Chapitre 1

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L’irruption soudaine des rayons du soleil éveilla Néria. Elle poussa un soupir, se retourna sur le ventre et couvrit son visage avec un drap. Elle savait ce qui l’attendait plus tard, mais refusait d’y penser.

Après avoir ouvert les volets, Ellane entreprit de ranger les vêtements éparpillés à travers la chambre. Elle s’affairait comme un animal craintif, et le bruissement de ses gestes précautionneux berçait Néria.

Elle sombrait à nouveau dans le sommeil quand l’esclave murmura son nom. Le faible son suffit à sortir la jeune fille de sa torpeur, mais elle ne bougea pas. L’appel timide, incertain se répéta. Il fut un temps où Ellane lui aurait secoué l’épaule ou bien l’aurait embrassée sur le front. Un baiser léger, qui s’excusait un peu, mais affirmait avec vaillance une affection interdite.

Depuis l’incident, ces marques d’affection discrètes avaient disparu. Elles avaient laissé place à un vide pesant. Néria s’étonnait parfois que le néant puisse posséder une telle présence, celle d’une roche que l’on porterait accrochée à son dos sans jamais pouvoir s’en débarrasser.

Après un moment de silence, Ellane reprit sa litanie. Néria se redressa d’un coup et cria :

« Tu vois bien que tu me déranges, stupide femme ! »

Le corps de l’esclave se recroquevilla. Ses yeux s’agrandirent. Avant que les paupières ne les dissimulent, Néria remarqua l’humidité qui troublait leur azur serein. Ellane s’inclina, une mèche de cheveux blancs tomba sur son front :

« Pardon, Demoiselle Néria, Dame Néphalie, m’a dit que…

— Je sais ce qu’a dit ma mère ! »

Arhel aussi avait les yeux bleus, mais d’un bleu sombre, grisâtre, différent de ceux d’Ellane, aux prunelles presque transparentes.

« Désolée. Je n’aurais pas dû m’emporter. C’est à cause de l’exécution.

— Je comprends. »

L’esclave leva un instant son visage et d’un faible sourire exprima un pardon qu’elle ne pouvait refuser. Néria se raidit à l’idée que son père apprenne qu’elle s’était excusée. Heureusement, ni l’une ni l’autre n’irait lui raconter cette scène.

« Amène-moi mon petit déjeuner. »

Toujours courbée, Ellane sortit de la pièce. Néria n’avait pas faim, mais avait pris ce prétexte pour gagner quelques instants de répit. Elle se laissa retomber sur le lit et ferma les yeux. De la fenêtre entrouverte lui parvenaient des chants d’oiseaux et la senteur du jasmin. Bientôt, la canicule rendrait l’air irrespirable, mais pour le moment une brise légère caressait son visage et ses bras.

Elle envisagea différentes solutions pour éviter la corvée. Un ouvrage à terminer ? Prétexter un malaise ? Une éruption cutanée qui la défigurerait tant que son père ne voudrait pas qu’elle apparaisse en public ? S’il s’agissait d’une punition, il accepterait peut-être qu’elle reste à la maison. Les pensées de Néria tournaient en rond, prises au piège dans son crâne clos. Elle ne comprenait pas pourquoi son père la forçait à assister à ces distractions populaires.

Ellane réapparut, chargée d’un plateau en olivier tressé qu’elle déposa sur le lit. Néria s’assit en tailleur, poussa un soupir, prit la tasse que l’esclave lui tendait et huma l’infusion… menthe et poléo blanc, un soupçon de lavande. Elle avala une gorgée. Juste à la bonne température, une chaleur qui réconfortait, mais ne brûlait pas. Ellane connaissait ses goûts. Elle connaissait les goûts de chaque membre de la famille. Et puis, tout ce qu’elle touchait frisait la perfection.

Un œuf décapité s’offrait dans une coupe de céramique, le blanc bien ferme et le jaune tendre. Trois dates bombées luisaient sur une feuille de figuier. Néria mordit l’une d’elles, mais, écœurée par sa douceur, reposa le fruit entamé.

Ellane avait sorti la tunique bleue du coffre et l’étendait au pied du lit.

« Pourquoi habites-tu avec nous ? »

L’esclave s’immobilisa.

« Je me suis souvent posé cette question. Tu es la seule Chimère femelle à résider en ville.

— D’autres comme moi vivent peut-être cachées.

— Peut-être. Mais, tout de même… Comment es-tu arrivée chez nous ?

— Grâce à ton père. C’est une longue histoire.

— Raconte-moi. Je ne répéterai rien. »

L’esclave lissait le tissu de la tunique.

« Je ne veux pas de celle-là. Sors la jaune.

— Mais…

— Avec la ceinture dorée et le collier en perles de corail. Dépêche-toi !

— Tu es sûre ? Ton père…

— Certaine. »

Ellane entreprit de plier la robe avec des gestes calmes et élégants, déplacés chez une esclave.

« Que ressent-on quand on vole ?

— Pardon ?

— Et bien, tu pouvais voler avant. C’était comment ? »

La femme tenait la robe collée contre sa poitrine avec, sur son visage, une expression indéchiffrable.

« C’était merveilleux.

— Raconte-moi.

— Pas maintenant. Tu vas être en retard. »

Comment son père avait-il réussi à cacher une femelle chimère sous son toit ? Et pourquoi prendre de tels risques ? Néria comprit qu’elle ne parviendrait pas à soutirer plus de détails, mais se promit d’essayer à nouveau le soir même.

L’œuf la narguait de son œil jaune et figé. Un regard fixe comme celui de la chouette effraie qu’elle avait aperçue, quelques jours plus tôt, dans le jardin, à la fraîcheur de la nuit. Elle avait levé la tête et l’avait vue perchée sur le chêne, si proche. L’oiseau l’avait observée quelques minutes, puis avait détourné sa face aplatie de fantôme et avait pris son essor. Ses grandes ailes blanches avaient battu l’air avec nonchalance.

Que ressent-on lorsque l’on vole ? Que ressent-on quand on vous coupe les ailes ? La souffrance d’un membre amputé, le regret de ne plus pouvoir s’élancer vers le ciel ? Néria éprouva soudain la nostalgie de terres inconnues. À cet instant, elle aurait aimé suivre l’exemple de l’oiseau et partir.

Elle se contenta de revêtir sa longue tunique et attacha le collier à son cou. Le Manuel de Balou Tipol prônait les teintes discrètes. Les jeunes filles bien élevées se devaient de réserver le rouge pour le cercle familial. Cette couleur attiraient trop l’attention lors de réunions publiques. »

Agacée par les regards inquiets d’Ellane, Néria la congédia. Puis elle noua avec soin la ceinture qui devait mettre en valeur sa taille et relever l’ourlet de son habit pour dévoiler ses chevilles. Elle arrangea sa chevelure et disposa un voile sur ses boucles brunes. Après avoir attaché ses sandales de cuir, elle s’assit sur une chaise.

Le pépiement des oiseaux adoucissait les bruits étouffés des préparatifs qui lui parvenaient d’en bas. Néria se leva lorsqu’elle entendit sa mère l’appeler. Des pas précipités annoncèrent cette dernière qui apparut, sourcils froncés et bouche pincée.

« Ils t’attendent pour partir… Mais pourquoi as-tu mis ce collier ? Tu n’en fais qu’à ta tête ! Enlève-moi ça tout de suite.

— Non.

— Que vont dire les gens ?

— Ils vont m’envier, surtout les femmes, je pense…

— Tu ne réfléchis pas. Si tu savais… ce n’est pas le moment de te faire remarquer. Cache-le au moins sous ton voile. Viens vite ! Ton père s’impatiente. »

Néria se précipita à la suite de sa mère, dévala l’escalier et surgit dans le salon le sourire aux lèvres. En provenance de la cuisine, le brouillard épicé qui avait envahi la maison lui donna la nausée. Les autres l’attendaient. Élinor, magnifique dans une des tuniques bleues qu’elle affectionnait, portait un voile immaculé. Adamek s’était bien sûr habillé de blanc pour imiter son père.

« Tu as une explication pour ton retard ?

— Je n’ai pas vu le temps passer.

— Tu sais à quel point j’apprécie la ponctualité.

— Je m’excuse. »

Lorsque Valtérone s’avança vers elle, Néria leva les yeux et s’efforça de garder une expression calme et un air innocent. Il leva la main et elle retint son souffle. La main retomba et il sourit. Ce sourire inquiéta Néria plus que la menace d’une gifle.

« Partons. Nous avons trop tardé. »

Entourées de murailles qui protégeaient leur intimité, les résidences des Plus-Que-Purs se massaient devant la place Suprême où s’érigeait le Temple. Néria se retourna. De la place, on n’apercevait plus que les toits plats de la demeure familiale.

Sa mère, frêle figure solitaire, leva la main en guise de salut. Exemptée d’apparitions en public depuis la mort d’Arhel, Néphalie les attendrait à la maison. Avec l’aide d’Ellane et des serviteurs, elle mettrait une dernière touche aux préparatifs de la réception. Paz et Anaëlle la rejoindrait plus tard.

Valtérone, comme toujours habillé de blanc, avançait à longues foulées. De même stature, Adamek semblait éprouver des difficultés à rester à la hauteur de son père. Les enjambées du frère aîné lui donnaient l’air d’un cheval en compétition de dressage.

Les jeunes filles, éblouies par la lumière crue, pressaient le pas pour ne pas se laisser distancer. Leurs sandales de cuir claquaient sur les dalles. En ce début d’été, la chaleur avait déjà atteint une intensité désagréable et le soleil brillait dans un ciel bleu parsemé de nuages blancs débonnaires. La canicule durerait cinq mois, avec des variations minimes qui fluctueraient entre deux niveaux de température : tout juste supportable et infernal.

Néria jeta un coup d’œil vers sa sœur, remarqua ses joues qui rosissaient, le voile d’humidité sur sa lèvre supérieure et son front. Sa peau pâle ne supportait pas la chaleur. Néria s’étonnait toujours de lui découvrir un défaut, si minime soit-il, et en éprouvait un plaisir coupable. Mais aussi une certaine tendresse ou l’espoir de lui ressembler peut-être un peu, malgré ses cheveux bouclés, son teint mat et son nez busqué.

Alors que, comme le voulait la coutume, ils tournaient trois fois autour de la Source, Néria ouvrit son voile et exposa le collier qui ornait son cou de son éclat vermeil. Les passants jetèrent des regards dans sa direction. Les femmes ne semblaient pas envieuses, mais plutôt surprises, voire critiques. Quant aux hommes… Néria se sentit rougir. Elle décida de les ignorer, de la même façon qu’elle évitait de contempler les eaux sombres de la Source. Elle ajusta le voile sur son front pour dissimuler en partie son visage.

Ils s’avancèrent vers le Temple. Ses trois terrasses de taille décroissante, empilées les unes au-dessus des autres, s’adossaient à un pic rocheux qui surplombait l’édifice, comme si les entrailles terrestres avaient enfanté une excroissance architecturale ou que, au contraire, elles avaient transpercé la construction humaine pour punir les hommes de leur arrogance.

Néria aurait préféré flâner au rez-de-chaussée, entre les étals de marchandises raffinées de la Vaste Salle, qui servait de marché couvert en dehors des jours de fête. Ses murs en pierre, percés d’étroites ouvertures, l’auraient protégée de la chaleur.

Conformément à leur rang, ils prirent l’escalier cardinal, celui de l’ouest, perpendiculaire au bâtiment. Néria redoutait l’ascension des cent cinquante marches qui menaient à la Porte Première. Trois escaliers extérieurs majestueux, le nord, le sud et l’ouest, se rejoignaient devant celle-ci et permettaient l’accès au toit de la vaste salle, la terrasse sublime. Néria atteignit celle-ci en nage, le visage rouge, la respiration saccadée et les mollets brûlants. Le prix à payer pour son statut. Elle passa sous l’arche de pierre à la suite d’Élinor.

Les prêtres protecteurs, chargés de l’ouverture et de la fermeture des trois Portes du Temple, se tenaient de chaque côté de la Première. Le plus âgé arborait de grandes clés, attachées à sa ceinture par une cordelette cramoisie. Ils s’inclinèrent à l’approche de Valtérone qui leur rendit leur salut sans s’arrêter. Il continua vers l’emplacement réservé aux Plus-Que-Purs et à leurs familles, juste au bord du parapet, mais quitta aussitôt sa progéniture pour parler à des connaissances. Alors qu’ils s’installaient sur leur banc, Draz les rejoignit et s’assit comme d’habitude à côté d’Élinor, à l’endroit laissé vacant par Néphalie. Néria se demanda pour la millième fois, pourquoi ils ne se mariaient pas. Leurs longues fiançailles devenaient un sujet de plaisanterie et, à vingt et un ans, Élinor passait pour une vieille fille.

Les Plus-Que-Purs occupaient la première travée. Derrière eux, d’autres notables avaient pris place, de riches marchands, des hommes de guerre, quelques prêtres. Ils parlaient, heureux de se pavaner dans leurs atours, de se glorifier de leur progéniture et de colporter des ragots. Néria répondit à une amie par un sourire, puis détourna la tête. Elle se sentait trop mal pour papoter.

Au centre de l’esplanade, qui grouillait de monde, s’ouvrait la bouche béante de la Source. Néria la contempla — à cette distance, elle ne prenait pas de risques — et se souvint de la première fois où les visions étaient apparues.

Après plusieurs jours de mauvais temps qui les avait confinés à l’intérieur, leur mère, agacée par leurs jeux turbulents et dans l’espoir que l’exercice physique et le changement de décor les calmeraient un peu, avait profité d’une éclaircie pour les entraîner faire des courses. Ils s’étaient rendus au marché de la Vaste Salle, mais l’éclaircie n’avait pas duré. À la fin de leurs emplettes, des nuages noirs s’étaient de nouveau amassés dans le ciel et des bourrasques glaciales avaient balayé la place, dérangé leurs cheveux, agité leurs vêtements comme des voiles de bateaux. Néria se souvint d’avoir éprouvé de la jubilation devant la force de la nature et devant son potentiel de destruction. Lorsque Néphalie s’était arrêtée pour parler à une voisine, elle en avait profité pour lâcher la main qui la retenait et s’était éloignée.

« Ne t’approche pas de la Source ! », lui avait crié sa mère. Précaution superflue, car, du plus loin qu’elle se souvienne, Néria craignait déjà les eaux noires. Des enfants jouaient à se poursuivre. Pieds nus, vêtus de loques grisâtres, ils semblaient indifférents au froid et à l’opinion des passants. Des sourires radieux éclairaient leurs visages sales. Néria, qui n’aurait jamais imaginé se joindre à ces miséreux malpropres et grouillants de vermine, n’avait pu détacher les yeux de leur groupe.

Jusqu’au moment où elle avait perçu un appel. Elle avait déjà éprouvé l’impression d’une attente qui émanait de la Source, mais ce jour-là cette présence s’était muée en exigence. Néria s’était approchée de l’eau autant qu’elle l’avait osé et y avait plongé le regard. Au début, elle n’y avait vu que les nuages qui s’y reflétaient, puis elle avait aperçu des visages, sa famille, ses amies, des paysages connus. Elle les avait observés un moment, ravie de cette transformation magique, oublieuse de l’activité qui se poursuivait autour d’elle. Mais les images avaient perdu peu à peu leur caractère anodin et des scènes de souffrance avaient surgi.

Réveillée de sa stupeur par Arhel qui tiraillait son manteau, elle s’était enfuie. Depuis ce jour, la Source avait terni de ses miasmes les sorties de son enfance. Dès que Néria quittait la maison, elle sentait sa présence malfaisante qui la poursuivait dans les ruelles de la ville.

Plusieurs mois après cet incident, elle avait rassemblé le courage de demander à son frère — d’un air blasé, comme si elle n’attachait aucune importance à cette question — s’il avait déjà vu aussi des images dans l’eau noire. Son expression avait confirmé ses craintes. Elle avait prétendu qu’il s’agissait d’une plaisanterie, d’une histoire qu’une amie lui avait racontée. Arhel l’avait regardée de cette façon pénétrante qu’il avait parfois, mais n’avait pas insisté.

À cette distance, sur son banc parmi les privilégiés, Néria ne distinguait pas d’images à la surface de la Source et se sentait en sécurité. Tout autour du bassin, certains passants vaquaient à leurs occupations, mais le plus grand nombre attendait le début du spectacle. Le silence s’installa peu à peu. Valtérone rejoignit sa place aux côtés d’Adamek. Avant de s’asseoir, il jeta un coup d’œil distrait sur ses enfants, comme une dernière inspection de ses troupes. À son expression, Néria comprit qu’il avait remarqué le collier. Elle résista à l’envie de le couvrir de son voile et porta son attention sur le grand prêtre, debout sur son piédestal.

À son signal, l’assistance se leva et la cérémonie débuta. Tout en bas, des prêtres plus jeunes, dressés sur des estrades, répercutaient sa voix.

Les participants récitaient les louanges comme tous les adeptes dans le pays de Gachome :

« Venus des entrailles de la Terre, nous aspirons à l’élévation… »

« Nous sommes le lien entre le ciel et la terre… »

« Sois béni, Asoas, montre-nous la voie de la pureté éternelle, envoie sur terre le Sauveur, le Libérateur qui nous mènera vers un futur enchanté… »

L’air vibrait sous l’emprise des chants. Néria, emportée malgré elle par la ferveur de la foule, se surprit à vocaliser à voix haute son exaltation.

« Bénis Élatek, ton émissaire, qui nous montre la voie de la rectitude… »

« Brûle le cloaque de ton souffle embrasé, aveugle nos ennemis de ta colère flamboyante… »

« Qu’ils meurent, qu’ils périssent, qu’ils étouffent dans leur pestilence putride… »

À la fin de la prière, une troupe de soldats se fraya un passage dans le public et s’ordonna en cordon de protection autour de la Source. Dans le passé, des insurgés avaient essayé de libérer les prisonniers. Malgré la maladresse de ces efforts voués à l’échec et l’état moribond de la Rébellion, les Plus-Que-Purs prenaient leurs précautions afin d’assurer la solennité de leur justice.

La foule rugit. Deux hommes escortaient une femme repoussante. Ils la soutenaient, la traînaient plutôt. Elle ne se débattait pas et semblait accepter son destin. Sur la peau enflammée, Néria aperçut des plaques rouges, des touffes de poils et peut-être même des écailles. Des protubérances bulbeuses déformaient ses tempes, ses jambes enflées rendaient sa progression laborieuse. À ce stade, personne n’aurait pu deviner en quelle sorte de monstre elle allait se transformer.

Quelques semaines auparavant, elle se croyait en sécurité et faisait encore partie de la communauté. Néria se demanda comment une créature aussi dégénérée avait osé se dissimuler dans la ville. Les Chimères, au caractère fourbe et malfaisant, resteraient toujours indignes de la confiance des Humains. Néria pensa soudain à Ellane, soumise et honnête, Ellane aux multiples talents. Ses qualités exceptionnelles l’avaient distinguée des autres et avaient encouragé Valtérone à la garder.

Le peuple poussait des cris d’allégresse ou se moquait. Les plus hardis risquaient la colère des gardes et jetaient des fruits pourris sur la condamnée. Néria n’osait pas détourner le regard par crainte du mépris de son père. Prise de nausée, elle se concentra sur sa respiration. Les pieds douloureux traînaient sur le sol. Néria avait très chaud et s’éventa avec un pan de son voile.

Les bourreaux s’arrêtèrent devant la margelle qui courait autour de la Source. La Chimère leva une jambe, prit appui sur les pierres inégales et, soutenue par les deux hommes, se hissa sur le rebord.

Néria espérait que la criminelle ne se débattrait pas. Elle avait horreur de ces soubresauts pathétiques, tentatives dérisoires d’échapper à une mort inéluctable. Mais celle-ci acceptait son sort. Les bourreaux la poussèrent en avant et reculèrent précipitamment pour éviter les éclaboussures. Elle tomba et disparut comme aspirée par des sables mouvants. Quelques faibles remous, puis plus rien.

La Source avalait ses victimes comme un ogre. Mais dans ce cas, qui était l’ogre ? Ces eaux insondables ou bien les Humains qui les utilisaient pour se débarrasser de leurs condamnés ? La gorge de Néria se serra, une vague de chaleur la submergea. Elle craignait de s’évanouir ou pire encore… De quelle punition allait-on l’accabler si elle souillait l’enceinte du Temple ?

« Tu te sens bien ? »

Douce Élinor… Obéissante et attentive. Elle ne demandait pas grand-chose, en fait, juste un peu d’affection.

« Mais que portes-tu ? Tu es folle ? Si papa s’en apercevait…

— Il l’a vu.

— Tu vas t’attirer des ennuis.

— J’ai besoin d’un peu d’air. Je reviens. »

Néria ignora les exhortations de sa sœur et s’éloigna. Le public commentait encore les particularités anatomiques du monstre et se réjouissait de sa mort. Néria eut soudain la sensation d’observer son reflet dans un miroir déformant. Sans se presser, elle se dirigea vers l’escalier transcendant qui menait au deuxième étage. Elle gravit la première marche et attendit. Rassurée par le brouhaha des conversations qui se poursuivaient sans interruption, elle continua son ascension. Si on la remarquait, elle dirait la vérité, qu’elle avait désiré prendre l’air. Mais personne dans la foule des notables ne s’intéressa au comportement étrange d’une jeune fille aussi insignifiante. Elle atteignit l’ombre de la Porte Souveraine, s’y rafraîchit un instant, se retourna, s’adossa à la muraille et contempla la vue. Le caquetage incessant lui parvenait toujours. Les habits aux couleurs vives constellaient la terrasse comme des gemmes précieuses. Valtérone, un soleil blanc, les dominait de sa taille et de sa prestance. Au-delà du parvis, la tapisserie des rues d’Alipaz. Plus loin, la mer, magnifique et mauvaise.

Une dizaine d’années s’étaient écoulées depuis la dernière infiltration de monstres marins. Après avoir ouvert une brèche dans les filets de protection, la meute de requins-tigres avait déferlé sur la plage et dans la cité. Ils avaient massacré trente-cinq personnes puis étaient repartis, emportant avec eux les corps de leurs victimes.

Néria frissonna malgré la chaleur, tourna le dos à la mer, s’avança sur la Terrasse Supérieure et s’arrêta devant le Sanctuaire d’Asoas le Glorieux. Élinor et Néria n’avaient été admises qu’à de rares occasions dans ce lieu saint surtout fréquenté par des hommes. Leur père s’y rendait d’habitude en compagnie d’Adamek. Elle se souvenait bien de l’élégante antichambre, agrémentée de six fenêtres en ogives, que l’on traversait pour pénétrer dans le Chœur. Décoré de pilastres et de redents, celui-ci était éclairé par quelques ouvertures étroites percées dans la partie élevée des murs et par le Feu Clarificateur sur son piédestal de pierre. Le luxe des ornementations, la magnificence des habits des prêtres, les objets de culte en argent et en or qui scintillaient dans la pénombre avaient ébloui Néria. En surmontant l’épreuve des marches, elle avait gagné le privilège d’être réconfortée par la fraîcheur de l’eau, le parfum de l’encens et les flammes chatoyantes dans l’intimité de la demeure d’Asoas.

Cette fois, Néria n’osa pas y pénétrer. Elle contourna le Chœur et s’approcha de la balustrade. De ce point, le plus élevé d’Alipaz, plus haut encore que les murailles qui la protégeaient, dominé seulement par la roche auquel le Temple s’appuyait, elle pouvait à loisir observer les deux monts qui flanquaient la route de l’est et qu’on appelait les Deux Sœurs. Des constructions couronnaient chacune de ces deux éminences. Elles servaient de guet, dans les temps lointains, lorsque la forêt arrivait jusqu’à la mer et que des hordes sauvages attaquaient la ville. Elles n’avaient plus d’utilité à présent et tombaient en ruine. Celle de la Petite Sœur évoquait une ferme fortifiée, celle de la Grande, une tour. Aux yeux de Néria, La Grande, élancée, son sommet serti d’une couronne de créneaux, représentait Élinor. L’autre, La Petite, trapue, commune, lui semblait à son image. À leur pied se promenait la rivière Yatir, langoureuse, indolente, qui traversait les champs avant de pénétrer dans la ville et de se jeter dans la mer. Au-delà des Deux Sœurs, un monde mystérieux commençait, que ni Néria ni Élinor n’avait jamais approché.

« Que fais-tu là ? »

Le cœur battant, Néria se tourna vers l’intrus, un prêtre émacié aux lèvres minces crispées dans un rictus mauvais.

« Réponds ! Pourquoi ne dis-tu rien ? Tu es donc stupide ! Ne reste pas là les bras ballants, tu souilles la sainteté de notre Temple. Je t’amène au poste de garde. »

L’excuse de vouloir prendre l’air ne suffirait pas. Néria imagina la honte qu’elle éprouverait si elle devait redescendre comme une criminelle en compagnie de cet individu médiocre. La réaction de son père…

« Le Divin Valtérone, mon père, m’a donné l’autorisation de venir admirer le Sanctuaire et la vue.

— Le Divin Valtérone ? Mais il sait très bien que…

— J’allais justement partir. Pas besoin de me raccompagner. »

De sa démarche la plus altière, Néria s’éloigna.

« Attends, je viens avec toi. »

Elle entendit les pas précipités qui la rejoignaient, mais poursuivit son chemin. Le prêtre, maintenant obséquieux, lui souriait d’un sourire immonde.

« J’ai toujours désiré rencontrer le Divin Valtérone, un homme remarquable…

— Tu n’y penses pas ! Tu le dérangerais.

— Mais pourquoi donc ? C’est l’occasion idéale.

— Je te conseille de ne pas le contrarier lorsqu’il converse avec ses amis. Les exécutions ressemblent à un moment de détente pour toi, mais je t’assure que mon père les prend très au sérieux. Plus qu’une cérémonie de purification, il s’agit d’une opportunité cruciale pour les dirigeants de la ville.

— Mais… »

Ils avaient atteint la Porte Souveraine. Elle s’arrêta et le regarda dans les yeux :

« Tu peux me croire : m’accompagner maintenant ne t’apportera que des ennuis. »

Il dut sentir la sincérité de ses propos, car son visage prit une expression déçue. Elle n’avait pas menti. La colère de Valtérone frappait aussi les porteurs de mauvaises nouvelles.

« À bientôt, j’espère.

— Oui. C’est ça. »

Elle entreprit la descente de l’escalier. Elle aurait voulu imiter l’immobilité sereine de la pierre et s’y fondre, mais se força à garder le même rythme souverain qu’à l’aller. Une marche puis une autre… L’assemblée avait commencé à se disperser. Elle voyait son père qui parlait à un autre Plus-Que-Pur. De temps à autre, il se détournait de son interlocuteur. Il semblait préoccupé. Pourvu qu’il ne lève pas la tête… Une marche puis une autre…

Élinor, bleue et blanche comme un ciel d’été, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, l’avait aperçue. Elle sortit de sa stupeur et vint à sa rencontre. Les deux sœurs atteignirent ensemble le bas de l’escalier.

« Que faisais-tu là-haut ?

— Je prenais l’air.

— Sur la Terrasse Supérieure ?

— Pourquoi pas ? Tu trouves normal que nous n’ayons pas le droit de la visiter ?

— Tu es folle !

— N’en parle à personne.

— Pour qui me prends-tu ? Je préfère ne pas nous attirer d’ennuis. Mais tu pourrais réfléchir aux conséquences de tes actes…

— Tais-toi, il approche.

— Où étais-tu donc passée ?

— J’avais besoin d’air, j’ai trouvé un coin tranquille, ombragé.

— Où te crois-tu ? À un pique-nique ?

— Je suis désolée, je ne pensais pas…

— Exactement. Tu ne penses jamais. Et ce collier… Enfin, bientôt tu ne seras plus mon problème, mais ne crois pas que cette conversation soit terminée. Rentrons. Nos invités nous attendent. Et couvre ce collier ridicule ! »

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