges trop élevées sans que quelqu'un ose demander le remplacement de quoi que ce soit. Je refermai aussitôt à clé. Le sol était un vieux plancher bruni sur lequel j'aimais m'asseoir pour pratiquer la magie. Je le fis craquer un peu en lâchant un long soupir fatigué. Ce son me rassurait.

J'enlevai mes chaussures pour que mes pieds puissent palper l'agréable texture du bois vieilli. Traversant rapidement le hall sans prendre la peine d'allumer, je me dirigeai vers ma chambre. Je jetai un coup d'œil par la fenêtre, m'assurant que ma voiture était toujours là. Tous ces gestes, aussi infimes fussent-ils, étaient automatiques, irréfléchis et habituels. Surtout lorsque j'étais éreintée comme ce soir-là.

J'allai me coucher directement. Le lendemain était un dimanche et les dimanches m'étaient particulièrement favorables à cette époque.

Je ne savais rien de ce qu’il se préparait, je ne possédais pas les dons de Raven. Pourtant, lorsque mes yeux se fermèrent, je pressentis qu'un malheur arrivait. J'en eus le cœur net trop tardivement. Ma tête toucha l'oreiller, je n'avais déjà plus la force de réfléchir. Je me souviens avoir été entraînée dans un tourbillon de brouillard, quand un éclair déchira mes pensées et un rire me glaça le sang. Je sombrai dans l'inconscience.

 

***

 

J'ouvris les yeux lentement. Ma tête tournait, ma vue était trouble. Les quelques premières minutes de mon réveil paraissaient durer une éternité. Mon corps me semblait tellement difficile à maîtriser ! La nuit avait été agitée, seules d'étranges et violentes images avaient accompagné mon sommeil. J'avais du mal à me remémorer mes rêves dans leur aspect logique, comme s’il n'y avait aucun lien entre tout ce qui me revenait. Pourtant, ces souvenirs parcellaires étaient nets, précis, et si réalistes…

Doucement, je posai mes pieds sur le plancher. J'attendis que les vertiges s'estompent complètement et me levai. Par habitude, je me dirigeai vers la cuisine, me préparai un café et, pendant que celui-ci chauffait, fis les cent pas dans l'appartement. Beaucoup d'objets étaient par terre. Ce n'était pourtant pas dans mon caractère de délaisser les choses de cette manière. La lumière du hall était éclairée. La porte n'était pas fermée à clé.

J'avais comme une sensation étrange, tous ces éléments dénotaient d'un laisser-aller qui ne me ressemblait pas. Je me précipitai dans la chambre de ma colocataire, elle était vide. Elle n'était donc pas rentrée dormir ici. Bien sûr, elle avait quitté Lyon pour les vacances. Pourtant, j'en étais certaine, quelqu'un s'était introduit chez moi.

 

La caféine m'ayant aidé à émerger, je décidai de faire appel aux puissances de la nature pour m'éclairer sur ce qu’il s'était passé. Je ne connaissais aucun rituel qui aurait eu l'effet souhaité, mais ce détail m'importait peu. Depuis que je pratiquais l’ésotérisme, j'avais choisi d'écouter mon instinct. Ainsi, je pouvais entamer un sortilège sans même savoir comment j'allais procéder. Je créais ma magie sur le moment, comme je le ressentais ; et c'était, à mes yeux, la manière la plus efficace d'être en osmose avec les forces que je convoquais. J'avais le sentiment que les énergies qui m'entouraient méritaient une certaine spontanéité, une passion incontrôlée et irréfléchie.

J'étais debout dans ma chambre. J'hésitai un instant. C'est vrai, le vieux bois du plancher me procurait une immense satisfaction, lorsqu'il touchait ma peau nue, mais j'aimais également beaucoup mon tapis magique. Un tissu splendide que Kami m'avait offert pour mes vingt ans, et sur lequel j'avais tendance à réaliser mes sortilèges les plus importants.

Finalement, je me décidai pour le carré de velours que j'étendis le sur le sol. Il était d'un noir profond et un pentacle brillait en son centre d'un carmin chatoyant. À chaque pointe, je disposai une bougie jaune que j'allumai avec une allumette. Je fis également brûler plusieurs encens pour que, rapidement, la pièce soit saturée de volutes envoûtantes.

Je me plaçai à genoux devant cet autel improvisé, et déposai une coupe métallique remplie d'iris et d'euphraises au milieu du pentagramme. Je serrai, dans ma paume, une poignée de poudre d'orme, du moins une plante qui me servait de substitut à l'orme, et commençai à psalmodier.

— Au milieu de ma nuit, tu as pénétré là où tu n'étais pas invité. J'en appelle aux puissances supérieures, traquez avec moi ce visiteur. Qu'une divine lueur m'indique ses déplacements, et que je le retrouve à travers l'espace et le temps.

Lorsque j'eus énoncé ma prière une douzaine de fois, à une vitesse tellement folle que je n'étais plus certaine de comprendre moi-même mes mots, je levai ma main au-dessus de la bougie située au sommet du pentagramme.

J'attendis quelques secondes et repris une ultime fois mon incantation, tout en laissant des grains de la poudre se consumer sur les flammes. Je décrivis un cercle dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, veillant à ce que chaque flammèche entre en contact avec la poussière végétale, et murmurai :

— Ainsi soit-il.

Me relevant péniblement, des fourmillements dans les jambes, je lançai ma main dans l'air, d’un geste presque nonchalant, pour éteindre les bougies. Je parcourus rapidement mon appartement, cherchant désespérément une lueur surnaturelle qui m'aurait indiqué la venue de quelqu'un pendant la nuit. Rien. Nulle part.

Je retournai, un peu penaude et complètement perplexe, à ma chambre. Il faisait lourd. Je décidai d'aérer un peu en songeant que cela ne pourrait pas faire de mal à la maison. Quand j'ouvris les fenêtres, le soleil éclatant m’aveugla. J'étais contente, car j'adorais les dimanches, surtout ensoleillés. À vrai dire, en temps normal, mon cœur était plus en fête lorsqu'il pleuvait à verse, mais je n'étais pas difficile avec les dimanches.

Je baissai le regard, comme d'habitude, pour vérifier que ma voiture était là. Un vertige me tourna la tête. J’étais stupéfaite. Elle était bien à sa place, oui, mais le pare-brise avait éclaté et l'avant entier de l'engin était embouti. Des larmes me brûlèrent les yeux. J'avais tellement travaillé pour avoir ce véhicule ! Je me précipitai à travers les couloirs et me dirigeai vers l'entrée de l'appartement. En passant dans le hall, j'observai machinalement le miroir. Je m'arrêtai, pétrifiée.

Sur mon front, une sphère lumineuse pulsait sans que je comprenne comment. Je restai, un instant, plongée en état de sidération. Alors, c'était ici que quelqu'un s'était introduit ?

Je n'eus pas le temps de réaliser tout ce qu’il venait de m'apparaître que l'on frappa à la porte. J'ouvris d'une main mal assurée. Ce n'était que ma commère de voisine, et pourtant la voir me retourna.

— Syrine, je ne vous dérange pas au moins ?

— Vous ne me dérangez jamais, Madame Baïkèche, lui dis-je faiblement.

Bien sûr qu'elle me dérangeait, croyait-elle que je n'avais rien d'autre à faire que d'attendre sa désagréable visite dominicale ?

— Je suis désolée, je viens plus tôt que d'habitude aujourd'hui, mais je m'inquiétais pour vous.

Ses mots éveillèrent ma curiosité, mais ce fut la sincérité de sa voix qui m'enserra le cœur. Un mauvais pressentiment… Je me souvins du moment où j’avais plongé dans le sommeil, à la sensation impérieuse d'un malheur imminent.

— À quel sujet ?

— Et bien, je n'arrivais pas à dormir cette nuit, comme souvent je faisais une insomnie. Vous n'êtes pas sans savoir que j'ai tendance à dormir peu… »

Elle parlait sans que j'écoute vraiment. C'était une vieille dame, petite et fagotée de façon désuète. Ses rares cheveux étaient ternes, gras, et lui tombaient autour du visage par touffes peu épaisses. Elle avait besoin de communiquer, et elle babillait à n'en plus finir avec tout le monde, dont moi qui étais, chaque dimanche, honorée de sa visite.

Alors, avec le temps et le désespoir de la voir venir toutes les semaines, j'avais appris à n'entendre que les informations qui m'intéressaient au milieu de son bavardage. Le reste de ses monologues n'était, pour moi, qu'une succession de mouvements labiaux.

— J'ai entendu un bruit, alors j'ai regardé par la fenêtre, vous savez comme je n'aime pas que des voyous restent par ici, et je vous ai vue !

— Vous m'avez vue ? Pouvez-vous préciser ?

— Je vous ai vu rentrer avec votre voiture. Elle est dans un état ma pauvre ! Le choc n'a pas été trop violent ? Vous étiez en tort dans cet accident ? Non, que je suis sotte, vous êtes si prudente ! En tout cas, j'ai bien failli descendre en vous apercevant. Vous étiez si pâle et votre regard était hagard. On aurait dit un fantôme ! Vous en êtes-vous remise ?

Mon estomac se retourna, je ne pouvais plus respirer.

— Je… Je… Merci de vous être inquiétée pour moi, je vais très bien. Excusez-moi maintenant, j'ai beaucoup de papiers à remplir pour… être remboursée par l'assurance. Merci encore ! Au revoir !

 Je lui fermai littéralement la porte au nez, m'effondrai sur le sol et pleurai tout mon saoul. Que m'arrivait-il ? Pourquoi n'avais-je aucun souvenir de ce qu’il s'était passé, de cet accident qui aurait dû me choquer ?

 

***

 

Il était plus de midi et j'étais encore pelotonnée sur le sol. Je restais prostrée là, prisonnière de mes pensées, de mon incompréhension… de la peur de moi-même. Cherche dans ta mémoire, Syrine. Allez, un effort ! J'avais passé la soirée au Domaine Occulte, j'étais rentrée à pied, avais gagné mon appartement, ça je m'en rappelais parfaitement. Je me souvenais également m'être sentie épiée.

En tout cas, ma voiture se trouvait bien sur le parking quand j'étais arrivée, j'étais formelle. Je m'étais couchée, et endormie assez rapidement. Ah oui ! Il y avait eu l'intuition lorsque j'avais sombré dans le sommeil, et ce rire aussi, cet horrible rire qui avait résonné dans ma tête. Il y avait bien quelqu'un… en moi.

             J'étais plongée dans mes pensées lorsque, soudain, ma vue se troubla. Les images changèrent et bientôt Kami fut devant moi.

Il devait avoir quinze ans peut-être, c'était à l'époque du collège. Il marchait et je le suivais. Je ne pouvais pas bouger consciemment, j'assistais en simple spectatrice à cette scène. Il se tourna alors vers moi.

— Regarde, dans la cour. C'est Syrine ! On va l'embêter un peu… Viens, cache-toi avec moi derrière les buissons.

— Que comptes-tu faire ?

C'était moi qui avais parlé sans m'en rendre compte. Ce n'était pas ma voix, ce n'était pas mon corps, moi j'étais là-bas, plus loin dans la cour ; je voyais par les yeux de quelqu'un d’autre. Ses évènements dataient d'une période marquante pour moi, période que j'ai aussi bien détestée que chérie. J'étais en troisième et le souvenir était vif, comme si la scène s'était déroulée la veille. La jeune fille que j’avais été semblait en grande conversation avec Sovana. Elle était devenue ma meilleure amie à cette époque, alors que Kami et moi ne nous adressions plus la parole.

— Regarde, elle discute avec quelqu’un. Je ne connais même pas cette fille et elle l'emmène vers notre arbre ! Non, mais regarde ! Sa copine a les cheveux gras, en plus ! Allez, fais comme moi, crie « Warlock ».

— Kami… qu'est-ce que c'est Warlock ?

— C'est une légende. Le Warlock serait le monstre que deviendrait une sorcière qui trahit ses proches. Allez, crie !

Je ne compris pas tout de suite la signification de ce flash. Qu'est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Kami était-il le responsable de ce qu’il m'arrivait ? Non, je savais bien que c'était impossible. Alors, était-ce la personne dont je voyais les souvenirs ? Plus probable. La vision avait probablement été suscitée par le rituel que j'avais accompli quelques heures auparavant.

Il était rare que je reçoive un flash sans aucun acte déclencheur. Mon pouvoir s’exprimait dans mes songes. Mais, à qui appartenaient les yeux par lesquels j'avais pu observer la scène ? Je tentai de réfléchir, de remonter à cette époque qui avait tant compté pour moi, mais je ne me souvenais plus des personnes susceptibles d'accompagner Kami ce jour-là.

Autant cette période était importante pour moi, autant un obscur brouillard m’empêchait de me remémorer correctement le passé. Tout cela datait, et je n'avais jamais eu de facilités pour retenir les noms, ou les visages, des gens avec qui je n'avais pas de lien particulier. Une chose était certaine, je n'en parlerais à personne tant que je n'aurais pas éclairci ce mystère. Pas même Kami ou Ogora, mes amis les plus proches. Enfin, presque personne. Je composai le numéro de téléphone d'Ulome.

 

***

 

J'étais au Domaine Occulte. Il était encore tôt, personne n'était arrivé. Je descendis directement au sous-sol, dans l'Antre des Maudits, le pub du Domaine Occulte où Ogora travaillait. Ulome était assis sur un divan, il m'attendait.

— Ah, tu es là ! Depuis ton appel, je ne fais que penser à ça. Je n'ai jamais vu de pertes de mémoire irréversibles. Pas lorsqu’elles sont générées par la magie, en tout cas.

Il portait une chemise noire, très ample, qui lui tombait au-dessus des genoux. Il était imposant, tant par sa masse que par l’aura qu’il dégageait. Sa peau était colorée, et ses iris à la fois ténébreux et malicieux.

— Tu vas pouvoir m'aider ?

— J'ai bon espoir, oui.

Il plaça ses paumes sur mes tempes et ferma les paupières. Des décharges éclectiques me parcoururent et une détonation résonna dans mon esprit. Je criai, Ulome enleva immédiatement ses mains.

— Mais qu'est-ce que tu as fait ?

Il me faisait face, livide, les yeux écarquillés.

— Quelqu'un m'empêche de voir clair dans tes souvenirs. Ton énergie mentale semble parasitée et est inaccessible.

— Mais tu as quand même réussi à percevoir quelque chose ?

Un courant électrique passa entre ses mains boudinées. Il respirait profondément, mais je n’étais pas certaine d’en connaître la raison. Il avait l’air d’avoir vu un fantôme.

— Rien de précis, Syrine. Je préfère ne rien dire, ça pourrait te perdre plus qu'autre chose.

J’avais l’impression d’être stupide. Il me parlait de façon mielleuse, douce et crispante à la fois. J’adorais ça d’habitude. En tout cas, ça ne me dérangeait pas vraiment d’être infantilisée quand c’était par lui. Il était comme un père magique pour moi, mais à ce moment-là, je le détestai de rester silencieux.

— Mais je ne sais rien, ça ne me perdra pas !

— Fais-moi confiance.

Il avait parlé d'une voix froide et cassante qui ne souffrait d’aucune protestation. Je me calmai instantanément. J'avais un respect sans limites pour Ulome. Il avait tellement de pouvoir, tellement d'influence que je ne pouvais pas douter de ce qu'il me conseillait.

— Tu devrais te mettre au calme, aller là où personne ne t'empêchera de te concentrer. Il faut que tu découvres ce qu'il s'est passé Syrine, et toi seule peux y arriver. 

Son jugement était forcément le bon. C’était un être éclairé, il savait ce qui était caché à la majorité des humains. Il ne pouvait se tromper.

— Merci d'avoir essayé.

Je baissai la tête en guise de salut et me retournai.

— Je suis là si tu as des ennuis, ne l'oublie pas.

Je ne m'attardai pas, je ne voulais pas prendre le risque de croiser les autres membres du Domaine Occulte. Je repris le métro et arrivai dans mon petit appartement.

 

Il était treize heures, j'étais dans la cuisine, quand je me décidai enfin. Je laissai un mot pour ma colocataire, au cas où elle rentrerait prématurément sur Lyon « Je suis partie quelques jours en Bretagne. Si l'on me cherche, dis simplement que tu ne sais pas où je suis. Ne t'inquiète pas pour ma voiture. À bientôt. Syrine ».

J'avais besoin de me retrouver, de comprendre, à travers les visions que j'allais recevoir, ce qui avait pu se passer lors de la nuit précédente… J'ignore si, à l'époque, j'avais conscience des portées de mon rituel ; mais ce qui était clair, c'est que je ne pouvais pas rester à Lyon. Non, Ulome avait raison. Je devais m'exiler pour cette introspection. Et pour cela, la Bretagne était la plus propice des destinations.

Je passai la porte, un sac de toile contenant mes habits dans une main, mon ordinateur portable dans l'autre, et pris la direction de la gare.

 

***

 

J'étais assise dans le train. J'aimais tellement les sensations que me donnait le wagon, cahotant sur des chemins de fer douteux. Je ne pensais plus à rien. Je voguais sur la terre, sereine. Le paysage défilait si vite à mes côtés que je n'avais pas le temps de voir quoi que ce soit.

Parfois, je forçais mes yeux à se fixer sur un point et, pendant de courtes secondes, je distinguais distinctement un élément qui se trouvait déjà à quelques centaines de mètres de moi. Je savais, dès lors, que le train était le moyen de voyage par excellence. J'étais si bien ! Je les avais toujours choisis de préférence vieux, dans un état à la limite de l'acceptable. De cette manière, j'entendais les rails sous mon corps, je sentais la vitesse à laquelle je me déplaçais. Je m'imaginais dans un pays lointain, et alors tout me semblait étranger.

Un jour peut-être, je m'en irais avec Kami. C'était notre rêve commun. Nous visiterions la Russie, le Kazakhstan, la Chine, l'Inde et des dizaines d'autres contrées ! Ah, j'avais hâte ! Si nos projets s'étaient déroulés comme prévu, nous serions partis quatre ou cinq ans plus tard, pour me laisser le temps d'obtenir tous mes diplômes. Mais les choses ne se passeraient pas ainsi.

Pour l'heure, je restais en France, assise sur un siège inconfortable, entamant un voyage de plus de dix heures. Heureusement, j'avais avec moi mon ordinateur. J'allais pouvoir taper mes articles. J'écrivais des chroniques pour un magazine hebdomadaire. C'était une revue d'ésotérisme et de littérature. J'étais bien payée (c'est d'ailleurs grâce à ce petit boulot que j'avais pu m'acheter une voiture), avais une notoriété relative, les sujets me passionnaient… et en plus je pouvais envoyer mes écrits d'où je le souhaitais. J'avais vraiment décroché LE job pour étudiant. J'allumais mon ordinateur quand une douleur vrilla ma tête, me forçant à fermer les paupières.

J'étais dans une pièce bruyante. Tout était très lumineux. De grandes vitres ornaient le haut du mur principal. Mon regard se promena sur la salle, il n'y avait que des filles. Certaines étaient plutôt jeunes, d'autres moins. Elles dansaient, elles répétaient une chorégraphie, je crois. Mes yeux continuèrent leur course au travers de la foule présente, puis se fixèrent sur un garçon, assis dans un coin. Je m'approchai de lui, d'un pas vraisemblablement assuré.

— Tu es Salem, je suppose ?

— Oui, c'est ça. Je suis nouveau, ici. Je viens d'arriver.

— D'accord. Tu es au lycée public ?

— Oui, en Première Littéraire.

— Bien. J'ai un ami à te présenter. Il est dans ton école. Ça te fera une connaissance.

— Excuse-moi, mais… qui es-tu ?

— Je m'appelle…

Salem… Mais pourquoi était-il dans ma vision ? Je ne comprenais pas du tout. Je n'avais jamais eu de lien avec lui. Jamais directement, en tout cas. En revanche, Kami en avait eu. Et c'était peu dire. Salem et lui étaient, apparemment, des âmes sœurs. Enfin, dans le sens où leurs âmes étaient liées l'une à l'autre et, tant qu'ils ne sortaient pas de leur cycle de réincarnation, ils stagnaient ensemble sur Terre.

De ce que l'on avait pu voir de nos vies antérieures, et nous n’en connaissions qu'une infime partie, les deux garçons s'étaient toujours suivis. Parfois, j'étais dans leur entourage, d'autres fois non.

Quoi qu'il en soit, Kami et Salem s'étaient rencontrés quelques années auparavant. Nous étions alors au lycée et, d'après ce que m'avait raconté Kami, ils étaient tombés amoureux au premier regard. Je crois que leur histoire était vouée à l'échec. Ils l'ignoraient à l'époque, mais ils ne pourraient entretenir une liaison où l'amour et la magie se mêlaient. Pas eux. Leurs âmes n'en étaient plus capables. La fin de leur relation fut violente.

Mais peu importait. Je ne comprenais pas quel était le rapport entre leur passé et mon présent. Qui plus est, je ne me souvenais pas avoir déjà parlé à Salem.

 

Le train avançait doucement, il n'était pas en très bon état, mais il était moins cher que le TGV. Je ne savais plus vraiment où j'étais, mais ce n'était pas important. Mes yeux se perdirent une fois de plus dans le flot d’images qui défilait par la fenêtre. Il n'y avait plus que des prairies à perte de vue.

J'étais totalement détendue, j'oubliais peu à peu mes ennuis, mes visions, Kami, Salem. J'étais confiante, je sentais bien que j'allais connaître la vérité. Les secousses du wagon ne me dérangeaient pas, au contraire, elles me berçaient. Mes longues jambes étaient étendues devant moi, l’ordinateur posé sur mes cuisses. Je commençai à taper mon article «  Pertes de mémoire et sortilèges d'amnésie ».

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