Chapitre 8

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Il était encore tôt lorsque j’arrivai au Domaine Occulte. Je ne remarquai aucune activité étrange en entrant. Je n’avais pas oublié pourquoi j’étais venu la veille. J’avais besoin d’Ulome. Lui seul pouvait me confirmer qu’Amarante était à l’origine de tous mes problèmes. Pourquoi certains de mes rêves ressemblaient-ils à des prophéties ? Savait-il plus de choses sur les Descendants d’Eren ?

Je descendis au bar. Mahé n’était pas présent ce soir-là. Il y avait du monde dans la salle, ce qui était bon signe. Quoique, tout bien réfléchi, le fait que personne ne se soit formalisé à propos de la prise d'otages était somme toute assez inquiétant.

Absolument tout était en place, comme si rien ne s’était passé. Une atmosphère malsaine planait autour de nous. J’imaginai que c’était lié au souvenir des quelques cadavres qui avaient reposé ici, à peine vingt-quatre heures plus tôt, et des litres de sang qui avaient couvert le sol. Le bar avait, lui aussi, été reconstruit. Je discernais l’énergie d’Ulome dans le marbre qui le constituait, comme dans les murs ou le plafond. Rien n’avait été réparé par la main humaine. Ogora s'approcha :

— Salut Kami.

— Bonsoir. Vous avez fait le ménage visiblement.

— C’est Ulome qui s’est occupé de tout. Il nous a renvoyé chez nous, il ne voulait pas que l’on voie ce qu’il allait faire. Remarque, rien ne paraît.

— Tu parles. Ça sent la magie à dix kilomètres à la ronde !

— En tout cas, nous n’avons pas de macchabées sur les bras. Enfin, pas physiquement. Et puis, à bien y regarder, la plupart étaient assommés ou blessés, mais il n’y avait pas tant de morts. Hormis ceux qui avaient la gorge tranchée, ceux que j’ai brûlés dans le feu de l’action, ou encore ceux qui ont été transpercés par…

— Merci, Ogora !

Elle était si jolie, avec sa robe plissée et ses cheveux flamboyants qui cascadaient dans son dos. Elle avait l’énergie et la candeur d’une enfant plus éveillée, plus intelligente que la moyenne. Pourtant, elle ne se doutait pas un instant de ce qu’avait pu faire Ulome de toutes les victimes de notre bataille.

— N’empêche… Chrystel m’a fait remarquer que tout le monde commence à s’armer dans le milieu ésotérique. Mais, étrangement, personne ne semble avoir songé à se munir d’une arme à feu.

— Je suppose que la magie pourrait trop bien se défendre face aux balles.

— Je ne sais pas. En tout cas, je me doute bien que ce n’est pas pour la beauté des combats que chaque sorcier choisit des armes blanches. Quoiqu'une lutte au corps à corps est beaucoup plus esthétique qu’une vulgaire fusillade. Sans oublier que se procurer des fusils ou revolvers n'est pas aussi aisé.

Ogora continua son babillage pendant que, d’un air absent, je cherchai Ulome des yeux. Il n’était pas là, comme d'habitude. Raven n’était pas non plus dans les parages, et le labyrinthe était gardé par deux colosses que je ne connaissais pas. Pas vraiment en tout cas.

Je décidais d'aller voir dans la bibliothèque. Je savais bien que, lorsqu’il n’était pas sur le terrain, Raven étudiait avec les plus jeunes dans le Coin des Érudits. Je terminai d’une traite ma vodka et fis signe à Ogora.

— Une dernière chose. Si tu apprends quoi que ce soit à propos de Syrine ou de Salem, appelle-moi tout de suite, d'accord ?

— Pas de problème Kami.

 

Je marchai lentement. Je crois que ma lassitude et ma nervosité transparaissaient un peu dans mon comportement, parce que les regards se tournèrent discrètement vers moi pendant que je traversai la salle.

Raven se trouvait bien dans la bibliothèque, penché au-dessus de l’épaule d’un garçon d'une quinzaine d'années. Malgré sa mine absorbée, je savais que mon ami avait perçu ma présence dès mon arrivée dans le Coin des Érudits.

 Je posai les yeux sur la dizaine d'adolescents qui étudiaient de vieux grimoires. Ils avaient tous l'air intelligents, appliqués, et jouissaient de corps et de visages dignes des plus grands peintres et sculpteurs. Même les plus jeunes, encore poupins, dégageaient une beauté exquise qui laissait présager des physiques avantageux lorsqu’ils auraient atteint la maturité.

Personne ne parlait. Ils étaient tous tellement studieux alors que le plus âgé ne devait pas dépasser les vingt-deux ans ! Leur fougue était contenue. Ils se maîtrisaient.

Je sillonnais la pièce, passant tantôt entre des tables, tantôt entre les chaises. Mes yeux scrutaient les visages des jeunes recrues plongées dans la semi-obscurité de la bibliothèque. Je me dissimulai dans une rangée de livres et attendis que Raven me rejoigne.

Il ne tarda pas. Ses mains se posèrent doucement sur mes épaules. Je ne me retournai pas immédiatement.

— J'ai su pour hier. J'aurais dû être là, désolé.

— Raven, tu ne pouvais pas deviner.

— Bien sûr que j'aurais pu.

— Je ne pense pas. Si Ulome ne l'avait pas prévu, c'est que nous ne le pouvions pas non plus.

Je n’étais pas sûr de moi. Les pouvoirs prophétiques de Raven étaient puissants. Peut-être que son don aurait dû le prévenir, mais cela ne servait à rien de le blâmer.

— Peut-être…

— Que sait-il sur eux ?

— Pas grand-chose, a priori. Une sorte de secte, de plus en plus influente, mais discrète. Il n'y a aucune information fiable sur eux.

Il portait encore son médaillon, dont le rubis me semblait luire étrangement dans l’ombre. Ses yeux me paraissaient si mystérieux. Son regard, un peu perdu, me terrifiait.

— Kami, ne pars pas à leur recherche. 

Il fit glisser sa main le long de mon bras et la posa sur la mienne. Il me fixa de ses iris profonds, comme s'il avait souhaité imposer son ordre dans mon esprit.

— On ne connaît pas encore leurs plans, mais on cherche. Fais-nous confiance, on trouvera.

— Ils veulent détruire ceux qui seraient susceptibles de ne pas aller dans leur sens, c’est tout.

— Oui, mais quel sens ?

— La Levée du Voile.

— C’est-à-dire ?

— Je ne sais pas !

J'avais crié sans y penser, rompant la règle du silence tacite dans les endroits comme celui-ci. Une lumière apparut au-dessus de moi. Cinq secondes plus tard, j'étais devant la porte du Domaine Occulte, la tête dans des cartons.

Encore un sortilège de Chrystel. J'étais vexé, c'est vrai, mais je savais que je n'aurais pas dû élever la voix. J’entrai une nouvelle fois dans le Domaine, et retournai au Coin des Érudits. Raven m'accueillit avec un sourire moqueur. Il me prit gentiment par le bras et m'amena devant la bibliothèque pour que l'on puisse parler aussi fort qu'on le voulait.

— Tais-toi Raven, marmonnai-je en le fusillant du regard.

— Je n'ai rien dit.

— C'est ça, oui. Bon, la Levée du Voile, ça ne te parle pas plus que ça ?

— Pas vraiment non.

— Ulome n'est pas là ?

— Disons que… Il est présent, mais indisponible. Une fois par semaine, il envoie deux gars qui interdisent à quiconque d'entrer dans le labyrinthe. J'ai bien tenté quelques fois de forcer le passage, mais impossible. Il les protège.

— Et tu ne te demandes pas ce qu'il fabrique ?

— J'ai essayé de l'interroger une fois. Il m'a défendu de lui poser des questions à ce sujet. Alors, depuis, je ne m’en mêle pas.

— Il t’a interdit ? Mais c’est ton Domaine. Pas le sien ! Ce n'est pas net, tu t'en rends bien compte ?

— Je sais, mais ça le regarde. On lui doit beaucoup, et il a le droit d’avoir ses secrets.

— Ses secrets ? Tu as déjà vu les bulles de protection qu'il génère ? Elles détruisent toutes personnes qui s'en approchent !

— Il est puissant, on l'a toujours su !

— C'est différent de la puissance là. Raven, tu vois bien que son énergie n'est pas celle qu’il prétend ! Tu le sens bien ? Et ces hommes qui protègent l'entrée du labyrinthe, avant ils n'apparaissaient même pas une fois par mois !

— Ça ne nous regarde pas Kami !

— Mais…

— Non. Ne dis plus rien à ce sujet. Tant que tu n'es pas concerné directement par ses dons, tu ne t'en occupes pas ! Compris ? Je sais où tu veux en venir. Il est hors de question que nous reparlions de tout ça. Je ne t'ai pas cru autrefois, je ne te croirai pas maintenant. J'ai choisi de faire confiance à Ulome. Je ne te traite pas de menteur, mais l'erreur est humaine. Alors, arrête d'en parler, n'y pense même plus. Tu avais déjà provoqué un scandale à l'époque, je ne voudrais pas que ça recommence ! Si un apprenti télépathe saisissait tes pensées…

— Comme tu veux. Après tout, c'est dans ton Domaine qu'il opère ! S’il s’agit bien encore de ton Domaine.

Je tournai les talons et partis en marchant le plus vite possible.

 

J'entrai dans le Jardin des Mages.

Chrystel était assise sur une énorme liane suspendue en l'air. À ses pieds, une demi-douzaine de jeunes personnes buvaient ses paroles, aussi fascinées par leur initiatrice que par son enseignement. Elle semblait parler des poisons et de leurs remèdes, mais je n’ai pas vraiment écouté, car sa voix était comme une fraîche caresse sur mon esprit échauffé.

Elle tourna les yeux vers moi et m'adressa un sourire impossible à oublier. Au bout d'une dizaine de minutes, elle annonça une pause. Chacun se relaxa, certains s'allongèrent et d'autres s'enfoncèrent dans la végétation disparaissant totalement de ma vue.

Chrystel approcha. Belle, toujours pareille à elle-même, avec ses longs cheveux noirs et lumineux qui encadraient son visage magnifique. Quelques plaies, récoltées au combat la veille, subsistaient encore sur son corps. Elle n'avait pas l'air de s'en soucier, et cela ne la rendait pas moins ravissante.

— Bonsoir, lui dis-je en déposant un baiser sur sa joue.

— Salut.

— Comment se fait-il que personne ne soit sur le terrain ce soir ?

— Eh bien ! Ulome n'est pas disponible. Et avec les Descendants d'Eren dans les parages… Enfin, Raven et moi avons décidé d'aider les nouvelles recrues à étudier plutôt que de les entraîner comme d'habitude. Comme ça, s'il y a une attaque, nous serons tous là.

— Et Mahé ?

— Oh… Il est dans le coin, mais… disons qu'il devient très irritable dès qu'un sujet te concerne de près ou de loin. Je crois que, finalement, il aurait bien aimé avoir une véritable histoire avec toi.

— On en a eu une.

— D'une nuit.

— Oui. Et pourquoi ne serait-ce pas une véritable histoire lorsqu'elle ne dure qu'une nuit ? Je l'ai aimé pendant les heures passées avec lui.

— Il ne l'avait peut-être pas vu comme ça.

— Eh bien, il faudra qu'il s'y fasse ! Je n'ai pas l'intention de me mettre des chaînes à mon âge ! J'en ai bien assez !

En vérité, son innocence me touchait. J'aurais pu partager plus qu'une nuit avec lui, mais je le refusais. Le souvenir de Robin était vivace. Même si je me sentais prêt à tourner la page de mon ancienne vie, je ne savais pas encore vraiment quelle serait ma nouvelle existence.

— Bon, bon ! Ne t'énerve pas !

— Désolé, je viens de voir Raven, il m'a un peu contrarié…

— Ton histoire de Rose noire avance ?

Je soupirai d’abattement.

— Pas du tout. Je pensais qu’Amarante était à l’origine de tout ça. Mais, Robin ne s’est toujours pas réveillé. Ça me semble étrange. J'ai voulu joindre Salem, tu te souviens ? C’est le seul qui devrait partager ça avec moi après tout, si l'on oublie Malia. Nos destins sont liés. Si l’un de nous meurt, les deux autres suivent rapidement en principe. C’est bien la malédiction qui unit nos âmes. Mais je n'ai eu aucun retour.

— Ça viendra en temps voulu.

— Oui, c'est ce que je me dis. D'ailleurs, vous avez des nouvelles de Syrine ?

— Non aucune. Ça commence à m'inquiéter, mais Ulome assure qu'elle va bien.

— Si Ulome le dit, alors…

— Que se passe-t-il ?

— Rien. Je vais te laisser, tes élèves t'attendent…

Je ne comprenais pas pourquoi tout le monde s’obstinait à suivre Ulome aveuglément. Je me demandais si cela venait de son pouvoir, ou si les gens préféraient se voiler la face pour continuer à bénéficier de sa magie et recevoir des dons qu’ils pensaient ne jamais acquérir sans son concours.

J’avais conscience que je ne me posais pas les bonnes questions. Bien sûr que son énergie était implacable. Moi-même ne lui obéissais-je pas parfaitement lorsque je le rencontrais ? N’avais-je pas obtenu ma capacité de contrôler la glace par son intermédiaire ? Il fallait que je parte du Domaine Occulte, j’en avais assez que mes pas me mènent invariablement ici.

Ayhan avait raison. J’étais hypocrite. Je les avais quittés, mais je revenais sans cesse leur demander de l’aide. Tous n’étaient que de pauvres esclaves d’Ulome, et je ne voulais pas devenir l’un d’eux. Ou, plus exactement, en redevenir un.

 

***

 

J'étais sur le chemin du retour. Il ne faisait pas vraiment chaud, la pluie avait beaucoup refroidi la ville, et l'été de cette année-là n'était pas des plus torrides. Le béton trempé luisait sous la lune. Je marchai en regardant mes pieds, fermé à tout ce qui m'entourait.

Les Descendants d'Eren existaient bien. Je n'avais pas rêvé. Quelques fragments des souvenirs d’Amarante vinrent à nouveau parasiter ma vision. Je la revoyais dans cette assemblée, au milieu d’une espèce de cave aménagée immense. Pourquoi avait-elle tenu à me tuer ? Pourquoi n’avait-elle pas activé le Serment ? Si elle s'était attaquée à moi, à Ulome, et au Domaine Occulte, j'étais à peu près certain que d'autres s'occuperaient de Syrine. D'ailleurs, si Ulome n'avait pas assuré à Chrystel que tout allait bien pour elle, j'aurais peut-être paniqué. Mais, sur ce point au moins, j’étais persuadé de pouvoir lui faire confiance.

Je voulais paraître inébranlable, mais j'avais quand même un pincement au cœur en me disant que c'était avec Amarante que j'avais passé les plus belles années de mon enfance. Lorsque Syrine et moi faisions nos petites découvertes ésotériques, que nous testions le pouvoir de la magie sur nos camarades, Amarante était là. Nous l'appréciions. Nous croyions vraiment qu'en elle résidait une amie dévouée.

Comme nous étions tombés de haut, Syrine et moi, lorsqu’Amarante nous avait tourné le dos ! Nous l'avions détestée pour cela, mais ça n’avait été que des querelles puériles. Elle ne méritait pas de mourir pour autant. Comment avait-elle pu changer autant ? Une jeune fille innocente et fragile qui devenait une femme complètement fanatique avec du sang sur les mains. C'est vrai, sur ce dernier point je n'étais pas mieux. Mais je n'avais jamais oublié ou trahi quiconque. Si j'ai aimé un être autrefois, je l'aime encore d'une certaine manière aujourd'hui.  

Les lampadaires étaient éteints dans la rue où se trouvait mon immeuble. J'avais la sensation désagréable d'être épié. « Salem ? », murmurai-je . Je scrutai les ombres. Rien. J'étais exténué et pensai alors, pendant quelques secondes, imaginer des bruits et des présences. Mais, à quelques mètres de ma porte, je me figeai. Une silhouette attendait devant le bâtiment. Elle était immobile face à moi, et semblait me fixer.

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