Chapitre 3

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Il était vingt-deux heures. La journée de travail était passée comme un lent cauchemar auquel j’avais assisté en spectateur passif. Mais j’avais acquis une certitude, à présent. Ma vie n’était plus la même. J’avais lâché prise. Ma capacité de renoncement s’était activée sans que j’y pense et tout ce qui faisait de moi un être normal n’avait plus d’importance.

J’observai la porte un moment, le cœur battant. Une lueur timide filtrait sous son bois sombre, insuffisante pour apporter un véritable éclairage dans la ruelle. Un minuscule pentacle avait été gravé au-dessous de la serrure, indice unique confirmant que je me trouvais bien devant l’entrée du Domaine Occulte.

Je ne voulais pas être ici. Ma relation avec cet endroit était particulière. Je tentais de fuir cette organisation, mais la plupart de mes proches lui appartenaient et m’y ramenaient régulièrement. À commencer par Syrine. Serait-elle présente ce soir-là ? D’une intelligence exceptionnelle, ma meilleure amie me serait plus qu’utile pour échapper à mon Serment. Jusque-là, elle ne s’était jamais défaussée lorsque j’avais eu besoin de son soutien.

Et si je ne la trouvais pas, Raven saurait peut-être m’aider à la localiser. L’homme était un proche de longue date et le fondateur du Domaine Occulte. Il avait pensé ce lieu comme une terre d’accueil pour les êtres surnaturels tels que moi. Y étaient installés un bar au sous-sol, une bibliothèque et une boutique magique dissimulée dans un immense jardin intérieur. Mais on y trouvait surtout un groupe uni ayant pour vocation d’initier les jeunes sorciers.

Le succès avait été fulgurant et sa réputation avait rapidement fait le tour du monde ésotérique de Lyon. On parlait d’ouvrir d’autres Domaines à Paris, Toulouse, Saint-Malo ainsi qu’en Pologne et en Italie. J’étais heureux pour Raven, mais je connaissais aussi le prix à payer pour un tel succès et ne pouvais y souscrire.

Inspirant profondément, je poussai la porte du sanctuaire de Raven. Une forte odeur d’encens m’assaillit. Après avoir chassé un vertige, je m’enfonçai dans le bâtiment de pierre et traversai un couloir plongé dans l’obscurité. Seuls deux petits chandeliers, au bout du passage, me permettaient de me guider. Ils encadraient trois vieux panneaux de bois lesquels indiquaient des directions différentes. À droite « le Jardin des Mages », à gauche « le Coin des Érudits », en face « l’Antre des Maudits ».

J’optai pour le troisième fléchage, décidant que la partie pub du Domaine était la plus propice pour trouver Syrine ou Raven. J’empruntai un escalier qui menait vers les entrailles de l’immeuble. Comme toujours lorsque je descendais les marches, une sensation d’abandon m’envahit, une impression malsaine de rejoindre les Enfers.

La crypte était pourtant moderne. La pénombre y régnait, car aucune lumière électrique n’était tolérée. Des bougies, çà et là, luttaient contre les ténèbres et projetaient des lueurs chaleureuses sur les clients qui chuchotaient entre eux. Le comptoir, long de cinq ou six mètres, était fait d’un marbre sombre tacheté d’écailles rouges. Deux personnes s’activaient derrière lui.

La première était un homme que je ne connaissais pas encore, environ vingt-cinq ans, un métis avec de grands yeux bleus glacés dont les contours étaient rehaussés par un trait de crayon discret. Charmant, son sourire magnifique me fit fondre. Il était habillé d'un pantalon en toile anthracite et d'une chemise carmin très cintrée, ouverte sur son torse pour mettre en avant sa belle musculature.

La deuxième personne était une jeune fille qui m’était plus familière. C’était une amie de Syrine. Toutes les deux suivaient les mêmes cours à l’université et pratiquaient souvent l'art magique ensemble. Elle portait une jupe rouge qui lui tombait au-dessus des genoux, un débardeur noir noué sous les seins et ses cheveux étaient maintenus par un ruban couleur sang. Je décidai de lui parler plus tard.

Je promenai mon regard sur la salle immense. Les nombreuses tables basses en verre et les zafus colorés qui les entouraient donnaient au lieu une apparence chaotique. La foule présente ajoutait à cette impression.

Comme toujours, les clients étaient particulièrement soignés. Jamais je n’avais rencontré quelqu’un, au Domaine Occulte, qui n’ait été doté d’un physique avantageux. Comme si la beauté avait été un critère à part entière pour être accepté par cette communauté.

Je cherchai à apercevoir Raven. Manifestement, il n'était pas encore arrivé. J'allai donc m'asseoir à la table la plus proche, me vautrant presque dans le sombre coussin. Le temps n'était pas un problème pour moi, je pouvais me montrer patient, à l’époque, lorsque cela était nécessaire. Pour m'aider dans mon attente, je tirai un paquet de cigarettes de ma veste. J'en allumai une, avalai quelques bouffées et levai les yeux vers le beau serveur qui se tenait au bar.

Lui aussi me regardait, se demandant sûrement s'il devait venir me servir. Je ris intérieurement de l'intimidation que je provoquais sur les jeunes âmes, et la sienne était très jeune, je le sentais. Il s'approcha pourtant, téméraire. À travers la fumée de ma cigarette, j'aperçus ses yeux qui cherchaient les miens sans savoir s'ils ne faisaient pas erreur.

Un instant, je pensai à Robin. Il n’avait jamais rien su de mes aventures extra-conjugales et j’avais toujours été à l’aise avec cette idée. Maintenant qu’il était dans le coma, devais-je changer ? Un vague sentiment de culpabilité surgissait chaque fois que je songeais à lui. Je le chassai. Au moment où le serveur m'aborda, j'avais déjà décidé que, cette nuit-là, je rentrerais avec lui.

— Désirez-vous boire quelque chose ?

— Je ne vous connais pas, et pourtant je suis souvent venu ici. Qui êtes-vous ?

— Oui, j’ai récemment été engagé à mi-temps. Je m’appelle Mahé, je suis à votre service.

— Prenez garde à ce que vous me dites, susurrai-je en serrant la main qu’il m’avait tendue. Je suis Kami, et je pourrais vous prendre au pied de la lettre. Ce sera une vodka.

Mon sourire lui était allé droit au cœur. Je le voyais dans son regard.

— Vous pouvez bien le prendre au premier degré, me dit le jeune métis en levant le menton en guise de défi avant de retourner derrière son comptoir.

Le garçon me plaisait décidément beaucoup et ses yeux respiraient l’intelligence. Il m’intriguait. Je n’avais rien senti de son aura. Pourtant, les jeunes initiés arrivaient rarement à masquer leur énergie, faible ou puissante. Comment une nouvelle recrue y était-elle parvenue ? Mahé avait-il été initié ailleurs qu’au Domaine Occulte ? La communauté avait-elle décidé d’accélérer la période d’apprentissage ? Le phénomène me fascinait.

Quelques minutes plus tard, la serveuse apporta ma vodka. L’amie de Syrine, jolie rousse aux yeux verts, me sourit en s’approchant.

— Voici pour toi, Kami. Comment vas-tu ?

— Peu importe. Dis-moi, Ogora, je cherche Syrine. Ne l’aurais-tu pas aperçue ces récemment, ici ou ailleurs ?

— Non, je n’ai aucune nouvelle depuis les examens de la semaine dernière. Elle est peut-être en vacances, je ne sais pas. En tout cas, elle ne s’est pas montrée au Domaine. Excuse-moi, je dois retourner à mon poste.

— Merci quand même.

— Kami, si tu as besoin de quoi que ce soit, tu peux compter sur moi.

Sa remarque me prit au dépourvu. Qu’avait-elle compris ? Avait-elle perçu ma détresse ? Moi qui pensais savoir masquer mes émotions, je me retrouvais inexplicablement mis à nu par la jeune femme. Je décidai de ne pas relever. Parler de Robin et du Serment me coûtait trop.

— Merci.

 

J’en étais à ma deuxième vodka et à ma dixième cigarette. Minuit approchant, Raven arriverait bientôt. Toute la soirée, Mahé et moi nous étions guettés, sans plus nous adresser un mot. Il me donnait envie de sourire, ce qui ne me ressemblait pas vraiment. Sans que je me l’explique, le garçon éveillait en moi une tendresse inhabituelle.

Mais pour l'heure, je ne devais pas penser au plaisir. Raven venait d'apparaître au bas de l'escalier. Il était escorté d'un beau jeune homme, brun, grand, fin et très musclé. Cette escorte au torse nu était habillée d'un long pantalon noir très large et déchiré par endroits. La deuxième personne aux côtés de Raven était une femme blonde, vêtue d'une jupe très courte en cuir et d'un soutien-gorge de la même matière. Une vingtaine d'années, petite, sa façon de se mouvoir dénotait de son apparence fragile en exprimant une assurance féline.

Je ne bougeai pas et observai. Les deux amis de Raven semblaient épuisés, leurs visages étaient noircis. Un peu partout sur leurs corps, des plaies saignaient encore. Étant donné leur état, je les soupçonnais de s'être entraînés toute la nuit. Entraînés à quoi ? Je ne l'avais jamais compris et personne ne connaissait le but ultime de tout ça. Je savais simplement qu'il y avait des entraînements de prévus au sein de cette communauté, que les plus anciens transmettaient certaines connaissances aux plus jeunes, et que les choses que l'on pouvait enseigner ici dépassaient l'imagination de beaucoup de sorciers dans le monde.

Je le savais, car j'avais appartenu au Domaine Occulte pendant quelque temps, avant de tous les quitter. Avant que cela ne devienne une véritable organisation. Ainsi, j’avais appris à me battre et acquis la capacité de contrôler une des magies élémentaires. On m’avait également montré comment projeter mon énergie, concentrer ma propre force vitale et en faire une arme en toutes circonstances. Chaque être vivant en était capable, sans forcément pratiquer les arts occultes, et matérialisait son énergie d’une façon différente. La mienne se manifestait sous forme de matière noire aux reflets mauves.

Les trois personnages allèrent droit au sofa. Sans un regard autour de lui, Raven s'allongea de tout son long, donna quelques instructions à ses deux protégés, et leur déposa un baiser sur les lèvres. Ils regagnèrent l’escalier et disparurent. Je reconnaissais bien Raven dans cette mise en scène. Il avait toujours été soucieux de l’image qu’il renvoyait.

Je me levai et me dirigeai vers mon ami. Il était habillé d'un pantalon de cuir noir et une chemise de la même couleur. Seul son médaillon en fer forgé, serti d'un rubis, tranchait avec l’obscurité de ses vêtements et des ténèbres qui se dégageaient de toute sa personne. Ses cheveux, eux aussi profonds comme la nuit, encadraient son visage métis et retombaient en mèches fines par-dessus ses yeux bruns. Il ne m'avait pas encore remarqué.

Il était allongé, laissant son bras droit pendre négligemment sur le dossier du sofa. La tête posée sur un coussin couleur hémoglobine, il se mit à sourire.

— Kami, quel plaisir ! Ça faisait un moment. Il se leva et m’invita à m’asseoir.

— Raven.

— Qu’est-ce qui t’amène par ici ?

— Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer la beauté de tes deux amis. De nouvelles recrues ?

Il ne répondit pas et posa ses longues mains sur mon bras. Ses doigts, fins et osseux, remontèrent jusqu’à ma joue et la caressèrent timidement comme s’il suivait une ligne déjà tracée. Une brume couvrait ses yeux noirs, donnant à son visage séduisant un aspect terrifiant. Que lui montraient ses visions ? Il n’en parlait jamais. Le dos droit, un sourire mystérieux aux lèvres, il sembla revenir parmi nous.

— Comment va Syrine ? demandai-je.

— Elle est exceptionnelle. Forte, et intelligente…

— L’as-tu vue dernièrement ? Je n’arrive pas à la joindre.

— Pas depuis vendredi. Mais ne t’inquiète pas, elle a dû aller se reposer. Mais toi, je sens que tu as un problème. Tu veux m’en parler ?

 

Après m'avoir écouté, Raven semblait plutôt intéressé. Ne comprenant pas ce qui pouvait empêcher le réveil de Robin, il décida de m'emmener voir Ulome, le véritable chef de cette petite bande.

 

***

 

Au fond de l’Antre des Maudits, un rideau rouge masquait l’entrée d’un souterrain. Raven m’avait entraîné derrière lui, me guidant dans le dédale de couloirs humides et sombres où personne ne venait jamais. Je songeai furtivement à ce qu’il s’était passé dans ce labyrinthe, deux auparavant. J’avais découvert le véritable visage d’Ulome, le mystificateur, et quitté le Domaine Occulte.

Mais je n’étais pas là pour ressasser le passé. S’il mentait sur l’origine de ses pouvoirs, il n’en demeurait pas moins un mage extrêmement puissant capable, peut-être, de me secourir. Je progressais à l’aveugle dans les entrailles du Domaine. Raven avait pris ma main et m’aidait à avancer dans les ténèbres. Il se repérait parfaitement dans ces innombrables bifurcations, et nous débouchâmes finalement dans une crypte éclairée par de grands cierges rouges. Ulome était allongé devant moi, sur un parterre de coussins et de toiles.

Habillé d’une longue robe en jute noire, il m’apparaissait comme le gourou qu’il était réellement. L’éminence grise du Domaine Occulte. Celui qui, dans l’ombre, tirait les ficelles et avait décidé de faire de la création de Raven une véritable organisation magique avec ses règles et sa hiérarchie. Couché sur le flanc, il rayonnait. Une demi-douzaine d’hommes, à moitié nus, s’affairaient autour de lui. Lorsqu’il m’aperçut en compagnie de Raven, il se contenta de lever la main. Un simple claquement de doigts donna le départ à ses serviteurs qui disparurent en courant.

— Kami ! Ça alors ! Tu nous reviens enfin ?

— Ne sois pas insensé, Ulome. Tu me dois plusieurs services, et j’ai justement un problème…

Raven, ne comprenant pas de quels services il était question, s’apprêtait à me remettre à ma place. Ulome le coupa avant qu’il n’ait le temps de dire un mot.

— Raven, tu peux attendre dehors. Merci. Ne dis rien, Kami. Approche simplement vers moi.

Mon ami sortit de la crypte, nous laissant seuls Ulome et moi. Mes pas me menèrent à l’homme. Je l’observais en avançant vers lui. Il était gras, très gras, et répugnant ; je ne l’avais jamais connu autrement. Sa masse semblait pourtant avoir doublé depuis la dernière fois où je l’avais rencontré. Il était repoussant.

Cependant, je lui obéissais. Malgré son physique ingrat, il disposait d’une emprise extraordinaire. Elle aussi paraissait s’être développée. Je sentais son pouvoir qui pulsait autour de lui. Quelque chose d’effrayant qui m’attirait inexorablement.

Je m’avançais encore, incapable de lutter. Je me souvenais de toutes les raisons qui m’avaient fait fuir Ulome. Ses secrets. Ce qu’il présentait comme un don et lui permettait de révéler les capacités surnaturelles chez les êtres tels que moi. Ses mensonges.

J’hésitais, mais ma tête touchait déjà la sienne. Ses petites mains difformes se posèrent sur mes tempes. Il avait procédé de la même manière lorsqu’il m’avait conféré un pouvoir élémentaire. Mais l’énergie qui se développait autour de lui était différente.

Une chaleur terrible envahit mon front, descendit dans ma nuque puis investit tout mon corps. J'étais comme paralysé. Je sentais Ulome présent dans chaque parcelle de mon être, dans chaque recoin de mon âme. Un éclair me transcenda, comme si j'avais été fendu en deux par une lame. Je fus projeté plusieurs mètres en arrière.

Groggy, je me relevai péniblement et regardai, interloqué, l'homme resté couché, bloqué par les lois de la gravité.

— Qu’est-ce que c’était ? criai-je brusquement.

Il ne dit rien pendant un moment, prenant un air grave et songeur. Puis, d’une voix lointaine et indifférente, il se décida enfin à parler.

— J’ai vu tout ce qu’il s’est passé, Kami. Ton rêve, l’accident de Robin, ton rituel pour le sortir de son état. Ton Serment… Il y a effectivement un lien entre toutes ces choses, mais je ne peux l’atteindre. Ce qui empêche le réveil de ton ami bloque également mon accès à certaines informations. Il est victime d’un envoûtement puissant, et c’est bien la personne qui a activé le Serment qui en est à l’origine.

— Ça confirme ce que je pensais.

Je me retournai en chancelant, pressé de quitter la pièce étouffante. Je me sentais coupable d’avoir recherché son aide. Pourtant, j’étais prêt à tout pour secourir Robin et me libérer du Serment qui risquait de m’enlever mon libre arbitre.

— J’ai tenté de t’aider. Vraiment. Alors, s’il te plaît, ne recommence pas à parler de l’origine de mes pouvoirs. Même à Syrine.

— Souviens-toi que j’ai déjà essayé de tout révéler, aux membres du Domaine, à l’époque. Raven, Chrystel… Ils ont tous préféré fermer les yeux. Tu leur fais croire que tu peux leur donner des pouvoirs, de la puissance. Mais ce n’est pas exact, Ulome. Au contraire. Mais ils ont décidé de ne pas voir la réalité. Je ne peux les y contraindre. Quant à Syrine, elle finira bien par se faire sa propre opinion. Et elle te quittera, elle aussi.

Il plissa les yeux, redoutant cette éventualité. Je savais ne pas être le premier à avoir découvert ses secrets et fui la communauté.

— Elle sera la troisième, n’est-ce pas ? Te décideras-tu à me révéler qui m’a devancé ?

— Je ne te dirai rien. C’est du passé. C’était avant même que tu nous rejoignes.

— Je m’en doutais. Quoi qu’il en soit, n’aie aucune crainte. Il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Tes soldats sont sous contrôle, lançai-je par-dessus mon épaule.

 

***

 

Assis à une table, en compagnie de Raven, je tentais de reprendre mes esprits tant bien que mal. Le beau Mahé me servit une vodka, avec laquelle il avait glissé discrètement un papier griffonné « je termine mon service dans une demi-heure ». Je bus d'un trait le breuvage, me retournai et lui souris. J'allumai, encore, une cigarette… Je songeais, brièvement, à arrêter. J'avais conscience de fumer beaucoup trop. Je me levai et remerciai Raven.

— Kami, Ulome te demande de passer au Jardin des Mages. Il t'a déposé un cadeau. N'oublie pas, il a dit que tu en aurais besoin, très bientôt. Reviens nous voir.

 

Je montai rapidement les escaliers, revigoré par les avances de Mahé. J'avais complètement oublié mes projets pour ce jeune éphèbe avant de lire son petit mot. Arrivé en haut, je tournai tout de suite à gauche, avançai à pas rapides et débouchai dans un jardin couvert. L'endroit était très grand, beaucoup plus grand que l’Antre des Maudits.

C'était ici que se trouvait la boutique du Domaine Occulte, au sein d'une jungle miniature. Il y avait des plantes partout, de toutes les couleurs, de toutes les tailles, immenses et colorées, petites et ternes. L'idée d'une flore aussi magnifique à l'intérieur me paraissait séduisante. Quelques bancs étaient également disposés au milieu de cette verdure luxuriante. Sur les assises reposait une liste exhaustive des articles disponibles, avec un descriptif détaillé ainsi que des photographies de chaque produit.

J'aimais beaucoup cet endroit, verdoyant et reposant. Bien entendu, l'entretien se faisait par magie, sinon le travail aurait été trop important pour la seule personne qui s'occupait de cette partie du Domaine : Chrystel.

Je vis la jeune fille sortir de derrière une plante. La Vietnamienne était magnifique, habillée d'une tunique de soie noire où un lierre avait été brodé. Chrystel avait tout pour plaire. Son visage était pourtant l'un des plus tristes, voire pathétiques, que je n'avais jamais admirés. Elle me sourit en s'approchant, et ce sourire m'arracha le cœur, moi qui ne compatissais que rarement.

Elle allait être séquestrée et violée, bientôt. Je l'avais découvert dans une vision. Je n’avais aucun don prophétique, mais, parfois, la magie se manifestait de manière étonnante. Les images s’étaient imposées à moi lors d’un rituel que nous avions pratiqué ensemble. Elle le savait elle aussi, je lui avais raconté, mais nous ne disposions d’aucun élément précis. Alors elle restait là, au Domaine Occulte.

Autrefois, Raven et elle avaient formé un couple heureux. Mais la peur les avait séparés. Raven avait tout tenté pour en apprendre plus sur ma vision. Il était devenu obsessionnel, presque fou. En vain. Même son pouvoir prophétique n’avait rien donné. Et leur amour n’avait pas résisté.

Je crois que, à la place de Chrystel, j'aurais fui très loin malgré toutes les menaces qui planaient autour de moi. Vivre la peur au ventre, mon âme sœur perdue sous les yeux… Mais elle, elle restait là… Fidèle à son ancien amant et au Domaine. Je ne saurai jamais si je l'admirais d'être aussi forte, ou la haïssais de s’imposer tant de souffrance.

— Bonsoir, Chrystel. Tu travailles encore à cette heure ?

— Oh, oui… Raven insiste pour que le magasin ferme à deux heures du matin l’été. Tu sais comment il est quand c’est en rapport avec le Domaine Occulte. Il ne vaut mieux pas discuter !

— Oui, c’est sûr. Pas trop dur quand même ?

— Non, ne t’inquiète pas pour moi. Je m’entraîne. Ulome surveille depuis quelque temps une secte, ou quelque chose qui s’en approche. Il semblerait qu’une sorcière de chez eux se promène dans les parages, et puisqu’elle manipule la magie végétale… Ça n’a sûrement rien à voir avec moi, mais on ne sait jamais. Méfie-toi d’elle si tu la rencontres surtout. Elles n’en ont pas l’air, mais ces fanatiques de la nature sont souvent un peu instables et de véritables teignes !

— Tu t’inclues dans cette description ? demandai-je pour la taquiner un peu.

Elle éclata de rire. Chrystel n’était pas susceptible et riait volontiers. Sa fraîcheur me faisait toujours un bien fou.

— Ulome voulait que je passe te voir.

— Désolée ! Bavarde comme je suis, j’allais oublier de te le donner.

Tout en parlant, la jeune fille se tourna vers un comptoir enfoui au milieu de plantes gigantesques. Elle plongea ses mains derrière, tira une ou deux fois, puis réussit enfin à extirper deux choses brillantes.

— Voilà, c'est pour toi. Il y a deux massues, l'une est terminée par un cristal de roche, serti de turquoises, et l'autre est prolongée par une lame d'athamé. L'une pour le mental et la magie, la deuxième pour le physique et l'émotionnel. Tu les emboîtes et tu obtiens un bâton de frappe d'un côté, une lance de l'autre…

Chrystel paraissait très fière de monter et démonter l'arme. Chaque fois qu'elle accomplissait ce mouvement, on entendait un discret cliquetis qui signifiait que les deux parties étaient bien attachées. Le système était ingénieux, et le rendu spectaculaire.

— Je ne sais pas quoi dire… c'est vraiment… impressionnant. Cette arme est magnifique.

— Oui, en plus de ça, les deux manches sont en bois à l'intérieur et renforcé de métal à l'extérieur. C'est pour que rien ne se brise. Tu peux l'abattre contre un rocher, ça ne cassera pas. Toutefois, préserve bien le cristal et les turquoises, ils restent fragiles !

— C'est toi qui as conçu cette arme ?

— Oui, sur ordre d’Ulome. Il voulait te l'offrir depuis quelque temps, mais tu ne venais pas…

— Je te remercie vraiment Chrystel ! C'est splendide. Tu as une idée de la raison pour laquelle il pense que ça me sera utile ?

— Je n’en suis pas certaine… Il est très agité ces derniers temps. Ce qui est sûr, c’est que quelque chose se prépare. Nous sommes de plus en plus à faire des rêves étranges… Peut-être prophétiques, alors que nous n’avons aucun pouvoir de ce type. Les gens ressentent le besoin de s’armer. Comme s’ils pressentaient une menace, la nécessité urgente de se protéger.

— Je vois.

Je regardai ma montre. Il était bientôt l’heure.

— Excuse-moi Chrystel, je dois partir. Merci encore pour tout.

— Ce n’est rien, Kami. À bientôt !

 

De peur de rater Mahé, je traversai à grandes enjambées le couloir peu éclairé du Domaine Occulte et manquai même de m'écraser contre la grosse porte en bois. Je filai dehors, respirant de grandes bouffées d'air frais, puis me tapis dans l'ombre, à quelques pas de la bâtisse.

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