Chapitre 11

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Ayhan avait conduit sur le chemin du retour. Je n’avais pas décroché un mot depuis qu’il m’avait trouvé dans le couloir de l’hôtel, misérable et perdu. Je n’arrivais pas à reprendre le dessus. Salem m’avait trahi. Et pourtant, alors que j’aurais dû me laisser dévorer par la haine, je restais prostré, abasourdi par la confirmation de ce que j’avais pressenti. Tout ça ne me ressemblait pas.

Je m'étais installé dans le canapé, une bouteille de vodka dans la main gauche, un large verre de cristal dans la droite. Ayhan s'était placé face à moi, silencieusement réprobateur, et avait attendu que je lui rapporte les informations glanées dans les souvenirs de mon vieil amant. Je ne refusais pas de me confier, seulement je ne savais que dire.

Était-il en mesure de me secourir, de me comprendre, de me réconforter ? J’avais fini par lui parler à cœur ouvert. L'alcool m'avait emporté, et j'ignore la teneur exacte de notre conversation ; mais était-ce vraiment important ? Je ne pouvais appréhender qu'une idée à ce moment-là : toutes les âmes que je chérissais devenaient des ennemies, des inconnues, ou des souvenirs, et la mienne s'abîmait au milieu de cette apocalypse.

 

***

 

Le vendredi, je m'éveillai, encore un peu désorienté. Ayhan m'avait visiblement transporté jusqu'à notre lit, à moins que je n'y sois allé par mes propres moyens. C'était le début d'après-midi, mon ami était assis dans le canapé, son ordinateur portable sur les genoux. Il leva des yeux narquois dans ma direction, un instant, puis se désintéressa de moi presque immédiatement pour se replonger dans ses affaires.

Après une longue douche savoureusement fraîche, je m'installai doucement à ses côtés. Sa peau me semblait si douce, si parfaite. J'avais envie de la caresser, de la toucher simplement, du bout des doigts, cette peau laiteuse et lisse comme la plus belle des céramiques. Notre silence me faisait du bien, le calme se réinstallait petit à petit dans mon esprit.

Il pleuvait dehors. J'adorais la pluie, surtout l'été, lorsque les gouttes fraîches rencontraient le bitume ardent. Quel bonheur de sentir cette odeur de goudron charriée par les volutes brûlantes qui s'élevaient du sol ! Qu'aurais-je donné pour m'allonger encore sur l'asphalte, et attendre que le ciel me noie, comme je le faisais autrefois, à l'école, quand j'étais enfant ?

Je me levai pour aller vers la fenêtre et, une fois de plus, me précipitai mentalement dans le vide, fondant vers la terre à la vitesse de la lumière, et m'écrasai d'un coup net. Je ressentis, de nouveau et pendant une infime seconde, la sensation de liberté totale, grâce à cette défenestration et cette chute. La ville était grise, elle me fit penser à ces contrées lointaines, inconnues pour le moment, que je voulais visiter, voir, expérimenter. Pour combien de temps serais-je encore ici, dans cette cité que je connaissais trop ? Ma présence avait-elle toujours du sens ?

La vitre, fraîche sous mon front, finissait de me calmer. Qu'allais-je faire à présent ? Je me sentais si seul. J’aurais préféré qu’Amarante soit derrière tout ça.

Ayhan s'arrêta de pianoter sur son clavier, sortit quelques secondes de la pièce, puis revint avec une tasse brûlante de café.

— Bois, il ne fait pas aussi chaud que tu le crois. Tu vas attraper froid comme ça.

Je n'avais même pas pris la peine de m'habiller correctement. En fait, je ne portais presque rien. Juste un boxer noir et un long t-shirt de la même couleur.

— Tu t'inquiètes pour moi ?

Je le trouvai adorable sur le moment. C'était comme si tout ce que j'avais ressenti la veille n'avait été que mauvais rêve. La froideur de son âme, notre distance, notre méfiance. Est-ce que, tout compte fait, rien n'avait changé au fond de nous ? Il recula un peu, me dépassant d'une tête avec ses grands yeux, graves et inquiets, fixés sur les miens.

— Bien sûr, je m'inquiète.

Je lui souris simplement. Qu'y avait-il d'autre à faire ? Il était sincère, pensait pouvoir m'aimer vraiment. Mais les choses devenaient confuses entre nous. Accéder à ses souvenirs refoulés m’avait rendu étranger à lui. Inexplicablement, Ayhan basculait dans la partie de ma vie que j’abandonnais peu à peu.

— Qu'est-ce que tu faisais encore sur ton ordinateur ?

— Des recherches sur la Levée du Voile, me dit-il en haussant les épaules.

Il s'en retourna rapidement vers son engin, mais je fus plus vif que lui. Je m'installai devant l'écran et parcourus des yeux les pages ouvertes. La première était bien le résultat infructueux d'une enquête sur le mystère légué par Amarante. Mais la deuxième était différente. C'était un site sur la mémoire, ses troubles et ses traitements. J'observai le garçon, les joues rosies comme celles d'un enfant pris sur le fait, rongé par la honte et la culpabilité.

— Je vois, finis-je par lâcher. J'aurais dû commencer à te transmettre tes souvenirs dès hier. Je suis désolé, je n'ai pas fait attention à toi.

— Ce n'est pas vraiment important, tu sais. Tu as des problèmes, je dois être là, c'est mon rôle.

— Sache tout de même que j'ai conscience de ta valeur, de ce que tu fais pour moi, et de mon comportement injuste. Je le regrette.

Il allait contredire mon mea culpa, mais je me levai en lui faisant signe de se taire.

— Ne bouge pas, je crois savoir comment m'y prendre pour t'aider.

 

***

 

Mon affrontement avec Amarante, dans la forêt, m’avait fait réaliser une chose sur mon pouvoir. Instinctivement, dans l’urgence du combat, j’avais mieux compris que jamais son fonctionnement profond. J’avais la capacité de capter, concrètement, un souvenir et de l'obliger à surgir dans la réalité. Tristan avait essayé de me montrer le chemin, mais je n’avais jamais saisi jusqu’à cette bataille.

Ainsi, j’avais trouvé la manière de m’en servir pour atteindre la mémoire brisée d’Ayhan. Mais j’avais également compris que je n’étais pas le seul à pouvoir plonger dans le passé des gens ou des objets. Je pouvais aussi le rendre visible aux autres. J’étais grisé par cette puissance et persuadé d’avoir enfin accédé au moyen d’aider mon ami.

Quelques minutes plus tard, je revins les bras chargés d'encens et de bougies. Bien entendu, je n'en avais pas vraiment besoin pour accomplir mon rituel, mais il me fallait la concentration totale d'Ayhan. Je baissai les stores électriques, plongeant le salon dans le noir intégral, et allumai les chandelles et parfums en les déposant partout dans la pièce.

Nous nous assîmes sur le sol, face à face, sans parler. Je pris ses mains dans les miennes et les plaçai sur mon front. Il était extrêmement tendu, ce que je comprenais parfaitement, mais je ne pouvais rien commencer tant qu'il ne se décontractait pas. Je lui murmurai quelques mots rassurants, lui ordonnai de se calmer.

Rien à faire. Il appréhendait le sortilège autant que ses effets. C'est là que je fis l'une des erreurs les plus terribles de ma courte vie. Au lieu de lui laisser un peu de temps, de le tranquilliser encore, j'entamai l'incantation.

Mes mains enserrèrent son crâne à leur tour. Les tentacules de nos énergies se déployèrent autour de nous, rebelles et belliqueux. Des vibrations s'élevèrent dans l'air, et des bourrasques soufflèrent les flammes de quelques bougies. Je savais qu'il ressentait ma magie comme je ressentais la sienne. Il avait conscience que nous devions agir à l'unisson, que nos âmes devaient être des miroirs l'une pour l'autre.

Je rappelai à moi les tentacules de mon pouvoir et ne laissai s’échapper qu'un tourbillon lumineux de mon front. Ayhan fit exactement la même chose, si bien que nos esprits se connectèrent. Nos pensées étaient reliées, comme si une chaîne incassable les avait unies. Son visage était crispé, on aurait dit qu'il souffrait de ce lien normalement indolore.

Il avait fermé les yeux si fort que sa peau devenait livide autour de ses paupières. J'envoyais, de ce que j'avais vu dans sa mémoire, les premières images de sa petite enfance. Je les sentais entrer en lui, m'échapper comme s'il avait planté ses crocs dans mon cou et les dévorait avidement. Ses souvenirs s'étaient faits miens sans que je le veuille, les infiltrer dans son âme me faisait l'effet d'offrir une partie de mon être profond.

Des éclairs crépitaient de tous côtés, le visage d'Ayhan continuait à devenir translucide. J'avais l'impression de le voir disparaître au milieu de notre tempête. Je décidai de rompre notre connexion, mais rien ne se passa. Je ne réussissais pas à retirer mes mains de sa tête, elles semblaient scellées sur sa peau. Mon corps paraissait si lourd que je ne pouvais plus bouger.

Mon énergie se déploya dans une violente explosion, je dirigeai mon pouvoir sur le lien qui ne faiblissait toujours pas. Les souvenirs d'Ayhan continuaient à se déverser en dehors de moi. Il n'ignorait presque plus rien de ce que j’avais vu. Cela me sembla durer des heures, la souffrance était si forte que je perdais peu à peu connaissance.

Je crois que je criai, mais je n'en suis pas certain, car le vrombissement de notre magie m'avait assourdi. Il finit par connaître la totalité de ce que j'avais pu extirper de son inconscient. Un fragment de son esprit lui avait été restitué. Tout s'arrêta subitement. Je tombai par terre, vidé de mon énergie comme de ma volonté, tandis que mon ami restait prostré, le regard dans le vague.

Quand, enfin, je pus me relever, il n'avait pas bougé. J'avançai doucement vers lui, me traînant sur le sol, conscient qu'il avait subi un traumatisme violent. Il avait retrouvé les souvenirs de la moitié de sa vie en un instant. Qui pouvait bien deviner les conséquences sur son esprit ? Je l'observai, sa conscience avait-elle donc fui pour qu'il reste stoïque à ce point ? Son visage était redevenu celui d'un ange, mais, sous ses yeux, des cernes rouges étaient apparus. Il me faisait peur.

— Ayhan ? Tu m'entends ? 

Je posai ma main tremblante sur sa joue. Il était totalement glacé. Son corps entier était rigide. Je tentai de bouger son bras, mais rien n'y fit, on aurait dit une statue de marbre.

— Si tu m’entends, fais-moi un signe !

Ses paupières s'abaissèrent, mollement, puis se relevèrent, tout aussi lentement. Il m'entendait, il avait conscience de ma présence à ses côtés. Je lui pris la main et la pressai.

— Allez, reviens s’il te plaît ! J’ai encore besoin de toi, tu m’as promis de m’aider. Rappelle-toi, c’est ton rôle !

Ses doigts se crispèrent, puis son bras bougea à son tour. Son corps finit par se détendre, la chair de ses membres redevenant tendre et chaude, puis ses lèvres s'ouvrirent doucement.

— Je suis désolé. Je n'ai pas compris ce qu'il se passait. J'ai tenté de briser le lien, mais tout était si difficile, je ne pouvais rien faire ! Mon énergie me semblait avoir une volonté propre, je ne la contrôlais plus. Je sentais tes forces me nourrirent, je savais que c'était ta vie que j'absorbais avec les souvenirs, mais je ne pouvais rien faire. Je ne faisais que penser à ta mise en garde pour ma mémoire, je ne voulais pas tout connaître d'un coup, mais je ne pouvais rien faire. Je ne pouvais rien faire, Kami ! 

Il était terrifié, choqué par ce qui venait de se passer. Je le tirai vers moi, le pris dans mes bras, le serrant pour lui murmurer que c'était terminé, qu'il n'avait plus à avoir peur. La pièce était ravagée. Des brûlures avaient noirci les murs, les bougies étaient toutes éteintes sur le sol, au milieu de flaques de cire fondue. Certaines chaises avaient volé en éclats, d'autres étaient bêtement renversées.

— J'ai senti ta destinée entre mes mains. J'aurais pu absorber jusqu'au plus petit souffle de vie en toi. Si j'avais continué, tu serais mort ! Ton énergie vitale t'aurait totalement quitté, ton corps et ton âme se seraient desséchés, et tu aurais disparu.

— Chut, calme-toi.

Nous restâmes assis encore quelques minutes. Le temps avait défilé à une allure folle. Le rituel avait duré des heures. Plus de trois, en fait. Je ne pouvais pas croire que cette horreur s'était déroulée si longuement. J'avais ressenti une étrange sensation de lenteur, mais m'étais imaginé que tout s'était passé plus vite dans la réalité.

Ça n'avait pas été le cas. Il y avait comme un vide dans ma mémoire, comme si les souvenirs qu'Ayhan avait absorbés s'étaient enfuis de mon esprit — ce qui n'était pas vrai puisque je me souvenais de tout. Je me sentais mal sans en connaître la cause exacte.

Je me relevai, décidant que du repos était nécessaire. Mais quand mon ami fut sur ses jambes, il redevint instantanément livide et son nez se mit à saigner abondamment. Il porta les mains à son visage puis, horrifié, me fixa sans réussir à prononcer un mot. Ses yeux roulèrent en arrière, je le rattrapai juste avant qu'il ne s'effondre. Son corps eut quelques violents soubresauts, des convulsions puissantes, puis se raidit.

 

***

 

J'ai beau essayer de me souvenir, je n'y arrive pas. Tout ce qui a suivi la chute d'Ayhan me reste obscur et insaisissable. Ma mémoire s'est remise à fonctionner lorsque j'étais assis sur un banc, seul, enchaînant les cigarettes sans discontinuer. Peut-être que j'étais posé là depuis des heures, marionnette débile, esclave inconsciente du ciel, incapable d'aligner des pensées cohérentes. Je n’en avais aucune idée.

Il devait être vingt heures et, comme à son habitude, l'hôpital était en pleine effervescence, agitation morbide et inquiétante. La Croix-Rousse était un endroit immense, avec des centaines de couloirs, une armée d'infirmières et de médecins, et un nombre incalculable de pavillons. Je songeai à Robin, à sa chambre mal éclairée dans un service proche de mon banc.

Il devait être plongé dans des rêves torturés, même si je n'étais pas certain qu'il pouvait rêver. Je ne voulais pas aller le voir, je lui avais dit adieu, j'avais renoncé égoïstement à lui rendre visite. Et puis, à quoi bon rester à son chevet ? Il était là à cause de la magie, c'était évident, alors j'étais plus utile à traquer le responsable de toute cette histoire.

Les personnes qui erraient devant moi avaient les traits tirés, inquiets. N'aurais-je pas dû faire un tour du côté de la maternité ? J'aurais eu plus de chances de croiser des visages heureux, de me remonter le moral de quelque manière que ce soit. Un médecin sortit enfin me parler.

— Nous le garderons cette nuit. Votre ami va devoir passer des examens approfondis. Je ne vous cache pas que nous sommes inquiets.

— Est-ce que je peux le voir ?

— Non, il a besoin de repos. Il dort. Vous êtes certain qu'il n'avait jamais fait de malaise de ce genre ?

 Je me souvenais vaguement avoir déjà répondu à cette question, ainsi qu'à une multitude d'autres. J'étais fatigué d'avoir affaire à des médecins, d'être ici.

— Je suis pratiquement sûr que c'est la première fois.

— Pas de drogues non plus, de substances particulières ? Il faut nous le dire si c'est le cas. Il en va de sa santé.

Les yeux globuleux du jeune interne me fixaient. Sa face simiesque tout entière me rebutait, avec sa bouche mal dessinée et son nez écrasé. Ses pommettes étaient trop hautes, ses oreilles décollées, et il y avait dans son attitude une suffisance détestable. J'étais certain qu'il s'agissait du genre de médecin persuadé que ses patients étaient de parfaits imbéciles.

— Rien de tel, non. Excusez-moi, si je ne peux pas le voir je vais rentrer chez moi. Je reviendrai demain.

— Oui, bien entendu. Au revoir, à demain.

Il me paraissait incroyable qu'un soignant inspire aussi peu confiance. Je songeai vaguement qu’en des circonstances différentes, s’il m’était resté la moindre once de volonté, j'aurais exigé un autre professionnel.

Je repartis donc de l'hôpital, ignorant ce qu’il se passait pour Ayhan. Était-il possible que notre rituel chaotique n'ait aucun lien avec son malaise ? C'était idiot, j'en avais conscience. Je voulais me déculpabiliser. Que lui était-il arrivé pendant notre transfert ? J'avais pressenti le drame lorsque mes mains s'étaient posées sur son visage, lorsque ses traits ne s'étaient pas détendus malgré les bougies et l'encens. Avait-il senti, lui aussi, que tout allait déraper ? Notre rituel avait fait l'exact opposé de ce que j’en attendais.

Mon pauvre amant avait revécu mentalement plusieurs années en quelques heures. Quelles seraient les séquelles pour son cerveau ? J'étais le responsable, j'avais mal utilisé la magie, et c'était lui qui devait assumer mon incompétence. Comment pourrais-je me pardonner ?

J'étais désespéré. Qui ne l'aurait pas été à ma place ? Robin, Salem, Ayhan. Qui serait le prochain ? Allais-je causer la perte de tous ceux qui m'entouraient ? Je me souvins brusquement avoir déjà commis cette erreur. C’était même à cause d’un transfert, d’énergie pas de souvenirs, que Salem avait perdu l’esprit et tenté de me tuer plusieurs années auparavant. J’étais condamné à reproduire les mêmes fautes.

Il n'y avait personne pour m'aider, personne avec qui parler. Syrine ne m'avait toujours pas contacté, et je ne voulais pas me rendre au Domaine Occulte, j'étais las de les voir, tous autant qu'ils étaient. J'aurais souhaité hurler ma rage, mais, cette fois, je ne pouvais faire de reproches qu'à moi-même. J’étais un idiot inconséquent.

Finalement, je pris machinalement la route pour ma ville d’enfance, mettant plus d'une heure à arriver. Je me baladai dans le parc où j'avais passé des heures entières avec Syrine, pendant nos nuits d'adolescents, la lune comme unique témoin de nos confessions. Rien n'avait réellement changé. Chaque arbre, chaque buisson étaient là, fidèles à nos années envolées.

Même la lumière était identique, toujours aussi sombre et mystérieuse qu'autrefois. Les herbes revêtaient des nuances bleutées, les sapins projetaient leurs ombres imparfaites devant moi et la faune bruissait doucement. Que pouvais-je bien chercher dans ce jardin public où je n'avais pas remis les pieds depuis des années ? La mélancolie s'emparait de moi, comme bien souvent lorsque je repensais aux printemps précédents, et mes pas empruntaient machinalement les mêmes chemins d'antan.

Il pleuvait toujours. Je finis par m'allonger sur le béton et attendis. Je voulais retrouver l'odeur que j'avais tant aimée, mais elle avait disparu. Je forçais mes souvenirs à me restituer cette fragrance particulière, je souhaitais rappeler à moi les effluves de l'innocence. Mais elles avaient irrémédiablement fui. Je me trouvais sot de les avoir espérées.

Tout ce qui en restait me paraissait infect, nauséabond. Je me relevai, trempé, et courus jusqu'à ma voiture. Je devais quitter l'endroit, quitter ce que j'avais perdu, le plus vite possible, et ne plus y revenir.

Je repris la route et m'arrêtai chez Astrid. Je pensais la réveiller une nouvelle fois, mais elle était assise sur le bord de son lit quand j'arrivai. Elle avait fait un mauvais rêve dont elle ne se souvenait que vaguement, et où il était question de sang et de destruction. Je songeai de nouveau à celui que j'avais eu également, où Chrystel m'était apparue dans un paysage de pure horreur.

Quel était le sens de tout cela ? J'avais la sensation que le plus important m'échappait, qu'il n'y avait pas d'issue possible, que tout était prévu et que nous ne pourrions rien changer.

Astrid semblait si paisible, avec son corps fin et ses joues légèrement rebondies. Je songeais qu'elle aussi m'était devenue étrangère, le temps et la distance avaient creusé un fossé infranchissable entre nous. Comme je la regrettais déjà, cette amie perdue, installée à mes côtés. Comme elle ne se rendait pas compte de nos différences, de notre anonymat réciproque ! Non, je ne pouvais briser cette sérénité qui se lisait sur son visage. J’aurais voulu lui expliquer, ce soir-là, qu’elle appartenait à une vie qui n’était plus la mienne. J’aurais aimé me livrer, mais je ne pouvais m’y résoudre.

Je ne lui dis rien pour Ayhan, et lorsqu'elle me parla de la rose noire, je détournai habilement la conversation. À quoi bon l'inquiéter, elle ? J'avais toujours besoin de me confier, mais elle n'était pas celle qui saurait recueillir mes peurs et mes faiblesses. Il n'y avait qu'une personne qui le pouvait, j'en étais conscient, mais demeurait introuvable. Où pouvait être Syrine à ce moment-là ?

Je passai la nuit avec Astrid, sa chair, son odeur, son corps tout entier me réconforta autant que possible. En fin de matinée, je partis sans rien dire. Un dernier regard sur la belle jeune fille endormie, comme un nouvel adieu à ma vie, et je pris le chemin du retour.

 

***

 

Tristan faisait les cent pas devant moi. Son corps était légèrement transparent, plus léger que celui d’une personne normale, et semblait léviter à quelques centimètres du sol. Ses cheveux bleus, fantomatiques, virevoltaient de façon surnaturelle et ses yeux étincelaient, soulignant l’intensité de sa réflexion. Il se faisait craquer nerveusement les phalanges et ses longues mains délicates tremblaient un peu.

— Qu'est-ce qu'il y a ? Tu n'es pas aussi inquiet juste à cause de ce qu’il se passe chez moi, si ?

J'étais adossé à un arbre, son écorce encore humide me provoquant d'agréables frissons.

— Non, non. Du moins, peut-être que si ! Je n'en ai aucune idée. Écoute, ici les sorciers et sorcières sont de plus en plus agités. Personne ne sait exactement pourquoi, mais certains d'entre nous font des rêves étranges. Les miens sont également de plus en plus violents. Tu comprends ? Même en peignant toute la journée, je n'arrive plus à évacuer tout ce que je vois. Mes nuits sont peuplées de cris, de douleurs, d'incendies et de morts. Et ces songes me paraissent toujours plus réalistes. Tu en as fait, toi aussi, n'est-ce pas ?

Il s'était arrêté net, tourné vers moi. Ce n'était pas vraiment une question, le ton dont il avait prononcé ces mots affirmait plus qu’il questionnait.

— Oui, un peu.

— Depuis quand tes rêves te troublent-ils ?

Il s'était approché de moi, je voyais maintenant son visage fatigué et creusé.

— Je ne sais pas vraiment. Quelques mois peut-être. Mais je…

— Quelques mois ! Kami, tu te rends bien compte qu'un drame est proche. Ceux qui n’ont jamais eu de rêves prophétiques se mettent à en avoir. Et les Descendants d'Eren qui s'échauffent, la Levée du Voile… D'ailleurs, on a entendu parler de leur groupe par ici également ! Ce sont autant de signes de malheur.

— Ça ne m'étonne pas. De ce que j'ai appris quand j'ai rencontré Amarante, ils sont partout sur cette planète.

Il m'enlaça et me serra fort entre ses bras, son corps entier semblait sur le point de rompre.

— J'ai vraiment peur, maintenant. Mes sens sont en alerte, je sais bien que tout va changer dans peu de temps.

Nous restâmes figés ainsi pendant un long moment. Tristan avait fermé les yeux, et paraissait dormir sur mon épaule. Sa respiration profonde me rassurait, tant qu'il y aurait des personnes comme lui, le monde ne sombrerait pas. C'était un garçon si intelligent, si raffiné, et si doux. Sa beauté, aussi grande que sa bonté, aurait rendu jaloux les plus beaux des apollons.

Oui, c'était un être humain fantastique, un érudit à part entière, un amoureux de la nature et de la magie. Chacun de ses faits et gestes était empli d'une grâce et d'une finesse angélique.

— Kami, ce qu'il s'est passé avec Ayhan, ça ne te rappelle pas quelque chose ?

— Je ne suis pas certain de savoir ce qu'il lui est arrivé alors…

— Souviens-toi, quand tu as rencontré Salem. Tu as fait un transfert d'énergie avec lui, ça s'était déroulé de la même manière !

— Non, il n'y a aucun rapport. Là, j'ai transféré des souvenirs à Ayhan !

Je mentais ouvertement à Tristan. Bien sûr, j’avais fait le rapprochement. Mais trop tard. Et j’avais du mal à l’assumer.

— C'est un processus identique. Tu as concédé une partie de toi, pensant que tu pouvais choisir ce qui allait passer et ce que tu garderais, mais tu t'es trompé. Dans les deux cas, ils ont pris le pas sur ton âme, ils ont abusé de ce que tu donnais.

Il avait raison. J'avais eu la même expérience avec Salem. Lorsque nous nous étions rencontrés, dans cette vie-là, lorsque Malia nous avait présentés, il n'arrivait plus à user de ses dons. Nous avions donc procédé à un transfert d'énergie. Je souhaitais lui accorder un peu de mon pouvoir, pour qu'il me rejoigne dans le monde occulté. Mais il n'avait pas réussi à s'arrêter. Il m'avait presque vidé de mes forces, sans que je puisse rompre le lien, et en quelques jours la magie avait noirci son cœur. Il était devenu fou.

— D'accord, mais j’ai pu le sauver.

— Mais à quel prix ? Le Serment que tu as fait te hante à présent.

— C'était différent. Avec Ayhan, j'ai eu l'impression de mourir, son visage était transformé, des éclairs crépitaient tout autour de nous…

— C'est peut-être parce que vous avez plus d'énergie que les Salem et toi d’il y a six ans ?

— À mon avis, il y a autre chose.

Je regardai ma montre.

— Il est temps de rompre le lien. J'ai encore beaucoup à faire.

Je l'embrassai, respirant son parfum boisé, et savourant une dernière fois ses lèvres.

— Prends soin de toi, Kami. Tu vas me manquer.

Mes mains se posèrent sur les siennes, et il s'effaça petit à petit.

 

***

 

Sur le chemin du retour, je m'arrêtai à l'hôpital pour voir Ayhan. Il n'était pas dans sa chambre, les médecins lui faisaient passer une batterie de tests obscurs. Scanners et autres instruments détestables étaient son lot depuis le début de la matinée.

Le jeune et arrogant interne, auquel j'avais eu affaire la veille, me parla furtivement d'un AVC, mais il ne voulait pas s'avancer. Un accident vasculaire cérébral, terme professionnel des praticiens pour décrire un problème d'irrigation sanguine dans le cerveau. Quelles pouvaient être les conséquences ? Il ne préférait pas se prononcer tant qu'il n'avait pas les résultats des examens. J'avais, déjà à l'époque, une aversion excessive pour le monde médical, mais cet homme, tellement suffisant, me fit définitivement haïr cette corporation.

J'ai ensuite erré dans les rues de Lyon, abruti par mes sentiments et mes pensées. J'ai toujours été sujet aux absences plus ou moins longues, comme si me barricader dans mon esprit était nécessaire pour accéder à ce que je ressentais, à qui j'étais. Mon rapport à l'autre était difficile, mes peurs étouffantes, et mes souffrances si flamboyantes. Je prenais conscience que ma réalité basculait, et que je ne pouvais rien y faire.

J'étais pris dans une spirale infernale, porté par les courants d'un destin que je ne comprenais pas. Le vide se faisait autour de moi, j'étais comme seul dans ce combat que je savais perdu d'avance. Comment pouvait-on m'aider ?

Ayhan n'avait-il pas payé pour m'avoir tendu la main ? Était-ce vraiment une coïncidence ce qui lui arrivait ? Après tant d'années où je n'avais rien pu pour lui, je réussissais finalement à lui rendre ses souvenirs au moment où j'avais besoin de son soutien. Et c'était sa mémoire retrouvée qui l'enfermait loin de moi.

Il souffrait pour vouloir être avec moi. Je ne souhaitais qu'une chose, qu'il n'ait pas de séquelles, qu'il puisse reprendre le cours de sa vie sans devoir maudire mes bonnes intentions.

Il y avait des centaines de gens dans les rues, dans le métro que j'empruntai. J'étais oppressé par la foule, les bousculades indifférentes des passants, les regards vitreux de ceux qui étaient seuls ou les rires forcés d'accompagnateurs infortunés. Je prenais conscience que nous étions samedi. L'affluence de mes semblables ces jours-là était une coutume que je connaissais bien. N'avais-je pas, moi aussi, parcouru les ruelles du vieux Lyon, ou les boutiques des centres commerciaux, les week-ends avec Robin ? Combien d'après-midi avais-je passés, comme tout le monde, à flâner devant les vitrines, ou à m'arrêter dans des cafés pour boire un verre, tout simplement ? Mon ancienne vie.

Mes élans de haine, d'agacement plutôt, n'avaient rien à voir avec les gens que je croisais ce jour-là. J'étais franchement jaloux de l'absence de menace sur eux, de leur insouciance.

Mes pas me menèrent, sans que j'en sois vraiment conscient, à la cathédrale Saint Jean, dans le Vieux Lyon. Je m'en aperçus seulement lorsque je me trouvai à ses pieds.

L'édifice s'imposa à moi avec toute la majesté que je lui connaissais, splendide et rayonnant. La vieille pierre de la façade avait été blanchie quelques années auparavant et, ce jour-là, elle me parut d'une pureté inégalable. Je passai les lourdes portes en bois, et me figeai. Dans cette cathédrale, aucune magie ne pouvait opérer. J'avais tant de fois essayé de comprendre ses secrets, d'interroger les esprits qui auraient pu y rôder, mais je n'avais jamais réussi à quoi que ce soit. Ni souvenirs ni apparitions fantomatiques, dans cet endroit béni protégé par une force étrange qui semblait avoir sa propre volonté.

Je fis rapidement le parcours de croix, le chemin mystique qui irradia mon âme d'un souffle nouveau. Le lieu saint renouvelait mes pouvoirs, m'emplissait d'une énergie puissante et divine, comme il l'avait si souvent fait par le passé. Les plaies et les bleus disparurent. Seules les blessures infligées par le fouet d’Amarante demeurèrent. La cicatrice sur mon visage resta bien visible. Je laissai courir mon doigt le long de cette balafre, désespéré de ne pas pouvoir m’en débarrasser.

C'était Syrine qui m'avait montré comment procéder, qui m'avait enseigné précisément les pas à accomplir dans les endroits sacrés afin d'accéder à la puissance mystique. L'exquise douceur de cette énergie me réconforta un peu. J'étais revigoré, prêt à découvrir ce que cachaient Salem, la rose noire et l'accident de Robin. Oui, j'allais réagir, secourir ceux qui en avaient besoin, et vaincre tout ce qui s'opposerait à moi.

 

***

 

Le temps de revenir chez moi, et de me changer, il était déjà plus de vingt heures. J'avais passé, autour de mon cou, mon talisman fétiche. Une énorme roue sur laquelle étaient gravés huit symboles anciens. Une malachite était incrustée au centre, et un carré magique dessiné sur le verso du bijou.

Comme ce médaillon m'était précieux ! Comme mes pouvoirs y étaient sensibles et amplifiés lorsque je le portais !

Je descendis les marches qui menaient à l'Antre des Maudits. Finalement, malgré moi, j’étais revenu au Domaine Occulte. Je venais chercher des réponses. Je n’avais toujours pu accéder à Ulome. Les deux inconnus gardaient l'entrée du labyrinthe, personne ne semblait les remarquer d'ailleurs. Je ne pourrais pas voir le sorcier cette fois encore. Mais d’autres pourraient peut-être m’aider.

Il y avait beaucoup de monde ce soir-là. Une fois de plus, je ressentis la sorcellerie qui suintait de la plupart des clients. Même si personne ne faisait étalage d'une quelconque magie, je captais toutes ces énergies bien entraînées par les maîtres du Domaine. Je m'arrêtai en bas de l'escalier et embrassai du regard l'endroit grouillant. Il y avait une espèce de douce effervescence dans la pièce, une agitation contenue et tranquille.

Raven était là, ainsi que Mahé, tous deux accaparés par le service. Chrystel, elle, était installée sur le sofa, juste à côté des dédales d'Ulome. Je me dirigeai lentement vers elle, adressant un petit signe aux deux garçons derrière le bar. Je surpris quelques regards se poser sur la cicatrice qu’Amarante m'avait offerte. Elle était aussi impressionnante que je la détestais. Fine et longue, partant de mon front et descendant verticalement par-dessus mon œil droit jusqu'au milieu de ma joue, elle effleurait la naissance de mes lèvres. Pourquoi n’avait-elle pas disparu grâce à l’énergie de la cathédrale ?

— Bonsoir ma belle.

Je m'installai aux côtés de la jeune vietnamienne.

— On te voit de nouveau très souvent ici. Ça me fait plaisir.

Sa main se posa sur mon genou, son sourire toujours aussi chaleureux et sincère.

— Je ne suis pas là pour passer du bon temps.

— Tu dois apprécier notre compagnie, au fond. En tout cas, nous aimons la tienne. Malgré tout, on te considère comme l'un des nôtres.

— Je ne le suis pourtant pas, Chrystel.

— Crois-tu ?

Le silence tomba sur nous. Raven m'apporta une vodka, comme d'habitude, mais ne resta pas discuter avec nous. Il y avait trop de monde.

— Ogora ne travaille pas ce soir ?

— Non, elle est de repos tout le week-end. 

Elle s'éclaircit la voix et, mal assurée, repris doucement.

— Je sais que tu devais voir Salem. As-tu découvert quelque chose de probant ?

Je la regardai un instant sans rien dire, installant un nouveau silence écrasant. Ses yeux bridés et parfaitement noirs me fuyaient.

— Il m'a échappé. Nous avons dû lutter contre sa troupe de magiciens.

— Les Larmes de Prométhée. Oui, une compagnie de danse qui est également un coven. Ils savent se téléporter. C’est très impressionnant, m’a-t-on dit.

— J'ai tenté d'accéder à sa mémoire, mais tout était embrouillé. Il était dans le cimetière, dans la crypte où j'ai trouvé la rose noire. Mais je ne l'ai pas vu déposer l'offrande, je ne l'ai pas vu provoquer l'accident avec Robin. Le seul souvenir que j'ai réussi à voler était cette rose noire, et ses pensées complètement incohérentes.

— Qu'est-ce que tu as fait ?

— Rien. Il a disparu avant que je ne puisse réagir. Je suis certain qu'il est mêlé à toute cette histoire, mais je ne veux pas me tromper. Je n'ai qu'une envie. Avoir une certitude sur l’identité du responsable, et le détruire. J'espère seulement que ce n'est pas lui, que je fais erreur. Si c'est Salem, si je le tue, alors je ne tarderai pas à mourir à mon tour. Et Malia aussi. C’est comme ça que notre triangle d’âmes fonctionne. Dès que l’un meurt, les autres le suivent. Ainsi, je devrai recommencer une nouvelle vie ! Je dois enrayer notre cycle de réincarnation, à n'importe quel prix.

— Donc, quoi ? Tu vas rester sans rien faire ?

— Honnêtement, je ne sais pas. Pour le moment, je dois être certain de la culpabilité de Salem. Mais j'ai besoin de quelqu'un d'autre. Sans aide, je ne pourrai pas posséder ses souvenirs contre sa volonté.

— Si tu veux mon énergie, je suis là.

— Non. Merci, Chrystel, mais je ne veux pas faire appel à qui que ce soit du Domaine Occulte. J'ai déjà eu trop affaire ici, je refuse de vous devoir quoi que ce soit.

— Alors, demande à Syrine !

— Tu as des nouvelles ?

— Aucune. Mais elle a disparu depuis une semaine. Elle ne devrait pas tarder à revenir, elle ne reste jamais loin trop souvent. Lance-lui des appels psychiques, elle saura les entendre.

Voilà l’aide dont j’avais besoin. Cette idée était la bonne. En tout cas, la seule qui me paraissait utile.

— Tu as raison. Le Jardin des Mages n'est pas ouvert ?

Seul un lieu chargé d’assez d’énergie me permettrait de réussir. Ma propre magie n’était pas suffisante pour ça.

— Non, tu peux y aller si tu le souhaites, tu y seras tranquille.

Je me levai, fis quelques pas et me retournai.

— Chrystel… Penses-tu qu'à un certain niveau, je veux dire avant notre incarnation peut-être, nous décidons de ce que nous vivrons de bien ou de mal ?

La question avait glissé de ma bouche sans que j'y aie songé par avance. En fait, je m'interrogeais depuis des jours, voire des années, sans m'en rendre compte ni comprendre la portée de mes réflexions.

— Je ne crois pas. Qui peut affirmer, au final, quelles expériences nous seront positives ou pas ? Il y a, vraisemblablement, un ordre des choses qui nous dépasse de loin, que nous soyons incarnés ou non. Peut-être avons-nous une destinée. Oui, c'est possible. Mais les péripéties qui nous y mènent ne sont les fruits que de nos actes. S'il en allait différemment, nous n'aurions plus de responsabilité, plus de prise sur nos vies, ni d'intérêt à être là. Tout ce qui fait la beauté de notre incarnation c'est cela, certains l'appellent le libre arbitre, choisir et assumer. Que nous puissions nous tromper, faire autrement, nous entêter et avoir tort, mais que ce ne soit pas joué d'avance. Sinon, à quoi bon ? Ni nos âmes désincarnées ni les dieux supérieurs ne décident de ce que nous vivrons. Seuls nos actes importent tant que nous sommes en vie.

— C'est tellement pessimiste.

— Au contraire, Kami. Il y a de l'espoir dans cette liberté.

— Non, c'est si noir le libre arbitre. C'est douloureux de se dire qu'on aurait pu mieux faire les choses. Empêcher des drames, des souffrances. Si tout était joué d'avance, se résoudre à la disparition de nos proches deviendrait plus simple.

— C'est justement cette acceptation qui serait dangereuse. Notre condition fait que nous n'acceptons pas de perdre ceux que l'on aime, et c'est ce refus qui nous permet de les sauver parfois.

— Et d'autres fois non. Je voudrais tellement que tout soit prévu par avance. Que je n'aie rien à me reprocher. Ni mes erreurs ni leurs conséquences.

Comme je me détestai d'être aussi lâche ! Cela ne me ressemblait pas. Mais au final, je ne savais même pas si j'étais responsable de quoi que ce soit vis-à-vis de Robin, de Salem, ou d'Ayhan.

— Personne ne peut dire si nos choix seront finalement bons ou mauvais Kami, personne.

 

Je traversai de nouveau la salle encombrée. Il faisait chaud ici, malgré la climatisation poussée au maximum de ses capacités. J'allai à l'étage, dans le Jardin des Mages. Il n'y avait aucun bruit, les plantes semblaient reposer dans un sommeil surnaturel. Ce n'était pas impossible d'ailleurs, ce calme était peut-être imposé par la force intérieure de Chrystel, ou d'un de ses comparses.

Je me promenai un peu à travers les végétaux, puis me couchai dans l'herbe. Je fermai les yeux, concentrant mes pensées sur Syrine. Je n'avais jamais été doué pour projeter des ondes psychiques, et aucun de nous deux n’était télépathe. Mais parfois, mon amie avait réussi à « entendre » mes appels. C’était un début. En cas de danger, je savais que je pouvais, si ce n'est communiquer avec elle, l'avertir que quelque chose n'allait pas.

Il ne fallait pas douter, simplement avoir confiance et rester concentré. Syrine, entends-moi. Je t'en prie, écoute-moi, j'ai besoin de ton aide. J'espérais tellement qu'elle capte mon appel ! Qui d'autre avait le pouvoir de me secourir dorénavant ? Nos magies étaient complémentaires, en parfaite symbiose lorsque nous unissions nos énergies pour atteindre un même but. Oui, la solution était forcément dans les pouvoirs de Syrine !

Je restai allongé un long moment, sans aucune réponse, pas même un signe. J'étais éreinté, l'effort mental que m'avait demandé cette tentative était considérable. Tout en ruminant, je m'endormis au milieu des arbres et des fougères.

 

Un bruit me réveilla. Un immense balisier s'étendait juste au-dessus de ma tête. Je l'observai un instant, complètement perdu. Ses énormes fleurs flamboyantes me laissaient perplexe. Comment pouvait-il y avoir des balisiers dans un jardin intérieur ?

— Il est beau, n'est-ce pas ?

Chrystel sortit de derrière un arbuste banal. L'endroit regorgeait d'une myriade de plantes étonnantes et sans aucun lien les unes avec les autres. J'étais ahuri à chaque fois que j'entrais dans ce sanctuaire surnaturel.

— Je recrée une atmosphère tropicale à l'intérieur du Jardin des Mages, pour que certaines fleurs exotiques puissent se développer. En fait, même si vous ne le sentez pas, il y a deux climats différents ici. Je ne sais pas trop comment expliquer… Comme si j'avais superposé deux réalités sans qu'elles empiètent l'une sur l'autre.

Elle me tendit les mains, pour m'aider à me relever. Je ne l'avais jamais trouvée aussi mystérieuse et inquiétante.

Était-ce bien naturel d'avoir pareille idée ? De mélanger, ou plutôt d'associer, deux pans contradictoires de notre monde ? Ne fallait-il pas avoir un pouvoir effrayant pour faire cela ?

— Je ne savais pas que c'était possible. C'est étonnant.

— Rien n'est impossible, il suffit d'avoir de la volonté. Tu as réussi à trouver Syrine ?

— Non, je suis inquiet. Il n'y a rien, pas même un signe. Je vais aller chez elle, je dois absolument la localiser.

— Bien, alors sois prudent surtout.

 

Pourquoi m'avait-elle recommandé d'être prudent ? J'étais parti si précipitamment que la question ne m'avait effleuré qu'une fois sur la route. Belle Chrystel. On aurait dit qu'elle savait plus de choses que n'importe qui sur les raisons de notre incarnation. En admettant qu'il y ait un sens à tout cela.

Comme elle avait été splendide, ce soir-là, dans sa longue robe de satin noir, son teint hâlé, son grain doux et ses cheveux parfaitement lissés. Oui, cette dernière soirée, où j'avais pu la contempler à loisir, elle avait été une pure merveille.

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