Chapitre 21

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Yann fit des allers-retours entre la fac et la maison durant toute l’année scolaire. N’ayant jamais imaginé une seconde prendre une chambre en cité U. Cela aurait peut-être été plus simple d’y installer notre vie de couple. Mais il aurait été compliqué pour moi de justifier autant de soirées passées en sa compagnie.

Lui, était à l’aise avec ça.

Moi, moins.

Non pas parce que j’avais peur du jugement. Certains de mes amis proches savaient que je ne pourrais jamais aimer les filles.

Mais je voyais le regard de ma mère.

Sur Yann. Sur moi.

Sur elle, comme si elle se demandait si elle faisait le bon choix. Si la manière dont elle avait élevé Yann, finalement, n’était pas un peu trop permissive. Et jusqu’où il m’entraînerait.

Parce qu’il nous arrivait quand même souvent de sortir ensemble, et alors que je n’étais encore qu’en terminale, je rentrais tard. Souvent.

Parce que je voulais être avec lui.

Que je n’arrivais pas à occuper mon temps lorsque j’étais seul.

Au début elle m’attendait dans le salon. Puis lorsqu’elle en eut assez de m’entendre lui répéter d’aller se coucher avant nous, elle attendit dans sa chambre.

Je le savais. J’entendais bouger derrière sa porte. À la manière de quelqu’un qui retient sa respiration. Qui surveille les pas. Pour savoir si j’ai bu, ou s’il m’est arrivé quelque chose.

J’en éprouvais de l’agacement. Mais je savais qu’elle n’arrivait pas à s’empêcher. De craindre. De se sentir responsable. D’être incapable de lâcher prise.

Alors je l’acceptais. Elle faisait partie de ma vie. Elle avait tant sacrifié pour m’élever, que je ressentais une forme de reconnaissance inconditionnelle. Qui, sans que je le veuille, liait ses émotions aux miennes.

L’année de ma terminale avec Yann se passa ainsi. Oscillant entre nos nuits remplies de la présence de l’autre. Nos soirées passées ensemble. Et celles où il allait seul. Que je ne voyais pas. Avec tous ces gens qui constituaient son autre cercle.

Ces soirs-là, je me morfondais. Et décidais de voir mes amis. Mais rien n’était pareil sans lui.

Nous avions décidé de garder une certaine distance, même si cela n’était pas naturel.

Comme si une ligne était nécessaire. Pour garder l’équilibre. Pour ne pas vivre uniquement dans notre bulle.

Et Yann était de ces gens sociables, qui ont besoin de monde, de public, de stimulation joyeuse.

Avec lui j’étais bien. La réciproque aussi. Mais je savais qu’à un moment donné, au grand jour, on condamnerait notre relation. Et je ne voulais pas risquer de lui attirer des ennuis.

Pensée qu’il partageait également, même s’il aurait préféré se débarrasser de toute gêne et déballer la vérité au grand jour.

Alors, dans mon année de terminale, il y eut aussi des heures. Beaucoup d’heures entre tout cela. Où je voyais ma mère s’inquiéter. Me voir grandir. Et pas forcément dans la direction qu’elle souhaitait. Car elle sentait bien que je n’étais pas complètement satisfait.

- Niels, me dit-elle au bout de plusieurs mois, en rentrant dans ma chambre, tandis que je grattouillais ma guitare.

Elle hésitait, sur le pas de ma porte.

- Qu’est ce qui te tracasse ? demandai-je en me retournant tranquillement.

Quoi qu’il puisse lui passer par la tête, je n’étais pas capable de me fâcher avec elle. J’avais tant de respect et d’amour pour elle. Alors comme toujours, je l’écoutais. S’inquiéter, elle, la femme forte et indépendante qui avait fait de moi l’homme que j’étais devenu.

- C’est juste que je ne voudrais pas que tu négliges tes amis. Tes études.

Ton avenir, lisais-je en filigrane.

- Je maintiens mon équilibre.

- Je sais. Tu fais ça très bien. Mais crois-tu que les amis de Yann soient contents d’avoir son petit frère dans les jambes ?

- Je ne l’encombre pas, tu sais.

- Et toi ? Quand es-tu sorti avec tes copains de lycée la dernière fois ?

- Je choisis mes fréquentations. Je n’ai pas besoin d’être tout le temps dehors, ou de passer mes journées pendu à refaire le monde avec untel ou untel.

- Tu as toujours aimé te perdre dans ton monde intérieur… souffla-t-elle avec un sourire triste.

Sauf qu’en ce moment, mon monde intérieur était rempli de Yann, et de ce qu’il pouvait bien fabriquer sans moi. Sans inquiétude, non. Mais juste parce qu’il me manquait.

- Ce que je voulais dire, reprit-elle, c’est que j’ai l’impression que tu ne vois que par Yann. J’espère que tu réussis à nouer des relations en dehors de lui. Il t’emmène partout avec lui. Vous rentrez à pas d’heure. Et dans des états pas toujours nets. Je suis infirmière maintenant, tu sais. Je sais reconnaître des comportements excessifs. Qui peuvent devenir dangereux.

- Yann ? Dangereux ? Pour moi ? répondis-je interloqué.

Elle ne répondit pas, un sillon coupable entre les sourcils.

J’insistai d’un ton dégagé en apparence, reprenant un rif de the man who sold the world . Pour me donner une contenance. Je le foirai mais continuai quand même.

- Maman… tu l’as élevé. Tu le connais. Il est parfois un peu fantasque et exubérant, mais c’est un cœur en or. Et puis je suis raisonnable.

- Mon chéri, ne vois pas de mauvaise intention en moi, dit-elle en s’asseyant près de moi, prenant mes mains entre les siennes. Vous êtes si proches que ça donne le tournis. Je te connais. Je lis dans tes yeux ton attachement. Sans doute que ton enfance surprotégée et solitaire t’a fait te raccrocher à lui. Tu es si exclusif, souffla-t-elle en penchant la tête vers la moquette, ses longs cheveux blonds cachant son visage. Je vois à quel point tu es important pour lui également. Mais je sais aussi que les gens changent. En grandissant, avec les études, les sollicitations, on finit parfois par se détourner de ce que l’on croyait indispensable. Et blesser les autres. Je ne veux pas te voir souffrir. Je veux te savoir épanoui en dehors de lui. Pour te protéger.

- Pour le jour où mon frère cessera de vouloir ma compagnie ? répondis-je, cassant, mes doigts s’arrêtant nets sur ma guitare.

- Ça peut arriver, dit-elle d’un ton clair.

- Ça n’arrivera pas, murmurai-je en reprenant ma musique sans vouloir l’écouter davantage.

- Je ne dis pas qu’il le fera. Mais crois-moi. Parfois dans la vie, tu places ta confiance en des gens que tu croyais connaître. Pour finir par les voir disparaître, au moment même où tu comptais le plus sur eux. Les gens changent. À un certain moment. Ils le font tous.

J’ouvris grand les oreilles, conscient que je n’avais jamais entendu ma mère glisser sur ce genre de terrain. Je la fixai du regard, alors que le sien devenait flou. J’eus soudain l’envie de la saisir dans mes bras.

- Maman… de qui tu parles ?

Elle releva les yeux, et sourit d’un air triste.

- De ton père. Ton père biologique, je veux dire. Celui dont tu tiens tes magnifiques yeux. En dehors de vous deux, je n’ai jamais vu personne avec une telle couleur. C’est ce qui m’a séduit chez lui. Ces reflets presque violets à la lumière du soir. Avant qu’il ne décide que la vie de famille, ce n’était pas pour lui. Et qu’il nous abandonne, alors que tu n’étais pas né...

Je ne l’avais jamais entendu parler de lui. C’était un tabou. Un non-dit si flagrant que je n’avais jamais posé la question. Et par-dessus tout, mon père était celui qui m’avait accueilli dans sa maison une dizaine d’années auparavant. Il n’y avait pas de doute là-dessus.

Je ne savais pas si je devais la relancer sur le sujet. Elle semblait perdue dans ses souvenirs amers.

- Tu sais, la confiance est une chose capricieuse. Elle peut te sembler indestructible, avant de s’effriter entre tes mains l’instant d’après. C’est pourquoi la prudence s’impose parfois.

Aussi je te souhaite, Niels, de t’épanouir. De trouver ta voix. De ne pas te laisser influencer par qui que ce soit. Et lorsque tu trouveras la personne avec qui tu voudras passer ta vie, tu auras suffisamment de confiance pour être cette personne-là, pour elle.

Je sais qu’avec ton père, Jean-Charles je veux dire, j’ai fait le bon choix. Il est celui qui m’apaise. Qui me donne ma force. Qui fait ressortir le meilleur de moi-même. Et que jamais je ne trouverais une meilleure personne que lui. Et je ne voudrais pas avoir, un jour, à choisir entre lui et toi.

- Qu’est-ce que tu racontes ?!

- Tu sais, Niels, tu resteras toujours ma priorité. Et si pour te protéger, il fallait que je t’éloigne…

- Maman ! Arrête tout de suite ! Il n’y a rien à protéger. Je suis bientôt majeur. Et quoi que je décide de faire de ma vie, je ne vois pas pourquoi tu devrais te sentir responsable.

- Mais je le serais...

- Maman… répondis-je la voix nouée, grattant nerveusement sur ma guitare, je ne comprends pas bien pourquoi tu me dis tout ça. Je ne fais rien de mal, ajoutai-je en me demandant si, finalement, je n’étais pas en train de lui infliger la pire des trahisons. En ayant séduit son autre fils. En menaçant la confiance qu’elle plaçait en nous.

- Non, bien sûr mon chéri. C’est juste que tu auras 18 ans dans deux mois. Et quand je regarde en arrière, je fais le bilan. Je me demande si mes choix ont été les bons. Si ton enfance dans des conditions difficiles ne t’ont pas trop blessé. Et si tu seras heureux.

- Je suis heureux, maman ! Écoute, dis-je en me levant, ne tenant plus en place, cesse de te tourmenter. Tu as été parfaite. Nos années du début, dis-toi que je les ai oubliées. J’en ai des souvenirs, certes, mais depuis que nous sommes arrivés ici, je n’ai connu que de bons moments. Alors s’il te plaît, s’il te plaît, suppliai-je en posant mes mains sur ses genoux, crois-moi. Et fais-moi confiance. Ma vie est belle, et le sera encore longtemps.

Avec Yann dedans, pensai-je en moi-même.

Elle avait poussé un sourire timide, et m’avait laissé à ma guitare.

Accroché au chambranle de la porte, Yann avait entendu notre conversation. Lorsqu’elle le croisa, elle évita son regard.

Yann ne dit rien, et vint s’installer sur mon lit.

Aucun de nous ne prononça un mot. Mes pensées glissant sur les cordes au gré du refrain entraînant.

The man who sold the world

Chanson qui traitait de la folie. De ne plus savoir qui on était. Et des choses que l’on tenait pour acquises. Qui vous filaient entre les mains à la lueur du jour.

Allais-je devoir en passer par là ?

Je mentais déjà. Bien que cela ne soit pas dans ma nature. Alors dans ma réalité, existait-il des zones d’ombre, que je ne voyais pas ?

Je ne voulais pas douter de Yann. Parce qu’il n’y avait aucune raison.

Le regard sur moi, il réfléchissait.

Puis se levant à ma rencontre, il passa ses bras autour de mes épaules.

- Elle a peut-être raison. Je devrais te laisser tranquille, tu crois ? demanda-t-il d’une voix blessée.

Je ne répondis pas. Les paroles de ma mère me tournaient dans la tête. J’avais toujours senti son instinct de protection, mais jamais comme aujourd’hui. Là, ça me coupait la respiration. Ça me donnait la nausée.

Je grattai plus fort sur ma guitare.

Elle m’avait complètement retourné, avec ses inquiétudes.

Pourquoi nous séparer, Yann et moi ?

Je lâchai ma musique. Je n’étais pas très doué de toutes manières. Attrapant les bras de mon frère entre les miens, je les serrai fort. Ma tête contre son torse, les larmes aux yeux, j’avais envie de hurler.

Mais les garçons bien élevés ne font pas ça.

Il le fit pour moi.

D’une voix étranglée, miroir des tremblements que je sentais se propager contre mon dos.

- Personne n’a le droit… murmura-t-il douloureusement.

J’avais envie de répondre. Que ce n’était qu’une mère. Qu’elle partait d’un bon sentiment. Qu’elle s’inquiétait pour moi. Mais, et Yann dans tout cela ? N’était-il pas son fils, lui aussi ? Que faisait-elle de ses sentiments ? De ses envies. De sa volonté de m’inclure dans sa vie. De partager la mienne.

Je vis le fossé aussi clairement que lui. Entre eux, rien ne serait jamais aussi fort qu’entre elle et moi. Je serai toujours son fils. Son sang. Sa chair. Et même si elle lui avait offert un amour sans condition, il ne serait jamais moi.

La seule solution serait d’aller vivre ailleurs. Lui et moi. Pour échapper à tout cela. Ou alors …

- Dire la vérité… articula-t-il péniblement en faisant pivoter ma chaise pour me faire face. Je vais leur dire, Niels. Je n’en peux plus. Je ne supporterais pas qu’on essaye de nous séparer.

Je me raidis. J’imaginais déjà la tête de ma mère. Horrifiée. Non pas que je sois gay. Mais qu’elle puisse imaginer que Yann soit à l’origine de ça. Que ce soit de sa faute. Qu’il m’ait mis des idées « bizarres » dans la tête.

Ou alors elle penserait que je brisais notre famille. Et elle était capable de s’en rendre responsable. Et d’agir...

Je secouai la tête.

- Dire quoi ?

- Que je t’aime .

- Et ensuite ? Crois-tu qu’on nous laissera vivre ensemble, comme si de rien n’était ? dis-je les larmes aux yeux. Nous sommes frères, bon sang !

- Et alors ? C’est pas comme si on risquait d’avoir des enfants porteurs de maladies congénitales !

Je secouai à nouveau la tête. Il s’accrocha à moi, comme s’il me sentait dériver. Et que cela le terrorisait.

- On n’est même pas du même sang… ! implora-t-il en prenant mon visage dans ses mains.

- Justement. Rien n’est plus facile à briser que…

- Que nous ? explosa-t-il en me regardant incrédule.

- Non. Qu’une famille recomposée.

- Et bien je t’épouserai. Je t’adopterai. Je ferai n’importe quoi ! Mais je t’en supplie, dis-moi que tu n’es pas en train de t ‘éloigner de moi… !!

- Non ! m’écriai-je en m’accrochant à lui. Jamais !

Il me prit dans ses bras, et me serra à m’en faire mal. De mon côté, je ne distinguai plus mon cœur du sien. Perdu, erratique. Douloureux dans ma poitrine.

* * *





Ps: la suite Lundi :)

à vous de me dire si vous voulez toute la tempête d'un coup ou si vous préferrez reprendre votre souffle sur un radeau entre deux chapitres ;)

bises

Chim

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