Chapitre 10

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Le « Rouge » était un immense bâtiment de plus de trente étages. Nous étions garés dans une rue adjacente à l'hôtel, assis dans la voiture sans qu’aucun de nous prononce le moindre mot. L'atmosphère était électrique. J'étais tendu, j'aurais préféré être seul ce soir-là. Ou peut-être pas, après tout. En fait, je ne savais pas vraiment ce qui aurait été le mieux pour ma santé mentale.

Ayhan me soutenait malgré tout, et c’était plus facile avec un ami à mes côtés. Il me servait d'appui nerveux, de béquille capable de recevoir l'horrible ingratitude dont je faisais preuve à son égard, sans ciller ou me faire de reproches. Sans compter qu'Ayhan m'avait aidé à comprendre mon rêve et à trouver la Rose noire.

Je secouai la tête, préférant écarter toute considération à son sujet pour le moment, respirai un grand coup et sortis de la voiture. Il m'imita et claqua la portière.

— Tu es toujours décidé à venir ? Je tentais de parler avec douceur, que ma voix ne lui transmette que de doux sentiments, mais je savais qu'il n'était pas dupe.

— Dois-je vraiment répondre ? me demanda-t-il immédiatement, l'air un peu las.

Non, bien entendu. Je capitulai. En fait, j'avais abandonné l'espoir de l'écarter depuis longtemps.

— Bon, alors on se retrouve à l'intérieur. Tu feras comment ?

— J'utilise l'entrée du personnel, trouve un costume de serveur et me faufile discrètement dans la salle.

— Ce serait plus simple que tu m'attendes dehors…

La remarque m'avait échappé, mais c'était pourtant la vérité. Il voulait aider, je le comprenais. Mais de quoi pensait-il me sauver durant cette soirée ? Il y aurait des centaines de personnes, il ne se passerait rien. J'allais parler avec Salem, m'apercevoir qu'il était au courant de rien, et c'en serait fini de cette nuit.

L'autopersuasion ne fonctionnait pas vraiment cette fois encore. J'avais l'estomac noué et la gorge sèche, mais ce n'était pas pour autant qu'il existait un risque quelconque à mes yeux.

— Mais non Kami, c'est un jeu d'enfant. J'utilise mon « talent » pour ouvrir la serrure et le tour est joué. D'accord, pour trouver le costume je vais être un peu plus embêté, mais je peux toujours repérer un serveur aussi grand que moi et lui faire faire un « petit somme ».

— Vraiment, c'est ridicule ! Tout ça pour me suivre.

— Arrête de discuter maintenant.

Je haussai les sourcils, étonné qu'il ose me remettre à ma place.

— Si on te prend, ne me mêle pas à tes histoires. Ce soir, c'est chacun pour sa peau.

Je lui tournai le dos. Il me passa devant.

— Non, chacun pour ta peau à toi, Kami, me lança-t-il d'une voix pleine d'amertume.

Il continua son chemin et, au bout de la rue, bifurqua sur sa droite. Il disparut.

 

Il n'avait pas tort, c'était pour moi qu'on était là et je le traitais comme un moins que rien. Cela dit, je ne voulais pas qu'il vienne. C’était son choix. Je ne bougeai pas pendant un instant, me demandant si j'étais son bourreau ou s'il était simplement pénible. Je conclus qu'aucun de nous n’était facile à vivre et prononçai ma sentence favorite à son sujet : « Oh et puis qu'il aille au diable ! »

Je partis dans la direction opposée et tournai sur ma gauche. Je marchai sur une cinquantaine de mètres puis m'arrêtai au bord d'un tapis rouge, oppressé par la sensation d'écrasement. Au-dessus de moi s'élevait l'impressionnante bâtisse, dont les murs beiges étaient rougis par d'énormes projecteurs posés à même le sol.

Tout paraissait minuscule quand on était à ma place. On ne distinguait que cet hôtel gigantesque, qui effaçait tout autour de lui tant il était somptueux et imposant. À intervalles réguliers, sur la paroi crème teintée de rouge, d'habiles jeux de lumière donnaient l'impression que des colonnes, fines et longues, ornaient toute la hauteur du bâtiment.

Il y avait une agitation non dissimulée devant l'immeuble. Des badauds postés de l'autre côté de la rue observaient, incrédules, le défilé des limousines et divers engins prestigieux. Un étrange ballet se formait face à moi. Les jeunes voituriers et les invités semblaient danser ensemble, à distance respectueuse. Les garçons se relayaient avec de grands yeux brillants d'excitation à la perspective de conduire telle Cadillac ou telle Roll's Royce qui approchait lentement. J'étais aussi impressionné.

Certains convives avaient, comme moi, opté pour marcher un petit peu et arrivaient, en couple, devant l'hôtel. Ils échangeaient des sourires polis, mais carnassiers, des poignées de mains enchantées et hypocrites, tout en présentant discrètement leur badge aux hommes massifs qui gardaient l'accès. Leurs accompagnatrices étaient également arrogantes et hautaines. Leurs yeux inquisiteurs scrutaient les autres femmes. Des figures se figeaient en apercevant une vieille et mauvaise connaissance, et, parfois, des convulsions microscopiques de dégoût déformaient leurs traits tirés par la chirurgie plastique.

La plupart de ces futures et richissimes veuves étaient parées de diamants, d'émeraudes ou de rubis qui, avec les ampoules puissantes, projetaient des incandescences aussi furtives qu'aveuglantes. C'était peut-être ce qu'elles recherchaient au fond : aveugler leurs concurrentes. Je ne pouvais détacher mes yeux de ce spectacle tout à la fois sordide et fascinant.

Fort heureusement, des groupes de personnes arrivaient, des rires éclataient, sincères et spontanés, et l'effervescence innocente des salariés prenait largement le dessus sur la fourberie des patrons aisés et de leurs actionnaires. J'aperçus vaguement le père d'Ogora. Il ne me reconnut pas et passa à son tour l'embrasure dorée qui servait de porte au Rouge.

Je baissai les yeux. Le chemin de velours carmin rejoignait deux autres couloirs identiques. L'un, en face de moi, aussi long et absolument symétrique à celui sur lequel je marchais, et l'autre, plus court, sur ma droite, devant lequel les voitures s'arrêtaient pour déposer leurs « joyaux » vivants.

Finalement, je me décidai à avancer. Mécaniquement, je m'approchai des gardiens, montrai discrètement mon badge comme je l'avais vu faire, et pénétrai dans l'hôtel.

Le hall était splendide. Partout, des lustres de cristal accrochés au plafond éclairaient la pièce arrondie. Des rideaux rouges couvraient entièrement les fenêtres, empêchant les indiscrets d'apercevoir l'intérieur. Les murs étaient sobres, peints en beige, mais les rares accessoires, vermeils, semblaient originaux et étonnants. Je m'étais attendu à quelque chose de luxueux et décadent, mais ce n'était pas du tout le sentiment que donnait la réception. On avait plutôt l'impression de baigner dans le raffinement, quelque chose de doux, dépouillé et élégant.

Çà et là, des sofas carmin, dont les courbes des petits dossiers formaient des vagues, meublaient chichement la pièce. Sur le desk, deux minuscules lampes aux traits contemporains concédaient une lumière diffuse aux employés. Je fis quelques pas et, tout en remarquant l'air discret de jazz qui était diffusé, aperçus les ascenseurs où les autres invités se pressaient.

 Je m'engouffrai dans la bouche métallique. L'intérieur, entièrement décoré de velours rouge, me fit penser à la gorge d'un monstre quelconque. Qu'est-ce que j'étais en train de faire ? Ayhan avait déjà dû réussir à entrer. La porte n'avait sûrement pas été difficile à passer pour lui, puisqu'il parvenait, par sa seule volonté, à faire céder n'importe quelle serrure. Ses longues mains, osseuses et habiles, se posant doucement sur le chambranle, puis le cliquetis du verrou qui tournait pour lui faire place. Il en avait toujours été capable depuis que je le connaissais. Mais avait-il trouvé un costume ? Que ferait-il s'il n'y en avait pas ?

Il se passait exactement ce que j'avais redouté : je pensais à lui alors que j'aurais dû me concentrer sur Salem. Quelle plaie !

L'écran annonça notre arrivée au trente-deuxième étage. Nous avions mis moins d'une minute pour monter jusque-là, le ralentissement de la machine fut donc un peu violent et m'arracha un pincement au cœur. Je sortis, heureux de ne plus être enfermé dans cette prison miniature, et restai bouche bée devant la mise en scène digne des plus grandes réceptions.

Nous nous trouvions au dernier étage du bâtiment et, au-dessus de nous, s'étendait une immense coupole en plexiglas. Le ciel semblait être tout proche. Une seule et unique pièce occupait l'ensemble des hauteurs de l'immeuble. On ne voyait aucun mur interne ; un bar circulaire desservait la totalité du niveau et, en son centre, il n'y avait qu'un énorme pylône en bois massif sur lequel les bouteilles et les verres étaient rangés.

J'avançai en suivant le comptoir. À un mètre en dessous, sur ma gauche, une sorte de piste de danse semblait épouser la forme du bar. Ce serait sûrement là que les danseurs donneraient leur représentation. Ce demi-étage inférieur était relié régulièrement au nôtre par des marches dont l'accès était provisoirement interdit par d'épais cordons rouges. Une barrière métallique longeait la scène, et quelques tables étaient placées juste à côté d'elle pour que les personnes les plus influentes de la soirée puissent avoir la meilleure vue possible.

Je m'accoudais au-dessus de l'endroit où évoluerait bientôt Salem. De grandes baies offraient une vision panoramique de Lyon, comme si nous nous étions tenus dans un observatoire à trois cent soixante degrés. La ville nous apparaissait bien différente de ce que l'on pouvait imaginer depuis la terre ferme. J'avais envie d'aller coller mon visage contre la vitre et de plonger mentalement sur la cité géante, comme je le faisais chez moi. Mais pour cela, j'aurais dû traverser la piste, ce qui était interdit dans l’immédiat.

Des conversations fusaient tout autour de moi, elles me saoulaient de mots inutiles. « Après le spectacle, le dîner sera servi au trentième étage. » « Comment ose-t-elle se montrer après l'humiliation qu'elle a subie ? » « Tu as vu, il a encore changé de femme ! » « Comment s'appelle la troupe déjà ? Ah oui, ce sont Les Larmes de Prométhée. » Je fermai les yeux. « Regarde ce qu'elle a au doigt ! De quoi ai-je l'air, moi, avec ce saphir minable ? » « Voulez-vous boire quelque chose ? » « Quelle vue ! » « Je suis heureux de vous rencontrer, enfin. On m'a beaucoup parlé de vous. » « Excusez-moi. Désirez-vous un apéritif ? » « La collaboration des deux entreprises a été un véritable succès. Seulement, il faut encore attendre. La stabilité de l'union sera assurée dans deux ans, pas avant. » « Kami, fais un effort s'il te plaît ! »

Je me retournai brusquement et découvris Ayhan, en costume de service. Quelle fière allure il avait, avec sa tenue claire et sa serviette rouge sur le bras ! Je ne compris pas immédiatement ce qu'il se passait.

— Voulez-vous boire quelque chose, Monsieur ? » me répéta-t-il. Ses yeux tourbillonnaient pour m'envoyer un message. Autour de nous, les invités avaient tendance à nous épier discrètement. C’était ma faute. Je paraissais louche, dans ce milieu, avec ma longue cicatrice sur le visage, alors qu’Ayhan se fondait parfaitement dans la foule. Il avait l'élégance du service et son maintien était celui d'un professionnel.

— Oh, oui, s'il vous plaît. Une coupe de champagne, merci.

— As-tu repéré Salem ? chuchota Ayhan.

— Non, je crois avoir compris que sa troupe donnera sa représentation une fois le soleil couché. Ça ne devrait donc plus tarder.

Un bruit infernal régnait dans cette salle, les hommes et femmes semblaient grouiller dans un ensemble affolant. Ayhan s'éloigna, se noya plutôt, dans la foule vibrante.

Il avait assassiné quelqu'un au Domaine Occulte, mais n'en avait pas reparlé. Je réalisai alors que j'avais toujours su qu'il m'était étranger. Mes sentiments pour lui ne changeaient pas à cause du sortilège sur sa mémoire. Ses souvenirs commençaient à refaire surface, mais ce n'était pas pour cela que mon regard sur lui évoluait.

Ce qui nous éloignait, c’était son début de transformation. Et celle-ci n’avait aucun rapport avec son passé. D'avoir côtoyé le Domaine Occulte, quelques instants, avait véritablement modifié sa nature. Dans ses yeux, une lueur nouvelle était apparue. Il avait tué pour la première fois et il n'avait pas de remords. Jusque-là, je l'avais aimé parce que, malgré tous nos points communs, nous restions totalement différents. Mais à présent, je pouvais me reconnaître en lui, et je haïssais cette image, ce garçon qui perdait son sens moral et ses principes pour se changer un jeteur de sorts dangereux.

Il devenait comme moi, je ne le supportais pas. L'observer absorber l'amertume des autres, leurs secrets et leurs mensonges m’écœurait. Comme si le simple fait d’entrer dans le Domaine avait profondément bouleversé son âme. Et, pendant un instant, je me demandai s’il n’était pas revenu sur Lyon pour s’attarder près d’Ulome et de ses initiés plutôt que pour me secourir.

 

Le ciel s'embrasait. L'énorme astre de feu avait disparu, avalé par l'horizon. Les nuages se teintaient de couleurs chaudes. Il y avait mille dégradés sur cette immense toile, des centaines de rouges, de roses, de jaunes… Les bâtiments autour de nous, tous plus petits que notre immeuble, s'étaient colorés de touches orangées.

C'était l'un des plus beaux couchers de soleil que j'avais admiré jusque-là. Nous étions si hauts, presque sur le firmament, que la ville nous appartenait. Nous voyions tout. L'étoile diurne était la seule à pouvoir nous fuir, en disparaissant, cédant sa place à la lune. Peut-être que le reste de la cité était plongé dans le noir et que nous ne devions qu'à notre hauteur le bénéfice des derniers instants du jour ?

Je n'en savais trop rien. Et ça n’avait aucune importance. J'étais contemplatif. La beauté que j'avais devant moi me paralysait. Je ne pouvais pas m'arracher à cet avant-goût de spectacle.

Je regardai aux alentours, la pièce était baignée d'une lueur exquise. Ici, point besoin de vitraux, ou d'autres ajouts colorés, pour que la lumière soit exceptionnelle. Toutes les teintes des cieux se redessinaient sur les visages des convives. Les richissimes hommes d'affaires ne semblaient pourtant pas voir ce qui me gardait captif ni ressentir les émotions qui me transportaient.

Parfois, l'un d'eux faisait un commentaire sur la vue, mais je ne surpris jamais un compliment sur le ciel en lui-même, sur ses coloris fantastiques, sur cet instant magique et terrifiant que pouvait représenter la disparition progressive du soleil.

Une musique s'éleva, couvrant les voix des invités. Il y eut un moment où seul le rythme de cette mélodie emplit la pièce, le silence mêlé à la mélopée, puis les conversations reprirent, moins fortes. Je pensais voir surgir Les Larmes de Prométhée à ce moment-là, mais je me trompais. Une complainte discrète flottait au-dessus de nous, comme voguant sur les corps écrasés dans ce lieu.

Il n'y avait qu'un air de chanson, seulement les notes magiques d'un piano. Rien de plus sophistiqué. La mesure était entraînante, mais langoureuse. Elle s'imposait dans les esprits sans être obsédante. On pouvait l'oublier sans problème, ce que semblait faire avec brio la totalité des personnes présentes ici.

Ayhan émergea une nouvelle fois de la foule. C'était comme s'il surgissait d'un autre monde. Il avançait doucement, un plateau sur le bras. Le ciel projetait une ombre chaude sur sa peau, et l'éclat rougeoyant de ses yeux sombres paraissait indécent sur un visage aussi lisse et angélique que le sien.

Il souriait à qui le croisait, mais je savais quelle froideur se cachait en lui. J'étais saisi par le contraste entre son faciès éthéré, rendu chaleureux et vivant par l'astre solaire, et son âme abîmée, de plus en plus indifférente et glaciale. Son regard était fixé sur moi, intense, comme presque toujours lorsqu'il me regardait. Je me demandai, à ce moment-là, s'il se souvenait réellement des différences entre la haine et l'amour, tellement il m'avait l'air étranger à tout sentiment. Un saxophone se mit à jouer avec le piano.

On aurait dit qu'Ayhan se déplaçait au ralenti, agile et nonchalant. Il avait une certaine grâce. Ce n'était pas celle d'un danseur ou d'un acrobate, mais ses mouvements saccadés et précis le sublimaient dans cet univers de convenances. Je n'étais plus sûr de le connaître, je le détaillais des pieds à la tête comme si je le découvrais. Avait-il vraiment changé, ou était-ce moi qui avais ouvert les yeux ?

Je ne pouvais pas croire m’être autant trompé, mais son visage impassible lorsqu'il avait pris la vie me revenait sans cesse en mémoire. Ce soir-là, il n'avait pas dit, lui-même, que c'était la première fois qu'il tuait. M'avait-il caché des choses ? Je m'en voulais de m'interroger à son sujet. Je n'étais pas là pour ça, mais je ne réussissais pas à l'ôter de mes pensées.

— Monsieur, murmura-t-il en me tendant la coupe de champagne.

— Merci.

Je me retournai, faisant mine d'admirer la vue.

— On vient de me demander de disposer des verres un peu partout et d'allumer les bougies dans la salle. Je pense que ça va bientôt commencer.

Il me parlait en chuchotant, enflammant les chandelles qui étaient à proximité.

— Alors, fais-toi oublier des autres serveurs et tiens-toi prêt à intervenir. Juste au cas où…

— Tu deviens méfiant maintenant ? Tu crois que Salem pourrait avoir de mauvaises intentions ?

— Non, je veux juste te donner l'impression que tu es utile.

Bien entendu que je me méfiais, mes sens étaient en alerte. Mon instinct me hurlait de prendre garde, que j'allais forcément découvrir des choses qui ne me plairaient pas. Salem avait été le seul ennemi dangereux dans mon existence. Je pensais que nous étions passés à autre chose, mais j'avais toujours su qu'il ne fallait rien attendre de lui. Tant de nos vies antérieures le prouvaient.

— J'ouvre l'œil.

Ayhan me quitta. Il alluma tout de même les bougies qu'il rencontra sur son chemin, et distribua les coupes restantes aux convives qu'il croisa. Très vite, je ne le distinguai plus. Le morceau de jazz joué en fond sonore devenait enivrant.

Je ne voulais plus penser, alors je me concentrai sur cette fabuleuse musique. Puis le silence tomba sur l'assemblée, et il ne resta rien que le son du saxophone qui enflait. La piste, un peu plus bas, s'alluma d'une lueur olivâtre, tamisée, tandis que les autres lumières s'éteignaient. Le soleil couchant, les bougies, et la scène demeuraient les seuls éclairages. L'instrument se tut violemment et une flûte émit son chant léger.

Soudain, dans la foule compacte, des personnes s'agitèrent. Les membres des Larmes de Prométhée s'étaient fondues dans l'assistance, et sautaient les barrières métalliques pour arriver sur le plateau circulaire sous-élevé. Il y eut un moment de flottement, puis quelques applaudissements retentirent.

Je me retournai et fis le tour de la pièce en suivant l'arène. Il fallait que je le trouve. Salem était obligatoirement sur la piste. J'avais parcouru les trois quarts de la distance quand je le localisai, figé, comme toutes les autres Larmes. Ils étaient disposés de sorte à alterner les sexes, face au public.

Comme il était beau ! Son visage semblait poli, sa peau était crayeuse et ses cheveux courts follement méchés. Je ne distinguais pas ses yeux, je les imaginais toujours aussi lumineux, mais je remarquais des traits argentés sur ses joues. Je levai machinalement la main vers ma cicatrice. Comme les autres hommes de sa troupe, Salem portait un long pantalon, en tissu brun, évasé à partir des tibias, un débardeur vert, et deux bracelets de force. Les femmes avaient des brassières kaki, des jupes marron et des colliers en cuir.

La flûte ralentit un peu sa mesure, et des percussions discrètes retentirent. À chaque coup, une des Larmes se balançait doucement et ses bras s'élevaient. On aurait cru observer une forêt mystérieuse agitée par les vents divins. Des couples se formaient, Salem dansait avec une jeune fille brune qui paraissait en transe. Il la faisait tournoyer, sauter, parfois ils décrivaient des arabesques, la main de sa cavalière s'accrochait à la poitrine de Salem puis s’en éloignait. Ils semblaient si légers, sautillant, bondissant et virevoltant ensemble.

Tous les garçons se réunirent autour de Salem. Sa partenaire s'enfuit vers l'autre côté de la piste où les femmes l'attendaient. Les danseurs appuyaient chaque mouvement que mon tendre ami esquissait. Il n'y avait aucun contact entre eux et, pourtant, on aurait dit qu'ils ne formaient qu'un seul artiste. Finalement, Salem s'agenouilla, et les jeunes hommes le recouvrirent de leurs corps.

La scène s'éteignit quelques secondes. Le soleil avait disparu, si bien que les danseurs et danseuses nous étaient cachés par les ombres. Le sol se ralluma, azur cette fois-ci.

Ils avaient tous changé de tenues. Salem et sa cavalière étaient habillés de blanc, les autres portaient des vêtements légers et colorés de bleu ou de violet. Incroyable. Comment avaient-ils fait ?

Ils mirent en scène un mariage païen où Salem et sa partenaire étaient les amoureux bienheureux, puis le sol s'éteignit à nouveau pour se rallumer de gris. La lumière était nettement plus diffuse. Ils étaient tous vêtus de tuniques ternes, déchirées de toutes parts. Leurs visages étaient encore plus livides, maquillés de craie. Leurs mouvements saccadés, accompagnés seulement par un piano mélancolique, tordaient le cœur, faisaient disparaître l'espoir.

Je ne regardais plus vraiment, j'étais comme perdu intérieurement dans un vide immense. J'aperçus seulement la piste s'illuminer de rouge au moment où le clavier grondait. D'autres instruments s'élevèrent, mais je ne pourrais dire lesquels. Et puis je repris conscience.

Salem et son épouse fictive se querellaient. Il la poignarda, de plusieurs coups violents. La musique s'arrêta et plus aucun des danseurs ne bougea. Salem poussa un cri alors que les ombres envahissaient la scène.

Quelques murmures coururent parmi les spectateurs. On commençait à s'agiter un peu partout dans la salle. Le malaise était palpable. Tout semblait si réel. Subitement, une lueur violacée transcenda la piste.

Salem était attaché sur une croix, ses mains ensanglantées retenues au-dessus de lui. Il portait un pantalon noir en loques et son torse nu était couvert de cicatrices. Un cortège avançait devant lui et faisait le tour de la pièce. On tenait le corps de la défunte épouse, habillée d'une longue robe sombre. Quelques femmes jetaient des pétales de fleurs blanches sur son passage.

Une splendide chorégraphie suivit, puis les hommes enflammèrent le crucifix. Cette vision me bouleversa. Je repensai à l'une de mes vies passées lorsque Salem, grand inquisiteur à l'époque, m'avait fait brûler sur un bûcher. Je me rappelais son regard alors, je revoyais sa détresse, ses sentiments extrêmes et opposés. Comme je l'avais détesté quand je m'étais souvenu de cette vie-là ! Je l'avais haï pour ça, plus que pour tout le reste, alors qu'il m'avait fait bien pire.

J'avais décidé de dépasser ce ressentiment, mais de le voir à ma situation d'autrefois était une sorte de vengeance. Le feu était brûlant, même depuis ma place ! J'imaginais sa douleur et sa peur, les souffles étaient retenus dans l'assistance. Son corps disparaissait à présent derrière les flammes puis il leva son visage dans ma direction. J'étais certain qu'il me regardait, mais la lumière s'éteignit brusquement.

 

***

 

La salle entière gronda sous les acclamations pithiatiques des spectateurs. J'essayai de localiser l'énergie de Salem, mais je ne captai rien de plus qu'une énorme brume magique, comme s'il n'y avait eu que des êtres surnaturels ici. Plus je me concentrais, plus la tête me tournait. Les ovations n'en finissaient pas, et nous restions plongés dans la quasi totale obscurité.

Une main agrippa mon bras gauche et tira doucement.

— Kami, viens avec moi !

La voix d'Ayhan détruisit l'impression de sombrer dans ce gouffre de mysticisme et me rassura quelque peu.

— Tu sais où il est ?

— Il y a une sortie pour le personnel à cet étage, en y passant j'ai remarqué les coulisses que les Larmes de Prométhée utilisent. Il doit se cacher là-bas !

Il m'entraîna à travers les ombres. Ma vue s'était habituée au manque d'éclairage et j'y voyais mieux à présent. Nous nous faufilâmes à toute allure entre les smokings et les robes de soirée. J'en profitai pour lui donner mes impressions.

— Tu as vu comme ils se changeaient rapidement ?

— Ce n'était pas naturel, même moi j'ai senti les émanations de leurs pouvoirs. Tu n'avais rien remarqué ?

— Si, bien sûr. Mais, je veux dire que c'était très original.

En vérité, je n'avais rien distingué de la magie qui pouvait s'élever des danseurs. Je n'avais fait qu'admirer Salem, j'avais rêvé et tremblé pour les personnages qui avaient été mis en scène, mais à aucun moment leurs dons ne m'étaient apparus clairement. Je m'étais fourvoyé dans la contemplation de l'artiste, du faiseur de songes, et j’avais baissé la garde.

— C'est le moins que l'on puisse dire. Une troupe entière de sorciers…

— En tout cas, j'ai trouvé ça vraiment très bien.

Je mentais une nouvelle fois. J'avais ressenti des émotions si puissantes lors de cette représentation que mon opinion allait bien au-delà du plaisir ou du dégoût. Mais comment expliquer cela à Ayhan, lui qui était tellement insensible à l'art ? Que m'importait, finalement, si le spectacle des Larmes de Prométhée avait bouleversé sa sensibilité ou non ? L'essentiel était uniquement dans ce que j'avais vécu. J'avais été transporté. Chaque mouvement de Salem avait été comme l'ébauche de l'extase suprême ; et je préférais conserver mes sentiments intacts plutôt que de les abîmer en tentant de les partager.

Nous sortîmes enfin de la pièce par une porte discrète. La lumière m'aveugla un peu, Ayhan le fut aussi probablement, mais nous ne ralentîmes pas pour autant. Je n'étais pas certain du chemin que nous empruntions. J'avais toujours eu un sens de l'orientation médiocre, et les entrelacs de couloirs que nous traversions en courant me perdaient encore plus.

— Je suis su qu'il m'a distingué dans la foule, juste avant de disparaître. Ses yeux se sont fixés sur moi lorsqu'il brûlait sur sa croix.

Ayhan ne répondit pas. Je songeai alors qu'il n'avait jamais vu Salem jusque-là, sauf sur l'unique photo que j'avais de lui et qui datait de notre adolescence.

Nous débouchions dans un couloir très large lorsque j'aperçus Salem sortir d'une pièce, un baluchon sur le dos. Il tourna la tête vers moi et sa mine se décomposa. Comme s'il ne s'était pas attendu à me trouver là. Il n'eut pas un regard vers Ayhan et s'enfuit à toute vitesse.

Nous partîmes à sa poursuite, redoublant d'efforts pour ne pas être semés. La cage d'escalier se présenta sur notre chemin, nous nous y engouffrâmes sur ses talons. Salem avait une forme physique irréprochable, il était capable de bien plus que mes quelques acrobaties gymnastiques, et je peinais pour le garder dans mon champ de vision. Ayhan n'en menait pas large non plus. Mes cris restaient sans réponse. Salem courrait droit devant et semblait ne penser à rien d'autre qu'à nous distancer.

Je n'allais pas tarder à abandonner, alors je fis la seule chose que je pouvais faire. Je tendis les mains en avant et une immense gerbe d'énergie jaillit de mes doigts. Elle percuta le fugitif qui s'étala dans les escaliers. Il était encore à une dizaine de mètres de nous, mais nous n'eûmes pas le temps de parcourir cette distance. Quelques membres des Larmes de Prométhée avaient rejoint Salem.

Je clignais des yeux, incrédule. Des volutes de fumée s'élevaient çà et là dans les marches. Au-dessus, mais aussi au-dessous de nous. Et au milieu des nuages opaques, où l’on distinguait de minuscules éclairs, apparaissaient des visages laiteux, puis des corps. Le fuyard se releva lentement, entouré de ses comparses menaçants. Je le fixai une minute.

Il était si différent de ce que j'avais pu voir quelques instants avant, sur la piste de danse, et de ce qu'il était d'habitude. Il était devenu falot, si misérable que j'en étais meurtri. Ses cheveux bruns n'avaient plus aucune brillance, son visage était fatigué et marqué. Et ses yeux… Ses yeux qui avaient été si vifs et expressifs me semblaient à présent éteints. Qu'est-ce qui avait pu ternir son âme à ce point ? Je ne le reconnaissais plus.

— Salem, je dois te parler. Que se passe-t-il ? Tu dois me le dire.

Je fis un pas en avant, tendant la main vers lui, mais les Larmes protectrices resserrèrent leurs rangs, formant un véritable mur entre lui et moi. Un garçon prit la parole.

— Vous devez le laisser. Salem n'a rien à vous dire. Il ne veut pas vous voir et souhaite que vous ne l'importuniez plus.

C'était un jeune homme, âgé de seize ou dix-sept pas plus. Sa peau était brune et son visage carré possédait un charme certain.

— Ne parle pas en son nom. Je dois m'entretenir avec lui, quels que soient ses désirs ou les vôtres.

Ma voix était restée calme, posée, mais ferme. Je m'approchai encore un peu, sans aucune menace dans mon attitude.

— Ne fais pas ça.

— Kami, vas-y !

Ayhan bougea derrière moi, et toutes les Larmes de Prométhée furent instantanément projetées contre les murs. Salem fut plus rapide que moi et sauta les quelques marches qui le séparaient de l'étage inférieur. Il s'engouffra par la porte métallique. « Kami ! » Ayhan semblait souffrir. Des ondes d'énergie se déversaient de lui à un rythme régulier, empêchant ses victimes de se défaire de leur prison invisible.

Je partis aux trousses de Salem. Nous étions peut-être au vingtième étage. Il était au fond d'un couloir. Je n'allais jamais pouvoir le rattraper alors, une fois encore, je projetai ma magie sur lui. Il s'écroula lamentablement. C'était trop simple, il ne se défendait même pas. Je le rejoignis sans qu'il ait esquissé le moindre mouvement. Je m'assis à cheval sur son torse et pris sa tête entre mes mains.

— Qu'est-ce qu'il se passe, Salem ?

— Je ne veux pas te parler Kami. Laisse-moi !

— Non. Pas avant que tu m'aies répondu. Tu étais au courant pour la Rose noire, n'est-ce pas ? C’est toi qui as activé le Serment ? Et pour l'accident de Robin aussi ? Avoue !

Il était secoué de terribles tremblements. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, et son regard me fuyait piteusement.

— Je ne me souviens pas, je te le jure. Ce n'était pas moi, je ne sais rien !

Ces quelques mots amenèrent des images floues dans mon esprit. Il n'avait presque rien dit, pourtant je revivais l'un de ses souvenirs. Je le voyais face à moi, debout. Nous étions dans le mausolée. Il observait la rose qui m'avait été destinée. Il ne cessait de répéter qu'il ne comprenait pas pourquoi il était là, que ce n'était pas lui.

Je l’avais toujours soupçonné. Amarante et les Descendants d’Eren n’avaient aucun rapport avec tout ça.

— Crois-moi Kami, ce n'était pas moi ! »

Une fureur incommensurable m'envahit. Pourquoi Salem s'était-il trouvé dans le mausolée si ce n'était pour m'offrir cette fleur maudite ; pour me faire prêter ce Serment silencieux qui y était attaché ?

— Tu mens ! Et pour Robin, qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Je tentais de revivre ses souvenirs, mais je n'en voyais guère plus. Il n'y avait rien dans son esprit qui avait rapport avec mon ami, et rien de plus par rapport à la Rose noire.

— Kami…

Des larmes coulaient sur son visage. Je les prenais comme autant d'aveux confus, comme des remords inutiles et sots.

— Tu ne peux pas me faire de mal, souviens-toi. Nous avons promis que nos magies ne devaient plus nuire à l’autre.

— Tu es un imbécile Salem. Si je dois t'appartenir, jamais je ne pourrai accepter ce que tu as fait à Robin !

J'étais sur le point de le couvrir d'insultes, mais son visage se brouilla. Une étrange vapeur électrique l'enveloppait. Son corps devenait livide derrière le rideau enfumé, je ne l'apercevais presque plus.

— Pardonne-moi.

Il disparut totalement.

Ayhan surgit alors.

— Ils se sont envolés !

Il me rejoignit et me parla précipitamment. Je n'entendais rien, j'étais perdu. Salem, mon tourmenteur ? Comment était-ce possible ? Si je savais qu'il pouvait être mauvais, je ne le pensais pas stupide au point de me plonger dans une situation aussi folle.

Je devais lui appartenir, mais avais-je vraiment besoin d’un Serment pour ça ? S'il m'avait offert cette rose, c'était forcément lui l'agresseur de Robin. Mais il me connaissait, il se doutait que tous les rituels du monde ne retiendraient jamais mon courroux. Alors, pourquoi prendre le risque ? Parce que je ne pouvais pas le tuer sans corrompre nos deux âmes et celle de Malia ? Parce que si je me vengeais sur lui, Malia et moi mourrions rapidement ensuite pour permettre à notre triangle de se réincarner ? Et pourquoi n’avait-il pas activé le Serment pour avoir l’ascendant sur moi ?

Qu’allais-je faire ? La rage avait fui. J'étais vidé. Pourquoi n'y avait-il aucun véritable souvenir dans son esprit ? Il était coupable, j'en étais certain. Sa présence dans le mausolée et sa fuite devant moi l'accablaient. Mais pourquoi trouvais-je cette histoire impossible ? Mon amour pour Salem aveuglait-il mon jugement ?

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