Chapitre 2

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Anaëlle courut à la rencontre de ses tantes dès qu’elles franchirent le pas de la porte. Néria la souleva, la fit tournoyer et, réconfortée par cette bouffée d’innocence au parfum de pêche acidulée, la serra dans ses bras. Elle embrassa les joues roses, se rasséréna à la vue du visage réjoui et des boucles dorées. Comment Adamek avait-il pu engendrer une enfant aussi charmante ?

« Né’ia ! Viens zouer !

— Comment m’appelles-tu ? Né’ia ?

— Non, Né’ia !

— Ah, Né’ia.

— Non, Né’ia ! A’êtte de di’e des bêtises !

— Ah bon ! C’est Néria, alors ?

— Ben oui ! Tu connais pas ton nom ?

— Je ne suis pas aussi intelligente que toi. »

Paz les rejoignit. L’entrain de la jeune femme s’était éteint au fil des années de vie conjugale. Elle paraissait fatiguée et tendue. Après un échange de banalités, elle essaya de convaincre sa fille de venir achever son assiette, mais Anaëlle, heureuse d’avoir trouvé une partenaire de jeu, ne fléchit pas et Paz la laissa partir à regret.

Écœurée par les odeurs de nourriture, Néria contourna les tables basses agencées pour le repas et guida l’enfant vers le coin de la pièce le plus tranquille. Elles s’installèrent sur des coussins et entamèrent une partie de bataille. Le babil d’Anaëlle distrayait Néria. Quel âge avait-elle déjà ? Elle semblait précoce pour ses six ans, connaissait les chiffres et se trompait peu. La frustration qu’elle éprouvait à chacune de ses défaites ne durait pas longtemps et elle savourait chacune de ses victoires, même les plus infimes. Les cartes claquaient, menaçantes, avant qu’elle ne remporte son butin, d’un air triomphant.

Néria, qui avait déjà perdu cet engouement enfantin, cet espoir que le meilleur restait à venir, se sentit soudain bien vieille. Un reflux de bile lui brûla la gorge. Les exécutions ne lui réussissait pas. Ou bien était-ce ce gâteau acheté la veille chez un marchand ambulant ? Au moment où elle se réjouissait que son absence à table soit passée inaperçue, un appel retentit :

« Néria ! Viens ici ! »

Elle se leva sans se presser.

« Dépêche-toi donc ! »

Néria ne s’inquiétait pas trop. Son père n’oserait pas lui reprocher sa conduite devant tous les invités, alors qu’il s’efforçait de promouvoir l’image d’une famille idéale. Plus tard sans doute. Installés dans des fauteuils profonds, lui et Zélimo la regardaient s’approcher. Des assiettes souillées, parsemées de reliefs de nourriture, gisaient sur la table basse. Les deux hommes arboraient des physiques dissemblables.

La maturité seyait au charme de Valtérone : des yeux noirs, frangés de cils épais, à l’expression adoucie par l’esquisse de pattes d’oies, une chevelure drue, des lèvres bien dessinées, nichées dans une barbe brune, à peine éclaircie par le temps. La bonne chère avait développé sa silhouette sans l’alourdir et il avait conservé sa stature athlétique.

Petit et sec, Zélimo avait les yeux minuscules et des oreilles trop grandes qu’il essayait d’équilibrer par le port d’un bouc. Alors que Valtérone s’habillait toujours de blanc, Zélimo se parait de couleurs vives et recherchait le détail à la dernière mode. Mais surtout, son visage quelconque s’animait d’une énergie captivante quand il prenait la parole. Il possédait des talents d’orateur exceptionnels, utiles à son rôle « d’Édificateur des Humains » et hypnotisait les foules dès qu’on lui en fournissait l’occasion. Le peuple l’adorait et avalait tous les boniments qui sortaient de sa bouche.

Néria ne trouva pas de chaise à portée de main et resta debout devant eux.

« Zélimo réclamait de tes nouvelles.

— Ah oui ? Merci. »

Le vieil ami la jaugeait d’une façon qui la répugnait.

« Décris donc à Zélimo tes occupations, tes centres d’intérêt. 

— Ben, j’apprécie la couture.

— Aimes-tu cuisiner ? lui demanda Zélimo, d’un ton mielleux.

— Euh, non, pas trop.

— Que se passe-t-il, Néria ? s’agaça Valtérone. Tu es plus bavarde d’habitude.

— Laisse, ce n’est pas grave ! Elle est jeune, elle apprendra. »

Ils se regardèrent et éclatèrent d’un rire gras. Néria se sentit rougir.

Ellane apparut, se pencha pour ramasser les assiettes sales. Elle leva le visage un instant. À son expression, Néria eut le sentiment étrange qu’elle compatissait, que l’esclave plaignait sa maîtresse. Les deux hommes parlaient. Néria ne les écoutait plus, elle hochait la tête et souriait. Elle remarqua sa mère, un plat de gâteaux au miel dans les mains, qui observait la conversation sans s’approcher. Tous savaient ce que Néria venait de comprendre.

Les Plus-Que-Purs se devaient de propager leurs gènes parfaits et pratiquaient donc la polygamie. Cette fois, Néria avait été choisie pour participer à l’effort collectif. Elle dut faire appel à toutes ses forces et à ses années d’éducation pour rester debout et hocher la tête d’un air aimable.

Lorsqu’ils la congédièrent enfin, elle se dirigea vers la terrasse, la traversa et rejoignit le grand chêne. Les feuilles bruissaient, le brouhaha de la réception lui parvenait à peine.

Saisie d’une violente nausée, elle se plia en deux. Lorsque la crise fut passée, elle entoura le tronc de ses bras, posa son front sur l’écorce. Des larmes brillaient au coin de ses paupières. Elle devait se calmer avant de rejoindre les autres. Quelqu’un risquait de venir prendre de ses nouvelles. Elle s’éloigna et emprunta le chemin qui menait à l’écurie. Sa main ouverte, doigts écartés, caressait les buissons en bordure. Elle s’accroupit, cueillit quelques feuilles de menthe, les froissa, puis les porta à sa bouche. Leur parfum familier la réconforta. Quelques minutes de plus et elle aurait retrouvé, selon le Manuel, sa dignité de parfaite jeune fille.

Seuls les enfants et les domestiques, surtout Bobka qui partageait son temps entre le potager et l’écurie, empruntaient ce chemin de service. Dans cette partie du jardin, sa préférée, Néria pouvait s’imaginer dans une forêt, loin d’Alipaz et de ses intrigues. De grands arbres solennels l’entouraient et la protégeaient.

Par habitude, elle adoucit ses pas, s’appliqua à les rendre silencieux, comme dans le temps où elle jouait à surprendre le palefrenier-jardinier à l’ouïe miraculeuse. Par les portes béantes de l’écurie, elle distingua dans la pénombre une créature grotesque, caricature d’humain, qui se tenait contre l’encolure d’un cheval. Une mâchoire puissante aux lèvres fines qui s’ouvraient sur une dentition de prédateur, des yeux petits, enfoncés dans les orbites proéminentes, un front bas, un nez camus, un corps trapu, des jambes arquées. Un pelage brun et dru couvrait sa peau et ses pauvres habits dissimulaient aussi des cicatrices d’ailes coupées.

Soudain, les grandes oreilles pointues frémirent, des rides plissèrent le front orné de deux courtes cornes et la créature se redressa pour étriller la monture avec énergie.

« J’ai réussi cette fois.

— Tu plaisantes ! Je t’ai entendu depuis le potager. Seulement, je réfléchissais. Le sabot de Liber m’inquiète. J’ai l’impression qu’il a un début d’inflammation. »

Néria remarqua que des traces d’humidité humectaient le visage velu. Les Gargouilles posséderaient-elles des sentiments comparables à ceux des Humains ? Pas exactement, sans doute. Plutôt comme ceux d’un chien. Les chiens éprouvaient de la souffrance et de la joie de façon grossière, mais indéniable. Ils ne pourraient sinon s’attacher à leur maître. Mais leur affection résidait surtout dans l’attrait de la nourriture et du confort qu’ils obtenaient par leur soumission. S’il le pouvait, Bobka quitterait la famille.

« Tu réfléchissais, disais-tu ?

— Oui.

— Je voulais te dire que… enfin, si tu as besoin d’aide, de parler, tu peux t’adresser à moi.

— Je sais. Merci. »

Il cessa d’étriller la croupe de Liber et se tourna vers elle. Ses bras retombèrent sur les côtés de son corps. Il hésitait. Un faible sourire crispa ses lèvres :

« Tout va bien, ne t’inquiète pas. Mais ne gaspille pas ton temps avec un animal comme moi. Retourne donc à la maison, tes parents doivent te chercher. »

Néria éprouva l’envie d’insulter Bobka. Elle serra les poings. Des années de frustration, envenimées par la découverte des projets paternels, avaient catalysé cet instant de rage pure qui ne demandait qu’à s’exprimer.

« Tu mens ! »

La Gargouille recula d’un pas.

« Tout ne va pas bien. Si tu préfères te taire, je te laisse tranquille. Bonne chance avec ces sabots ! », lança-t-elle avant de rebrousser chemin.

La colère avait atténué son chagrin et elle se sentait la force d’affronter sa famille et leurs invités. Si son père croyait l’affaire conclue, il se trompait.

Personne ne semblait avoir remarqué son absence. Élinor et Draz papotaient toujours dans leur coin, avec l’égoïsme qui caractérise les amoureux. Mais qu’attendait donc sa sœur pour l’épouser ? Elle avait décroché, Néria le réalisait à présent, un prix d’une grande valeur : un homme jeune, certes un peu falot, mais pas mal de son physique, le rejeton d’un Plus-Que-Pur et célibataire de surcroît. Le père de Draz, un allié de Valtérone dans la course au pouvoir, s’était réjoui de ces fiançailles. Et maintenant, les gens jasaient.

Néria remarqua que la femme de Zélimo accaparait Néphalie. Que pensaient-elles de cet arrangement ? La première épouse se résignait-elle à partager l’affection de son mari ? Éprouvait-elle de la jalousie ou du soulagement ? Et sa mère ? Pourquoi ne l’avait-elle pas avertie ?

Valtérone, au centre d’un groupe d’hommes, semblait à son aise. Les autres riaient à ses plaisanteries. Un troupeau de chèvres fascinées par l’éclat d’un couteau.

Néria s’avança vers la table, attendit qu’un serviteur lui verse une tasse de thé et en avala une gorgée. Le breuvage apaisa son estomac détraqué. Mais on tirait sa tunique. Anaëlle l’avait trouvée et, c’était une obligation, un devoir supérieur, une incantation du destin, elles devaient finir leur partie. Néria se soumit au caprice de la fillette. Elle l’admira et regretta une fois de plus ses années d’enfance. Les gens semblaient plus heureux avant. En tout cas, ils mentaient mieux. Anaëlle jouissait de quelques années de tranquillité devant elle, puis elle découvrirait peu à peu la vérité sur le monde où elle vivait.

La fillette avait rangé le jeu en deux paquets bien ordonnés. À la vue de son sourire malicieux, Néria se demanda si elle n’avait pas triché. Après tout, pourquoi pas ? Ce talent lui servirait plus tard.

Néria s’enfonça dans les coussins. Elle désirait retrouver sa chambre, dormir, reprendre des forces. Pourquoi son père l’avait-il bradée ? Elle méritait vraiment mieux que Zélimo. Elle était jeune, sans doute pas aussi belle qu’Élinor, mais jolie quand même. Et la fille d’un des hommes les plus puissants de la ville…

Le jeu monotone berçait Néria. Elle ne partageait plus depuis longtemps l’enthousiasme d’Anaëlle sur l’issue d’une partie de bataille, mais elle simulait, poussait des exclamations consternées ou exprimait sa joie selon les aléas de la partie. Cela suffisait au bonheur d’Anaëlle qui, Néria en était persuadée, avait glissé les meilleures cartes dans son paquet lors de l’interruption.

« Dis-moi, tu n’aurais pas triché, par hasard ? Je ne me souviens pas d’avoir reçu une si mauvaise main.

— Pas du tout ! Ze l’ai ’angé et c’est tout. Z’ai posé ton paquet ici et le mien ici. Tu vois ? Z’ai pas t’iché.

— Bon, ne t’énerve pas, je te crois. »

La mort d’Arhel avait terni la réputation familiale. Élinor avait eu de la chance, son père avait conclu ses fiançailles avant le décès.

Néria se sentait de plus en plus mal. Elle n’avait rien mangé de toute la journée, mais l’idée de nourriture lui donnait la nausée. Elle étira ses membres douloureux, toucha son front du dos de sa main et se trouva fiévreuse.

« Z’ai gagné !

— Tu m’as massacrée.

— Allez, on fait une aut’e pa’tie.

— Non, je suis fatiguée.

— Mais, c’est pas fatigant de zouer. »

Anaëlle s’appliqua à rassembler les cartes puis s’essaya à la construction d’une maison. Deux cartes en pente aiguë, deux autres sur les côtés, une troisième pour le toit. Sa langue pointait entre ses lèvres crispées par l’effort.

Néria regarda autour d’elle. Les invités repus poursuivaient leurs conversations, agglutinés en grappes éparses. Élinor et Draz, insipides et prévisibles, profitaient de l’occasion pour se couver des yeux et murmurer de façon écœurante. Néphalie remplissait avec vaillance son rôle de maîtresse de maison. Valtérone paradait toujours. Zélimo la fixait. Elle sentit ses joues s’empourprer.

« J’ai changé d’avis. Commençons une autre partie.

— Ah chouette ! Attends, ze mélanze.

— Donne, je vais t’aider.

— Non, ze sais le fai’e. »

Les cartes s’échappaient des menottes maladroites, mais l’enfant s’obstinait, ramassait, séparait deux paquets qu’elle s’efforçait de rassembler à nouveau. Néria se retint d’intervenir.

« Z’ai fini ! Maintenant ze distribue.

— Donne-moi ça, j’irais plus vite.

— Non, ze vais y a’iver. »

Anaëlle s’appliquait et déposait avec précaution les cartes une par une.

« Une pou’ toi, une pou’ moi, une pou’ toi… Oups, celle-là a glissé. Ze la…

— Anaëlle ? Anaëlle ? Que se passe-t-il ?… Réponds-moi. »

Les membres rigides, les yeux écarquillés, l’enfant regardait devant elle, une expression d’effroi sur le visage. Parce qu’elle craignait d’attirer l’attention, Néria appelait à voix basse, tandis qu’Anaëlle semblait toujours coupée du monde.

Le claquement d’une gifle féroce, suivie de la chute d’un corps sur le sol, interrompit les conversations. Adamek vociféra : « Je t’ai déjà dit de ne pas me parler sur ce ton ! » Dans la cohue et les cris, les hommes s’efforcèrent de calmer Adamek et les femmes portèrent secours à Paz. Néria prit Anaëlle, qui se mit à sangloter dans ses bras.

Les dissensions existeraient toujours dans un couple, mais Adamek aurait pu avoir le bon goût de les régler en privé. L’incident avait perturbé l’ambiance désinvolte. La violence de son frère aîné ne surprenait pas Néria. Elle l’avait souvent subie. Mais le comportement de l’enfant l’inquiétait. Avait-elle prévu l’agression ? Ou bien était-ce juste une coïncidence ?

Anaëlle se dégagea et courut vers sa mère. Avec Néphalie, toutes les trois s’éclipsèrent à l’étage. Adamek avait lui aussi disparu. Néria, accompagnée de son père et de sa sœur, se posta à l’entrée pour saluer les invités.

Zélimo s’approcha d’elle. Son large sourire dévoilait des dents tachées.

« Néria, dis au revoir à notre ami Zélimo. »

Interloquée, celle-ci regarda son père.

« C’est un homme talentueux que j’apprécie beaucoup.

— Au revoir, merci d’être venu.

— À bientôt, ma belle. »

Il tapota le crâne de Néria comme l’encolure d’une jument, puis laissa glisser sa main d’une façon désinvolte, lui effleura les cheveux, la joue, le cou, la clavicule et le sein. Néria lui rendit son sourire malgré la traînée sale et lancinante que cette main avait déposée sur son passage. Quand pourrait-elle en finir avec ce cauchemar, quitter ces gens, aller se coucher pour enfin sombrer dans une inconscience tant désirée ? À son inconfort précédent s’était ajouté un pénible mal de tête, mais, avant de retrouver le refuge de sa chambre, elle décida d’aller d’abord voir sa mère.

Elle monta l’escalier, frappa à la porte et l’ouvrit. La conversation chuchotée s’interrompit aussitôt. Paz était étendue sur le lit, Néphalie assise à son côté. Anaëlle à ses pieds jouait avec une breloque.

« Mon frère ne te mérite pas. Je suis désolée. T’a-t-il blessée ? Souffres-tu encore ?

— Mon bras me fait mal. J’ai essayé d’amortir la chute et je l’ai tordu. Un réflexe idiot. Mais ne t’inquiète pas, cela va passer. »

Une trace rouge, qui menaçait de virer au bleu, persistait sur sa pommette.

« Ça lui arrive souvent ?

— Non, quelques fois seulement… lorsqu’il se surmène. Ton père lui donne beaucoup de responsabilités et son travail le tracasse.

— Je connais bien mon frère et ses nerfs fragiles.

— Ce n’est pas ce que je veux dire… »

La voix de Paz trembla. Anaëlle grimpa sur le lit et se blottit contre sa mère.

« À ta place, je le quitterais.

— Tu parles avec l’inexpérience de la jeunesse.

— Tu n’es pas si vieille que ça.

— Oui, mais je possède plus d’expérience.

— Je te crois. Vivre avec Adamek doit forger le caractère. Tu dors ici ce soir ? 

— Non, je vais rentrer, il préfère que je reste à la maison. Mais Néphalie l’a convaincu de laisser Anaëlle pour la nuit. »

L’enfant entoura de ses bras le cou de sa mère et serra à l’étrangler.

« Attention, tu m’empêches de respirer.

— Ze t’aime et ze veux do’ mi’ avec toi.

— Ma chérie… Tu sais bien que je t’adore… mais nous en avons déjà parlé. Tu resteras chez ta grand-mère pour la nuit et je viendrai te chercher demain.

— Ze suis pas d’acco’d. »

Le menton tremblait, les larmes menaçaient, Néria s’empressa de changer de sujet.

« Une question me tracasse depuis tout à l’heure. »

Paz, jusque-là couchée sur le dos, se tourna pour observer sa belle-sœur. Une grimace de douleur déforma son visage. Néria sentit l’attention inquiète des deux femmes se porter sur elle et éprouva le sentiment qu’elles préféraient qu’elle se taise.

Elle leur raconta la crise et sa suspicion : Anaëlle avait anticipé le comportement de son père.

« Qu’en dis-tu ? lui demanda-t-elle. Qu’as-tu ressenti lorsque… »

L’enfant regarda sa mère.

« Ce n’est rien, j’ai l’habitude de ces crises, intervint Paz. J’en ai même parlé au docteur, il m’a rassurée. Elles passeront lorsqu’elle grandira.

— Ne t’inquiète pas pour ça. Ces malaises, liés à sa nervosité, ne dureront pas. »

Anaëlle, retournée à son jeu, enroulait sur son bras un long collier de perles de bois. Néria lui trouva un air triste.

« Vous me cachez quelque chose.

— Pas du tout ! s’insurgea Néphalie. Pourquoi ferions-nous une chose pareille ?

— Parce que c’est une habitude dans cette famille. Quand allais-tu m’annoncer vos projets ?

— De quoi parles-tu ?

— Papa a décidé de me marier à Zélimo, n’est-ce pas ? J’ai eu droit à des insinuations si grossières qu’il ne manquait plus que les faire-part. »

Néphalie s’absorba dans la contemplation des bracelets à son poignet. Elle en saisit un qu’elle fit tourner sur lui-même.

« Ton père aime cette idée. J’essaie encore de l’en dissuader.

— Tu aurais pu m’en parler avant. J’aurais préféré être préparée.

— je ne voulais pas t’inquiéter et j’espérais qu’il change d’avis

— Avez-vous fixé la date ?

— Pas vraiment. Dans trois ou quatre mois sans doute. »

Néria serra les mâchoires. Elle disposait de peu de temps pour trouver une solution.

« Je préfère mourir plutôt que d’épouser ce vieux croûton. »

Néphalie acquiesça d’un hochement de tête.

« Tu n’as rien à ajouter ? J’espère que tu vas m’aider à me sortir de cette embrouille.

— Je t’aiderai. Simplement… cela ne va pas être facile. Tu connais ton père lorsqu’il a pris une décision.

— Je ne suis pas sa fille pour rien. »

Un faible sourire éclaira le visage de Néphalie.

« Je reconnais que tu possèdes du caractère, mais je doute que ce soit suffisant pour te sortir de ce pétrin. »

Un silence gêné s’installa. Néria comprit que les deux femmes désiraient reprendre la discussion qu’elle avait interrompue. Pourtant, Néphalie demanda :

« Tu vas bien ? Tu sembles fatiguée.

— J’ai dû manger un gâteau avarié chez un marchand ambulant.

— Je te l’ai déjà dit cent fois, n’achète pas de nourriture dehors. Tu as tout ce dont tu as besoin ici. Des plats sains, avec des produits frais…

— Ils avaient l’air appétissants.

— Va demander à Ellane une tisane pour les maux d’estomac. Peut-être un bouillon ? Prends Anaëlle avec toi.

— Ze ’este avec maman.

— C’est tout ? Mon père veut me vendre au plus offrant et tu me congédies avec une tisane ?

— Je t’assure que si j’avais pu, je t’aurais choisi un époux différent. Mais, crois-moi, tout ne tourne pas autour de ta personne et j’ai d’autres problèmes à régler. Alors, rends-moi service, prends Anaëlle et amène-la à Ellane. Je désire m’occuper de Paz qui, elle aussi, a vécu un moment difficile. »

— Ze veux pas pa’ti’.

— Désolée, ma chérie. Tu dois t’habituer dès maintenant à l’idée que personne ne te demandera jamais ton avis. »

Néria possédait depuis toujours une réputation de contestataire, renforcée à l’âge de dix ans par sa rébellion contre la perceptrice.

Ce matin-là, comme tous les matins, Rona lui avait imposé d’apprendre par cœur deux pages du « Manuel des bonnes manières » de Balou Tipol avant de s’endormir dans son fauteuil, un livre sur les genoux, pour se donner une contenance dans le cas d’une apparition impromptue. La plume d’Arhel crissait sur le papier et ce bruit léger agaçait Néria. Les exercices de calcul de son frère lui semblaient bien plus intéressants que l’insipide manuel dont les phrases glissaient au travers de son cerveau engourdi sans y laisser d’empreintes.

« Une jeune fille doit savoir égayer son foyer, mais il lui sera suffisant de posséder assez de connaissances pour animer une conversation. Il ne faudra pas qu’elle se mette en avant, la suggestion seyant à merveille à une vraie demoiselle. Elle doit attendre que les invités de ses parents s’adressent à elle en premier, et en aucun cas n’attirer l’attention de manière grossière et provocatrice. »

Le Manuel et la couture, voilà en quoi consistait son éducation.

Sans idée précise, mais révoltée par cette situation, Néria s’était tout d’abord contentée d’appeler la perceptrice. N’ayant obtenu aucune réaction, elle avait déchiré un coin d’une page, en avait façonné une petite boulette, puis avait visé entre les yeux. La boulette avait ricoché sur l’épaule avant d’atterrir sur le carrelage. Arhel avait posé sa plume pour observer la scène à son aise. Après plusieurs essais infructueux, l’un des projectiles avait atteint une joue rebondie. Rona avait tressailli, mais était retombée dans les brumes de sa bienheureuse inconscience et le spectacle s’était accompagné soudain d’effets sonores, qui provoquèrent un fou rire douloureux chez les enfants.

Néria avait poursuivi ses expériences balistiques, mais s’était rendue à l’évidence : une pluie de boulettes ne perturberait pas le sommeil de Rona. Elle avait donc repris ses appels et elle en avait augmenté graduellement le volume jusqu’au cri.

Elle sourit au souvenir de l’air désorienté de Rona à son réveil. Sa confusion n’avait pas duré longtemps et s’était transformée en fureur.

« J’espère que tu as une bonne raison pour me déranger dans ma lecture !

— Je veux des exercices de calcul comme mon frère.

— Tête de mule ! Nous en avons déjà parlé cent fois, ces exercices sont pour les garçons. Les jeunes filles bien élevées ne se comportent pas en garçons manqués. J’en ai plus qu’assez de tes questions idiotes. Approche-toi ! »

Elle s’était hissée hors de sa chaise comme un seigneur se redresse sur sa monture avant de terrasser un dragon et s’était emparée de la règle en métal.

« Non.

— Comment oses-tu ? Petite peste ! Viens ici ! »

Rona avait postillonné dans son excitation. Cette vaporisation de salive avait révulsé Néria et l’avait enragée à son tour. Elle avait saisi le Manuel, l’avait jeté contre le mur avec une telle force que le vieux livre s’était déchiré et ses feuilles s’étaient éparpillées sur le sol.

Après avoir contemplé un instant les dommages, la perceptrice avait tenté d’empoigner la délinquante. Néria, plus agile, lui avait échappé sans difficulté et avait manœuvré pour toujours garder la table entre elles. Sa poursuivante commençait déjà à s’essouffler, lorsque l’apparition de Néphalie avait interrompu la course-poursuite.

« Rona, j’attends une explication à ton comportement ridicule.

— Néria est insupportable. Pourtant le Grand Astre m’est témoin que je l’aime cette enfant. C’est de l’ingratitude, voilà ce que c’est. Après tout ce que j’ai fait pour elle…

— Rona !

— Eh bien… Néria a soudain exigé de faire des exercices de calcul comme son frère et m’a jeté le Manuel au visage ! Heureusement que je l’ai évité. Vous vous rendez compte ? J’aurais pu être défigurée.

— Ce n’est pas vrai ! Sale menteuse ! Je ne l’ai pas lancé dans ta direction. Si je l’avais voulu, je ne t’aurais pas raté. »

En fin de compte, Néphalie avait renvoyé Rona. Malgré les remontrances et les punitions, ses parents avaient ressenti de la fierté sans oser l’avouer. Valtérone, qui appréciait la force de caractère et trouvait sans doute que Néria lui ressemblait, n’avait pourtant pas cédé — il pensait que le Manuel suffisait à l’éducation des filles — et Néphalie se pliait à ses décisions.

Une fois seule dans sa chambre, Néria se dit qu’une meilleure personne aurait accepté de servir les intérêts de son père, de sa famille, de l’Humanité tout entière et aurait œuvré à la propagation des gènes les plus purs avec enthousiasme. Sa mère avait raison d’insinuer qu’elle possédait un caractère difficile, peut-être même égoïste.

Elle remplit la cuvette émaillée, plongea ses mains dans l’eau, se lava le visage, la nuque, le décolleté, pour nettoyer toute trace de la main répugnante. Elle envisagea une toilette plus approfondie, mais se sentait trop fatiguée.

Son regard s’arrêta sur le vase terre d’ombre posé sur la table. Une fois par semaine, Néphalie coupait les aubépines du massif. Elle les arrangeait dans ces petits vases de céramique et les dispersait ensuite dans la maison comme un écho du jardin. Néria saisit délicatement la tige d’une fleur et en arracha les pétales un par un : « Elle m’aime, un peu, beaucoup, pas du tout… » Puis elle ébouriffa la fleur, en éparpilla les pétales qui tombèrent en pluie sur le sol. Le pollen laissa des traces jaunes sur ses doigts. Emportée par une joie mauvaise, elle déchiqueta le bouquet. Toute à son occupation destructrice, elle tournoyait dans la chambre. Des cadavres blancs, dorés et verts jonchaient les dalles, le coffre, la chaise, les draps du lit. Ses munitions épuisées, elle s’empara du vase qui semblait la narguer, puis décida de l’épargner.

Elle s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit en grand et s’assit sur le rebord. Ses pieds se balançaient dans le vide. Elle pensa à Adamek, à la façon dont il se sortait de tous les problèmes qu’il causait grâce à son statut de fils aîné. Depuis le début de leurs noces, cette brute s’appliquait à détruire la jeune femme qu’il avait eu la chance d’épouser.

Lorsqu’ils étaient enfants et qu’Adamek les frappait, leurs parents ne le réprimandaient pas, ou si peu. Le jour où il avait roué de coups Ellane, un détail, auquel les autres ne semblaient pas accorder d’importance, avait choqué Néria.

L’incident s’était produit peu après le départ de Rona. Cet après-midi-là, encouragés par la douceur de l’air automnal, ils étaient sortis sur la terrasse jouer aux raquettes. Arhel ratait souvent la balle. Forte de ses deux années supplémentaires, Néria l’invectivait tandis qu’il courait, les joues rouges et les boucles brunes collées par la sueur sur son front.

Adamek les avait rejoints. Sans un mot, il avait attrapé son jeune frère et, malgré ses contorsions, lui avait arraché la balle des mains. Sans réfléchir, elle s’était jetée sur lui et l’avait percuté de toutes ses forces. À sa grande surprise, elle avait réussi à le déséquilibrer et ils étaient tombés ensemble, lui dessous et elle par-dessus. L’ivresse du succès n’avait pas duré. Adamek s’était redressé, l’avait plaqué à plat ventre sur le sol et lui avait tordu le bras. Elle avait senti une douleur aiguë lui vriller l’épaule et le coude.

« Demande pardon ou je te casse le bras ! »

Arhel s’était précipité à son secours. Il poussait, tirait son grand frère, sans parvenir à l’ébranler. Néria envisageait de céder quand elle avait entendu la voix d’Ellane. Adamek avait libéré Néria, s’était jeté sur la servante et l’avait frappée. Il avait continué à la marteler de ses poings alors que, recroquevillée sur le sol, elle protégeait son visage de ses bras. Il s’était ensuite redressé et lui avait assené des coups de pied. Il hurlait.

Du sang coulait sur le front d’Ellane. Sa robe déchirée avait laissé entrevoir, sur son dos dénudé, deux cicatrices anciennes, longues et boursouflées. À cet instant, Néria avait compris qu’elle n’était pas humaine.

Des serviteurs étaient enfin apparus avec Néphalie sur leurs talons. Les enfants avaient couru vers leur mère.

« Maman, Adamek a tué Ellane !

— Allez dans votre chambre. Attendez-moi là-bas. »

Dans la chambre, Arhel s’était laissé glisser sur le sol. De la morve coulait de ses narines jusqu’à ses lèvres et menaçait de pénétrer dans sa bouche ouverte. Néria avait sorti un mouchoir du coffre en bois :

« Mouche-toi. Les hommes ne pleurent pas. »

Les sanglots avaient redoublé :

« Je pleure si je veux… C’était horrible…

— Prends tout de même le mouchoir. Voilà, c’est bien… Non, pas comme ça. Souffle… mais souffle donc… »

Elle s’était assise à ses côtés et avait posé un bras sur ses épaules. L’explosion de violence l’avait choquée, mais pas autant que la découverte de la véritable nature d’Ellane. Cette femme qui l’avait élevée lui avait menti. C’était une Chimère impure, une créature volante aux ailes coupées, une esclave misérable à la beauté fanée. Pourtant Néria avait cru qu’Ellane la chérissait… Était-ce une mascarade ? Comment son père avait-il pu garder dans sa demeure une femelle chimère, alors que la loi interdisait leur présence dans l’enceinte de la ville ? Néria avait demandé à Arhel s’il savait. Entre ses larmes, il avait prétendu que oui et que ça lui était égal, qu’il aimait Ellane de toute façon.

Prise d’une impulsion subite, elle avait couru à la fenêtre et l’avait ouverte. Un geai, importuné par son remue-ménage, avait poussé un cri rauque avant de s’enfuir. L’air embaumait du parfum sucré du chèvrefeuille. Elle s’était assise sur le rebord, avait balancé ses jambes dans le vide. Arhel l’avait rejointe et s’était faufilé dans l’espace étroit. Elle avait senti la chaleur de son corps pressé contre le sien.

« Ne te penche pas, tu risques de tomber. »

Elle avait posé la main sur son épaule par précaution. Le sol lui paraissait alors à une distance considérable. Prise de vertige, elle avait levé les yeux pour admirer le soleil couchant qui rougissait le ciel et les nuages.

Elle avait plus tard surpris une conversation entre ses parents.

« Ça ne te choque pas ?

— Pas vraiment. Tu sais, j’ai fait pire.

— J’ai même l’impression que tu éprouves de la fierté.

— Du soulagement, plutôt. Je craignais qu’Adamek soit un faible, un sentimental. Qu’il ait pris de ton côté, tu vois ? Je me réjouis qu’il montre enfin du caractère. Quant à Ellane, elle n’a pas à se plaindre. Elle a bien vécu, ces dernières années.

— Il l’a battue devant Néria et Arhel ! Après les avoir frappés eux aussi, d’ailleurs.

— Autant qu’ils s’y habituent, cela forgera leur tempérament. Nous devons maintenir les Chimères dans la terreur. Et pour cela, nous avons besoin d’Humains intransigeants et vigoureux, capables d’accomplir leur devoir sans hésiter.

— Jusqu’à quand ?

— Comment peux-tu encore poser ce genre de question ? Nous ne trouverons la tranquillité que lorsque nous aurons éradiqué ces monstres de la surface de la Terre. Tu es trop sensible. Si tu avais reçu une éducation différente, tu verrais les choses autrement.

— J’en doute.

— Ah, toi et ton bon cœur… »

Ainsi Adamek ne reçut aucun châtiment pour avoir terrassé Ellane et, l’heure venue, avait épousé une charmante jeune femme. Mais au fond, il restait toujours le petit garçon qui aimait détruire ses jouets.

Néria savait qu’elle ne supporterait pas de voir Zélimo tous les matins… sans parler de la promiscuité des nuits… ni de donner naissance à ses enfants, génétiquement parfaits pourtant.

Malgré le vertige, être assise sur le rebord de la fenêtre lui procurait une sensation de liberté. Si elle sautait, les chances de mourir seraient faibles. Elle souffrirait beaucoup, serait handicapée à vie. Cela suffirait-il pour annuler le mariage ?

Si elle voulait se tuer, elle devrait prendre son élan d’une plus grande hauteur. Du sommet du Temple par exemple. Elle imagina le scandale qui s’ensuivrait. Utiliser le lieu le plus sacré de la ville pour commettre un tel forfait ! Mais elle ne serait plus là pour entendre les reproches et en subir les conséquences. Son père comprendrait enfin qu’il l’avait poussée trop loin. Elle savoura cette idée quelques instants avant de quitter son perchoir et de refermer la fenêtre.

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