Chapitre 13

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Ses longs cheveux roux coulaient partout autour de son visage. Elle était aussi grande que moi, voire un petit peu plus, et ressemblait à une statue païenne, une sorte de déesse maléfique. Son manteau brun tombait sur ses chevilles, il était rabattu sur elle, masquant son cou dans l'épaisse fourrure beige qui ornait le col. Elle ne bougeait pas. Son visage était livide, et se dégageait d’elle une noblesse dramatique. Syrine regarda le ciel, craintive, puis me fixa droit dans les yeux.

— Je sais ce que tu as fait Syrine. Ta fuite n'a donc servi à rien. Nous sommes finalement réunis pour que Robin soit vengé.

En parlant, je fus pris d’un doute. Salem et Syrine étaient-ils complices ? Lui déposant la rose noire, elle attaquant Robin ? Ou avait-elle tout manigancé et était sur le point d’activer le Serment ?

— Tu ne sais pas. Non, tu crois savoir, mais tu ne sais rien. Laisse-moi te raconter, tu ne dois pas me condamner.

— Je ne veux pas écouter tes histoires. Je ne veux pas savoir pourquoi tu as fait ça. Je ne perdrai plus mon temps à te laisser parler, ce que j'ai vu me suffit pour savoir ce que tu mérites.

— Calme-toi un instant Kami. Ce n'est pas ce que tu crois. Réfléchi. Je ne serais pas revenue si…

Je ne lui permis pas de terminer.

— Me calmer ? hurlai-je. Je serai en paix lorsque tu auras été punie. Pas avant ! Tu avais bien caché ta perversité, hein ! Tu es comme Ulome, tu aimes voir les conséquences de tes actes, la destruction que tu engendres. Tu restes jusqu'à la fin, jusqu'au drame final.

— Mais, attends ! Tu es en plein délire !

Ses traits se figèrent et ses yeux noisette vibrèrent d'une étrange lueur. Son dos légèrement voûté sembla se raidir. Elle releva un peu le menton et tendit sa rapière vers moi.

— Oh, et puis à quoi bon te mentir ? Tu m'as découverte ! Alors, finissons-en tout de suite !

Syrine sauta par-dessus le mur de pierre qui se trouvait devant nous. Elle atterrit sur ses pieds, trois ou quatre mètres plus bas, dans les jardins du rosaire, puis s'élança sur le terrain. Sans réfléchir, je l'imitai. Mes pieds dérapèrent à la réception et je chancelai.

Je la vis disparaître entre les arbres verdoyants et la multitude de plantes colorées. Il y eut un terrible craquement, je me précipitai. J'avais peur de tomber. Le chemin était escarpé et la pluie l'avait rendu boueux, mais mon élan me faisait presque voler. Mon cœur battait dans mes tempes, le bruit que je venais d'entendre ressemblait à un éclair. Je courus pendant cinq minutes, jusqu'à trouver un grillage éventré dans lequel je m'engouffrai.

Devant moi s'étendait l'immense théâtre romain. Il y eut un battement dans le temps, un instant infini où je ne bougeai pas. Elle avait tout prévu, jusqu'au lieu de notre dernière rencontre. Je descendis prudemment les gradins et traversai la moitié de la fosse. Une projection d’énergie me frappa dans le dos, je tombai dans les marches.

— Allez, Kami ! Ce n'est qu'un mauvais moment à passer.

Syrine me rejoignit lentement, m'observant me relever et attraper mes massues solidement attachées à ma ceinture.

— Ne prends pas cet air menaçant avec moi, laisse-toi faire. Plus vite ce sera fait et mieux ce sera.

Elle tendit la main vers moi et une autre gerbe de pouvoir se précipita vers mon visage. Je sautai à terre, roulai et ripostai. Le projectile opaque la rata d'un bon mètre. Je réunis mes massues, tentai de lui asséner un coup avec mon bâton de frappe, mais elle bougea plus rapidement que moi et me taillada le bras. Je me jetai littéralement sur elle, lui tordit le poignet et elle lâcha son épée.

Ma rage n'avait plus de limites. Je la voyais responsable de tout ce qu’il s'était passé. C'était elle qui m'avait enlevé Robin, elle qui avait maudit Ayhan, elle qui avait fait de Salem une loque. C'était elle qui me rendait si triste. Je frappai son crâne contre le sol. Elle poussa un cri perçant. Je frappai une deuxième fois, je voulais la tuer.

Sa main s'agrippa à mon cou, une projection surgit et faillit m'arracher la tête. Je tombai à la renverse, un peu sonné, et m'accrochai à mon bâton. Syrine était debout, devant moi, sa rapière tendue. Du sang coulait sur son visage et sur ses lèvres. Son regard était dément.

— C'est terminé. 

Elle prit son épée à deux mains, la leva et plongea la lame vers moi.

Ensuite, je ne sais plus exactement ce qu’il est arrivé. Je crois que, dans un ultime réflexe de survie, j'ai jeté mon bâton aussi fort qu'il me l'était possible et qu'il a frappé Syrine à la tempe. Oui, je pense que c'est ce qu'il s'est passé.

Elle est tombée sur le sol et une lumière azurée, très floue, diffuse même, s'est élevée au-dessus d'elle puis a disparu. L'unique pensée que j'ai pu formuler fut que je venais de tuer ma meilleure amie. Je me suis mis à pleurer.

Je pleurais parce que ma rage bouillonnait toujours en moi, toute ma haine était encore présente, aussi vivace que mon amour pour Robin. J'avais fait ce que je pensais être juste, mais il n'y avait aucun soulagement ni aucun apaisement. J'étais seul et amer.

Je regardai un instant sa rapière sur le sol, songeant à la lueur qui s'était envolée. Son âme avait disparu, retournant à la planète, ou au paradis si, finalement, il existait vraiment. La pluie et le vent se calmèrent aussitôt, comme pour me dire que je ne devais plus être en colère. Mais, je ne savais qu'une chose : je venais, à nouveau, de perdre quelqu'un que j'aimais. La dernière, peut-être, de ces quelques personnes formidables qui m'avaient fait vibrer dans cette vie.

Je me trompais. Il se passa une minute, voire un peu plus, puis Syrine bougea. Elle se releva péniblement, sous mon regard effaré et ma mine défaite. Ses joues étaient deux énormes hématomes, et son sang poisseux lui recouvrait presque entièrement la chevelure.

— Kami, écoute-moi.

Je secouai la tête. Je rêvais sûrement, il n'y avait pas d'autres explications.

— Ce n'était pas vraiment moi dans la voiture.

Elle se toucha le visage, puis regarda sa main ensanglantée, comme si elle ne s'était pas rendu compte que nous venions de nous battre.

— Kami, j'ai été possédée. C'est Malia qui a tout manigancé. Elle a juré de te détruire, je crois qu'elle ne sait même pas pourquoi. Elle avait un guide, tu sais ? Une sorte de gardienne, avec qui elle parlait souvent lorsqu'elle était enfant. C'est elle, sa gardienne, qui lui a demandé de te détruire. Elle a dit que ce serait la dernière fois. Je crois qu'elle veut sortir du cycle des réincarnations, et que pour cela elle doit te tuer, ainsi que Salem, sans y perdre la vie.

Je ne pouvais pas prononcer un mot.

— Après l'accident avec Robin, je n'avais plus aucun souvenir. Je me suis réveillée, le dimanche, sans comprendre pourquoi ma voiture était accidentée. 

J'aurais pu douter de ses paroles, mais je voyais à travers les yeux de Syrine, je revivais son passé. L’amphithéâtre avait disparu sous les visions qui se superposaient à la réalité, au fur et à mesure du récit décousu de Syrine. Elle disait la vérité.

Elle avait usé de sortilèges pour savoir ce qu’il lui était arrivé, pour retrouver la mémoire. Elle avait visité l’esprit de Malia, et avait compris. Elle avait tout compris, comme à son habitude. Et moi, je m'étais complètement trompé, j'avais failli la tuer.

— J'ai cru que tu étais morte. J'ai vu cette lueur s'élever de toi… J'ai cru que tu étais morte !

Je saisissais à présent la portée des bribes de souvenirs de Salem. Les images confuses que j'avais trouvées au fond de sa mémoire, la panique que j'avais lue dans son regard. Il avait été l'instrument de Malia, comme Syrine, et n'avait pu se défendre de mes accusations, car il avait aussi douté de lui-même.

— Ce n'est rien. En fait, je crois que je suis morte pendant quelques secondes… Et ça a suffi pour me libérer de l'emprise de Malia sur moi.

Elle avait parlé si légèrement, comme si de rien n'était.

— Mais il faut la retrouver maintenant.

— Je vais m’en occuper. Toi, tu dois oublier tout ça. Je m'en veux tellement. Et si tu étais…

— Je suis là, c'est tout ce qui compte. Laisse-moi venir avec toi, ça me regarde aussi.

Elle observait autour d'elle, découvrant les lieux qui auraient pu être témoins de sa fin.

— Non. Après tout, nous devons régler ça entre nous, Salem, Malia, et moi. Ne m'en veux pas. C'est juste que…

Elle leva le doigt et le posa sur mes lèvres.

— Je sais.

 

***

 

J'étais de nouveau plein d'énergie, adossé contre une colonne au fond de la basilique, et regardais Syrine parcourir son chemin mystique. Je l'observais se faire recouvrir par une lumière sacrée, une lumière aveuglante, chatoyante, qui soignait toutes ses blessures physiques et lui redonnait la force qu'elle avait perdue pendant notre affrontement.

Je ne savais pas ce qu’était cette brillante lueur, celle à laquelle nous faisions appel dans n'importe quel temple et qui nous baignait de cette incroyable magie réparatrice. Mais en y réfléchissant, je retrouvais un peu de l'éclat qui m'avait tant bouleversé lorsque, adolescent, j'avais eu mes visions sur l'évolution de mon âme. Cette lumière chaleureuse qui se saisissait de Syrine ressemblait vaguement à ce dont je me souvenais de l’époque où j'avais été un esprit pur et simple. L'endroit où, j'en étais certain, les âmes apprenaient le Bien, la Vertu, et la Douceur.

Elle s'agenouilla et remercia le Ciel, puis se tourna vers moi, remonta l'allée centrale de la basilique et sortit du bâtiment. Quand je la rejoignis, elle était installée sur les marches du temple, songeuse.

— Tu sais comment la retrouver ? me demanda-t-elle lorsque je m'assis à ses côtés.

— Non, j'ai peur de ne pas réussir. Et si elle disparaissait ? Elle a échoué, elle pourrait simplement s'enfuir et attendre la prochaine occasion, dans quelques années, lorsque plus personne ne pensera à elle.

— Je ne crois pas qu'elle le fera. 

Elle ferma les yeux, profitant du soleil qui était apparu pour illuminer la fin de journée. Le ciel s'enflammait, et ses couleurs coruscantes semblaient vouloir nous réchauffer, nous les enfants glacés de l'univers, les aberrations de la nature, les sorciers.

— Elle pense que le moment est arrivé. Elle n'a plus d'emprise sur moi, mais elle ne va pas s'arrêter pour autant.

Je repensai à ce que Syrine avait dit après notre affrontement. Malia ne souhaitait pas se débarrasser uniquement de moi. Non, elle visait aussi Salem, elle devait nous faire disparaître tous les deux.

— Salem.

— Trouve-le et tu la trouveras.

— Comment ? Je n'ai aucun moyen de le contacter, il me fuit, et je ne sais pas où est le siège des Larmes de Prométhée.

Ma voix était pressante et cassée. Je ne paniquais pas, mais j'étais terriblement inquiet. Je ne pouvais supporter l'idée qu'il puisse arriver quelque chose à Salem.

— Chut, on va le faire ensemble.

Syrine me prit les mains. Ses doigts, longs et fins, étaient frais, mais dégageaient pourtant une étrange douceur magnétique. Je fermai les yeux, me laissai flotter mentalement vers Syrine, entendant ses paroles au loin qui me disaient de chercher Salem. De le trouver. Que nos âmes s'appelaient inlassablement, et que rien ne pourrait les empêcher de se retrouver.

Je fus saisi d'un vertige, puis des images se dessinèrent dans une espèce de noirceur radieuse. Salem était devant moi, la main tendue. Et Malia, derrière, qui ressemblait à une sculpture d'or blanc, semblait s'être figée pour l'éternité. Une lueur aveuglante sortit de la main de Salem. Je me souvenais de cette vision.

Une route se peignit, une route que je connaissais par cœur, celle qui me menait dans ma ville natale. Dans un champ, un champ à deux pas de chez mes parents. Oui. Cet endroit me rappelait quelque chose, bien sûr, car je l’avais traversé chaque jour pendant des années. J'ouvris les yeux brusquement. Je savais où ils étaient.

— Ils m'attendent.

— Sois prudent.

 

***

 

La nuit commençait à tomber lorsque j'arrivai en ville. Je retrouvai sans mal le pré de mes visions. Faisant défiler mes souvenirs restés presque intacts, malgré ces temps qui me paraissaient si lointains, je constatai que le lieu n’avait pas beaucoup changé. L'herbe était folle, toute colorée de vert, et un peu humide. Sans doute avait-il plu juste avant.

Le ciel s'illumina d'un violent éclair, mais il n'y eut pas de grondement, seulement ce flash puissant qui m'aveugla une fraction de seconde. J'attendis un instant, pensant entendre le tonnerre. C'était un champ immense, il faisait peut-être plus d'un hectare. Les enfants venaient y jouer les après-midi et les adolescents s’y regrouper la nuit.

Je ne me souvenais pas avoir déjà vu l'endroit sans quelques groupes de jeunes gens qui bavardaient, ou de gamins qui riaient aux éclats. Pourtant, ce soir-là, il n'y avait personne. C'était angoissant. Enfant, pour me faire des frayeurs, j'avais adoré me retrouver seul dans des lieux habituellement très fréquentés. Mais, à l'époque, je ne pensais pas être véritablement en danger.

Un peu en retrait, une butte de quelques mètres s'élevait vers un petit plateau de terre entouré de conifères quelconques. J'avançai tranquillement, sachant à l'avance ce qui allait se passer. C'était une sensation horrible, comme si mes pas étaient ceux d'un condamné. Je me repassais, encore et encore, mes sinistres visions, tremblant plus fort à chaque mètre parcouru, sans apercevoir une esquive appropriée.

Je ne voulais plus prendre le risque de perdre quelqu'un que j'aimais. J'avais failli nuire à Syrine, il était donc hors de question de combattre Salem. Je devais trouver un autre moyen de rompre le charme de Malia. Était-ce la raison pour laquelle, dans mon flash, je n'avais pas bougé lorsque son pouvoir avait surgi ? Ou alors cela signifiait-il que le Serment serait activé au moment de l’affrontement ?

L'inquiétude me vrillait la tête, j'avais des vertiges terribles, l'angoisse me serrait l'estomac. Je m'arrêtai, complètement essoufflé sans savoir pourquoi. Je fermai les paupières une minute. Lorsque je les rouvris, une silhouette était apparue sur la butte. Je plissai les yeux, faisant abstraction de l'obscurité. C'était Malia.

Elle ne bougea pas, consciente tout de même de ma présence, mais feignant de m'ignorer. Son visage était pareil à de la porcelaine brunie, fragile et parfaitement immobile. Malgré sa peau relativement foncée, Malia avait une certaine pâleur surnaturelle, brillante et mate à la fois, un teint hâlé et livide en même temps. C'était indéfinissable. Il y avait autour d'elle une aura splendide. Terrifiante, certes, mais magnifique.

Elle fermait les yeux, mais je les connaissais par cœur. Nous ne nous étions pas revus depuis des années. Pourtant, je pouvais imaginer dans les moindres détails ses iris sombres, troublés par de fines zébrures noisette, et son expression arrogante et satisfaite. Comment aurais-je pu oublier son regard ? Ne dit-on pas qu'il est le miroir de l'âme ? Elle était si belle, ma furieuse exécutrice.

Ses longs cheveux, totalement noirs et légèrement ondulés, cascadaient sur ses épaules et semblaient se fondre dans sa robe pourpre. Elle se tenait debout, le bras posé le long d'un bâton de frappe qui paraissait disproportionné par rapport à sa taille modeste. Comment ne pas l'aimer, celle que je voulais tuer ?

Je fis mine de me précipiter vers elle, mais, lorsque je commençai à bouger, une silhouette apparut entre nous. Salem se révéla doucement dans un écran de fumée électrique, encore plus livide qu’à l'hôtel du Rouge. Son jean noir était déchiré par endroits, et il manquait une manche à sa chemise caramel. On devinait ses côtes, et ses poignets étaient minuscules. Il avait visiblement perdu du poids de façon spectaculaire.

— Bienvenue, Kami, me lança-t-il.

— Je sais à qui je m'adresse, répondis-je en lançant un regard à Malia qui n'avait pas bougé.

— Tu n'es pas passé bien loin de la lame de Syrine. Ne compte pas t'en sortir cette fois encore.

J'entendais la voix de Salem, mais je savais que ce n'était pas lui qui parlait. J'étais profondément bouleversé, j'avais la sensation de faire face à un possédé. Il était terrifiant ce garçon qui jadis avait été un être radieux.

— Il n’a pas été très coopératif, tu sais. Il a compris lui aussi, et il est arrivé quelques minutes avant toi seulement. Il s'est jeté dans mes bras, comme tu l'as fait. Mais il a refusé d’activer le Serment. Il est techniquement le seul à le pouvoir, à pouvoir prendre le contrôle de ton esprit et de ton énergie, car c’est avec son enveloppe que j’ai déposé la rose dans le cimetière. Enfin, il n’a pas voulu l’activer, il a tenté de contrarier mes projets… Mais il n’a pas pu refuser de me prêter son corps. Finalement, ce n’est pas plus mal. Je n’ai pas pu te posséder, ni par mon don — et, crois-moi, j’ai essayé de nombreuses fois — ni par le Serment. Alors, on va régler ça de façon plus directe.

— Comment as-tu fait pour les manipuler, Syrine et lui ?

Syrine disposait d'un esprit brillant, et l’âme de Salem était aussi vieille que la mienne ou celle de Malia. Un simple rituel n’aurait jamais dû lui permettre de s’emparer de leurs consciences.

— Oh, tu ne le sais donc pas ? Je suppose que ça n’a rien d’étonnant de la part d’Ulome… Lui et ses secrets. Ce don est le résultat de mon initiation au Domaine Occulte !

— Le Domaine Occulte ?

Le sol sembla s’ouvrir sous mes pieds. Je ne voulais pas comprendre.

— Chrystel et Raven ne t’ont rien dit non plus ? Ils lui seront toujours fidèles. Ulome est doué pour dissimuler les choses, mais tes amis… Je suppose que tu es déçu. Parce que, j'aurais été quelqu'un d'autre, ça ne t'aurait pas dérangé, n'est-ce pas Kami ? Mais ils savaient quelle menace je représentais pour toi. Ils savaient tout du lien entre Salem, toi et moi. Et personne ne t’a parlé de mes rapports avec le Domaine Occulte ?

— Alors c’est toi ? L’autre personne qui a quitté le Domaine… Pourquoi fais-tu ça Malia ?

Je hochai la tête, comme pour essayer de m’éclaircir les idées. Elle avait perdu l’esprit.

— Tu le sais bien ! Arrête un peu de faire comme si tu étais parfait Kami ! Si tu avais eu une gardienne, tu aurais fait la même chose. Tu aurais supprimé Salem, aussi bien que moi, pour mettre un terme au cycle d’incarnations !

— C'est faux.

— Je connais ta volonté d'en sortir ! Toi aussi tu trouves que c'est infernal, une mascarade pour des âmes aussi vieilles que les nôtres ! Et le mieux, tu sais, c'est que Salem est d'accord. Il aurait fait comme tout le monde s'il en avait eu l'occasion. Et tu ne vaux pas mieux que nous ! Nous sommes faits du même bois tous les trois !

Toujours avec la voix de Salem, Malia avait crié.

— Mais nos destins sont liés, Malia ! Nos vies précédentes ont bien démontré que nous ne pouvions pas trouver le repos en nous entretuant. Si nous sommes ici, c'est bien pour quelque chose ! Chaque fois, l'un de nous perd la raison et déclenche cette bataille ! Le triangle d'âme n'est pas fait pour se détruire, j'en suis certain.

— Ah oui, j'oubliais ! Tu es déjà allé au-delà du plan terrestre, toi ! Tu es meilleur que nous, car tu as visité l’autre monde, tu as vu ton âme avant son incarnation, alors que nous sommes de pauvres ignorants ! Mais regarde-nous, Kami. Il n'existe ni paradis ni enfer ! Il n'y a que des incarnés et des désincarnés. Et ce triangle est bel et bien fait pour sélectionner l'essence vitale qui mérite de sortir de ce cycle. La mienne !

— Tu es folle.

— Traite-moi de folle si tu veux. Mais observe le fond de mon regard, celui de Salem. Vois-tu l'Eden, Kami ? Perçois-tu autre chose que les morts ? Y a-t-il plus que nos âmes libérées de la chair ? Un Dieu peut-être ?

Le corps de Salem tendit la main vers moi.

— Alors, réponds, les distingues-tu toutes ces choses auxquelles tu crois ? Trouves-tu le Bien ? Le Mal ? Vois-tu un destin pour nous trois ?

— Rien de tout ça.

Une lumière éclatante brilla dans la paume de Salem. Tout se passa très vite. La projection fusa vers moi. Je ne bougeai pas. Je fermai les yeux, attendant d'être percuté par sa magie.

Au dernier moment, je générai une bulle d’énergie violacée qui m'enveloppa et absorba l'attaque. Je plongeai sur le côté et projetai une onde à mon tour. Mais c'est le véritable corps de Malia que je heurtai. Elle ne tenta pas de bouger et s'affala. Au même moment, Salem se figea. Une aura bleue le recouvrit, puis il tomba dans l'herbe alors qu'une lueur s'élevait au-dessus de lui et rejoignait l'enveloppe charnelle de Malia.

Elle se releva tout de suite et sauta sur moi. Elle avait l'avantage de la hauteur, si bien qu'elle m'écrasa de tout son poids. Elle me saisit au col, une détonation retentit. Une douleur insupportable s'empara de chaque cellule de mon corps. La torture dura quelques secondes, des secondes interminables, puis le noir s'abattit sur moi.

 

***

 

Lorsque je retrouvai la vue, j'étais allongé sur un vieux parquet abîmé. Je me relevai d'un bond, observai autour de moi. Je ne reconnaissais pas les lieux, pourtant l'endroit m'était familier. Malia était plantée devant moi, son bâton à la main. Je mis mes massues l'une dans l'autre, mais je voulais d'abord comprendre où nous étions avant de faire quoi que ce soit.

— Fais un effort. Nous sommes dans cette vieille ruine dont tu me parlais si souvent autrefois. Celle que tu voyais tous les jours en rentrant de l'école. Tu te souviens de cette grande baie vitrée qui te fascinait tant, hein ? Tu ne peux pas avoir oublié ! Tu disais que tu aurais adoré coller ton nez contre la vitre et profiter de la vue.

Je me rappelais, oui, la maison en hauteur, sa baie vitrée. Cette immense glace, qui donnait juste au-dessus d'un fleuve, m'avait envoûté dès mon plus jeune âge. C'est comme ça que tout avait commencé. Mes rêves d'envol. Sauf que je n'étais pas à l'intérieur, mais à l'extérieur à l'époque. La seule vue de la vitre avait suffi, l'imaginaire avait fait le reste. Je m'étais imaginé à l'intérieur de cette maison, plongeant mon regard par la baie, me jetant mentalement dans le vide et retrouvant ma liberté.

— Retourne-toi, Kami.

Je m’exécutai. L'immense glace était là.

— Comment sommes-nous arrivés ici ?

Elle éclata de rire.

Son corps s'effaça lentement, au milieu d’une brume chargée d’électricité, puis se recomposa quelques mètres plus loin. J'avais vu Salem fuir de cette manière, et les autres Larmes de Prométhée aussi.

— Le Domaine Occulte n’est pas le seul groupe à m’avoir initiée. Pour être honnête, ce pouvoir est très limité. En t’amenant ici, avec moi, je l’ai épuisé. Mais ça valait le coup, n’est-ce pas ?

— Ça suffit, Malia. Tu es pathétique.

— Comment se porte Robin ? Laisse-moi deviner… Il ne se réveille pas ? Vraiment dommage. Tu as tenté d'utiliser la magie pour le sortir de son coma ?

Elle attendit une seconde, me dévisageant.

— Bien entendu. Tu as tout essayé, mais mon sortilège ne peut être levé.

— Tu mens.

— Oui, d'accord je mens. Ma mort dissiperait le sort, mais nous savons tous les deux que tu ne peux rien me faire ! D’après tes propres croyances, tu ne peux pas prendre le risque de corrompre nos âmes encore une fois !

Elle se précipita vers moi. Je stoppai son bâton avec le mien, et lui donnai un coup dans le tibia. Plus ses assauts étaient rapides et moins je pouvais réfléchir. Nous enchaînions les attaques physiques et les projections d'énergies à une vitesse folle. Je n'arrivais pas à trouver de solution à notre affrontement. Si je la tuais, j’échouais à sauver nos trois âmes et nous condamnais à tout recommencer. Si je l’épargnais, Robin resterait dans le coma.

Elle me frappa dans les côtes, puis dans l'estomac. Je me pliai en deux, saisis son bâton et tirai. Elle bascula par-dessus moi et fut précipitée dans la baie qui explosa. Je me retournai. Elle s'était accrochée à un morceau de verre, sa main se coupant dessus, et était suspendue au-dessus du vide. Son sang coulait le long de son bras et gouttait sur son visage. Je me penchai sur elle. Ses yeux imploraient mon aide.

— Tu ne mérites pas mon pardon Malia. Tu as fait trop de mal.

— S'il te plaît, aide-moi.

— Même si je le voulais, je ne pourrais pas. Je dois libérer Robin. Il doit se réveiller, et la seule façon de lever le sort est de te tuer. Tu l'as dit toi-même. Tu lui as fait ça pour que Syrine et moi nous entretuions et ça a échoué.

— Mais tu vas condamner nos âmes, Kami ! Et celle de Salem ! Pense à Salem !

— Peu importe, ça en vaut la peine. Robin ne méritait pas ça. Ce n'était pas son destin.

Ses yeux, si implorants, se durcirent brusquement. Un rictus sauvage lui déforma les traits.

— Tu ne peux pas me laisser tomber Kami. Tu ne peux pas.

La douleur dans sa main devait être insurmontable, elle allait lâcher, son visage ne pouvait mentir.

— Malia, je ne te dois rien. Je respecterai mon Serment, même si son pouvoir n’a pas été activé. Mais ce n’est pas toi que cette rose m’a lié. J'appartiens à Salem.

L'horreur se lisait sur ses traits. Des larmes roulèrent sur ses joues.

— Non !

J'ai frappé sa main, j'ai senti sa peau se déchirer sur le verre qui explosait sous l'impact, puis elle est tombée. Comme les centaines de débris, Malia a été happée par le vide, et le fleuve l'a engloutie.

J'ai sondé les eaux, le regard enfiévré, angoissé de l'apercevoir au milieu des tourbillons que formait le courant. Tellement de tristesse m'enserrait le cœur. Les vagues turbulentes se fracassaient contre les rochers comme pour me dire que ça ne faisait que commencer.

Son corps n'est pas remonté à la surface. C'était terminé. Elle avait péri. Sa gardienne l'avait abandonnée et l'avait laissée mourir. Malia avait échoué, nous avions tous échoué. Avec sa mort, nous étions condamnés à reprendre le cycle de nos réincarnations, nous ne retournerions pas encore aux racines des âmes.

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