3 – Nos réalités

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« Fuir le bonheur de peur

qu’il se sauve »

Serge Gainsbourg

Après le repas, une « chinoiserie », comme j’appelle ça, c'est-à-dire des petits morceaux de légumes (ici poireau, choux, fenouil, avec un peu d’ail et de gingembre) revenus dans ma petite marmite dans laquelle on rajoute un peu de sauce soja, de riz et d’eau, assez bon pour un plat aussi vite fait, nous avons branché la guitare puis causé musique. De mon côté je gratouillais un peu, mais sans plus. Je m’y étais remis depuis peu et, de toute façon, étant jeune je n’avais jamais été un pratiquant assidu. Je connaissais les gammes blues mineurs, arrivais à jouer quelques plans pas trop rapides. Pour l’instant, je n’avais pas une oreille assez fine ni suffisamment de connaissances théoriques pour être autre chose qu’un « bon débutant », ce qui m’allait très bien. Lola c’était autre chose. Faut dire, lorsque ton « histoire assez lourde qui t’avais un peu cabossée » se passait avec la guitariste d’un groupe de rock apparemment assez connu aux States – mais totalement inconnu de votre serviteur –, et qu’en plus par nature tu aimes apprendre, t’acquiert rapidement de bonnes bases. Donc avec tout ce que Lola connaissait sur les grilles d’accords, les façons de les enchaîner et sa technique largement supérieure à la mienne, il y avait de quoi faire. C’était cool de parler musique. Puis Lola à totalement changé de sujet :

« Au fait, depuis quand t’es devenu un grand gourou perché sur sa montagne avec son écharpe orange ? »

Je pense que j’aurais pu facilement faire un déni genre « je sais pas de quoi tu parles », ou même me vexer, pourquoi pas ? Mais en vrai j’ai trouvé cela très drôle d’être démasqué.

« Bah c’est rien ! Non en fait non, c’est pas vrai. Disons qu’actuellement, et depuis quelques années déjà, je regarde la vie de façon à ce qu’elle me prouve qu’elle est une lutte, et que je suis incapable d’y arriver seul, ou d’y arriver tout court. À quoi je sais pas, mais ça se pose comme ça. Alors j’essaie d’expérimenter une nouvelle approche philosophique. Mais tu avais totalement raison tout à l’heure, je joue au prof qui sait tout et qui a raison sur tout alors que je ne sais pas grand-chose.

– Tu veux m’en parler ?

– Tu veux que je t’en parle ?

– Tu plaisantes ? Un cours philosophique de Marc Selkis… comment y résister ? Ça va m’énerver ?

– Peut-être, mais ça peut être drôle.

– Allez-y Môsieur le Professeur, je vous écoute.

– Ok… Par contre avant, faut que je te dise qu’à partir de demain midi, et ce jusqu’à mercredi, j’ai trouvé un petit boulot d’intérim. Mais c’est pas loin alors, si tu veux, tu viens avec moi et le temps que je bosse, je te laisse la bagnole, comme ça tu peux sortir. Et… si par la même occasion t’as envie de promener Michonne, ça m’arrangerait, mais t’es vraiment pas obligée.

– Mais ça t’arrangerait. Avec plaisir t’inquiète. Faudra que tu me dises quelques quoi par contre. Quoique… je crois que je suis capable de me rendre à ta rivière toute seule… Ce qui me gène le plus c’est ta voiture. Même pour un péquenaud, elle est vraiment dégueulasse !

– Décidemment t’as pris l’avion sans ton tact.

– Détrompes-toi, je l’ai oublié dans le taxi. »

Après l’échange de ces quelques douceurs, je m’y suis collé à mon exposé. Je ne vais pas dire que ça m’a gonflé, j’adore parler. Mais la soirée était bien avancée et, je ne maîtrisais pas tant le sujet que ça. Remarquez c’était une excellente façon de mettre la théorie en pratique.

« Bon en revanche, je te préviens, c’est perché comme approche.

– Je m’en doute. Mais je vis à Hollywood, crois-moi des perchés j’en connais !

– Bon… On va dire que l’idée première, et peut-être la plus importante, serait de ce rendre compte que je ne regarde pas LA réalité, mais Ma réalité.

– Ouuuuaiiisss…

– Attends deux secondes Lola, je développe. Moi le premier, je peux facilement me draper dans une posture où je détermine ce qui est mal ou bien à l’extérieur. La politique internationale, la guerre, les enfants qui meurent de faim, mon chieur de voisin qui fait du bruit le dimanche, ces gros connards de fachos, ces abrutis de gauchos, la guerre en Ukraine, le Covid, mes parents, LA société en général, package magnifique dans lequel tu peux tout et rien mettre dedans, la récession économique, l’immigration, et cætera, et cætera. La vie ! Ça nous permet de monter sur nos grands cheveux, distribuant nos bons et nos mauvais points selon ce qu’on pense être NOS valeurs, NOS morales, LE bien. C’est une occasion de gueuler des phrases type « Mais que fait le gouvernement ? », « Comment peux-tu dire ça ? », « Avec tout ce qui se passe dans le monde, tu ne peux pas nier que… ». C’est clair pour l’instant ?

– Limpide.

– C’est là que ça se corse. J’ai l’impression que… si je veux bien faire preuve d’un minimum de bonne foi, dès que j’enlève ce filtre vissé comme une enclume sur mon nez, tout ça ne tient pas la route. Ma perception de la réalité, et celle qu’en a Michonne, qui est portant dans la même pièce que nous, est totalement différente. Ta perception de la réalité, parce que tu es Lola, une femme, avec tes émotions, ton histoire, tes traumas et tes croyances, et différentes de la mienne. Alors celle de ma mère, d’un menuisier chinois ou du président d’un quelconque pays africain, je n’en parle même pas !

– Et où tu veux en venir avec ça ?

– Là : Je ne regarde pas LA réalité mais MA réalité. Tout ce que je suis, ou que je crois être, chausse des lunettes filtrées sur mesure pour observer le monde qui m’entoure, et en tirer telle ou telle conclusion à propos de tout et n’importe quoi. Et peut-être que l’idée ne serait pas de vouloir changer de lunettes, mais juste se rendre compte que l’on joue à un petit jeu entre nous et nous.

– Bon… pourquoi pas. Et tu vas où avec ça ?

– Nulle part. Peut-être qu’il y a nulle part où aller ? Ou alors peut-être que c’est un petit jeu que je me raconte parce que justement je n’arrive pas à aller ou je veux, quoique, et donc je m’invente cette petite histoire pour faire un gros déni de moi.

– Euh, tu m’as paumée là.

– Pardon, c’est vrai. C’est un peu le problème là de t’expliquer quelque chose depuis le début sans brûler les étapes, alors que mon j’en suis un peu plus loin. Tu vois finalement, je ne suis pas si bon professeur puisque je t’embrouille en te montrant de la poésie alors que tu ne connais pas l’alphabet.

– Ça peut me donner le goût d’en savoir plus aussi. En voyant la finalité. Comme si en apprenant le solfège, on savait que le but au bout en serait l’écriture d’une symphonie.

– Et tu viens de donner de l’eau à mon moulin. À l’instant nous venons de faire deux expériences différentes, avec deux jugements différents de ce qu’il semble être à première vue LA réalité. Sauf que MA réalité me dis que je suis un mauvais professeur, et la TIENNE que tu as le goût d’en savoir plus.

– … C’est vrai. T’adores avoir raison. Et donc ?

– Et donc… C’est ce que j’ai hâte d’expérimenter demain au travail. Parce que tu ne le sais peut-être pas mais tu es la première humaine en dehors de rares proches que je vois depuis des semaines. Je suis resté très seul ces derniers temps. Et je te connais quand même, même si on ne s’est pas vu depuis un temps. Mais demain, bosser avec des étrangers… j’espère avoir la présence d’esprit penser à ça, au lieu de tourner dans ma roue de hamster.

– Et comment tu comptes t’y prendre ?

– Ben… Je vais aller vite d’accord, je commence à être fatigué. Comme je n’observe pas LA réalité mais MA réalité, je sais c’est chiant, mais ça vaut le coup je crois d’être répété, ce que je comprend de l’autre est ce qu’il y a en déni chez moi. Pas ce qu’EST l’autre. Ce que j’en comprend. Tu vois le truc : colle une personne dans une pièce et demande à dix autres de dire comment elle l’a perçoive. Une va la trouver charmante, l’autre chiante, une solaire, une autre totalement perchée, encore une arrogante, et super bonne, ou franchement moche, totalement débile ou intelligente, sympa, hypocrite… Bref, à quelques similarités près, chacun va avoir un avis différent sur cette personne.

– Because… c’est avec leurs point de vue qu’ils la jugent.

– Et comme on ne peut juger, ou reconnaître quelque chose que parce qu’on le connaît déjà, l’autre devient alors un formidable outils pour voir ce qu’il y a chez moi que je n’ai pas encore vu. Comme un déni, de l’inconscience, appelle ça comme tu veux, ta part inconnue.

– Mouais… Non, je ne suis pas d’accord. Quand je vois un connard qui tape une femme, je vois pas en quoi ça me concerne. C’est un connard et puis c’est tout. »

Et là Lola m’a donné une formidable occasion de fermer ma gueule. J’aurais pu jouer encore à lui prouver que j’avais raison, par exemple en lui disant que symboliquement, quand elle m’a dis mes quatre vérités tout à l’heure, elle m’a bien pété la gueule. Mais en faisant ça, c’est moi qui aurais pété la sienne. Donc j’ai simplement vu que c’était à moi, je que comprenais d’elle J’ai respiré, je lui ai souri, et comme minuit était déjà bien dépassé, on a échangés encore quelques phrases et puis je suis allé me coucher.

4 – N’importe quand le téléphone peu sonner

« Allô Lola ? J’ai fini.

– Déjà ? Y’a eu un problème ?

– Non, aucun. Je reviens demain. Tu viens me chercher ?

– Je suis là dans un quart d’heure »

Dix minutes après ma voiture avec Lola dedans arrivaient sur le parking de l’Intermarché des Mées là où je l’avait laissé deux heures plus tôt.

« Alors, Oh Vénérable Maître Perché, ta journée a été rapide ?

– Carrément. Michonne est pas avec toi. T’es pas rentrée ?

– Non, je suis restée à visiter un peu le coin. Apparemment j’ai bien fait.

– T’as vu quoi ?

– Rien… Y’a rien ici. À part les gros rochers.

– On les appelle les Pénitents. Y’en a un qui s’est cassé la gueule sur des baraques y’a quelques années, mais aucunes victimes heureusement. Y’a une histoire derrière ces rochers, tu veux la connaître ?

– Je t’écoute.

– La légende la plus connue remonte au Moyen âge. Un Noble était revenu des croisades avec comme trophées sept des plus belles volées aux Sarrasins.

– Charmant !

– Ouais moi aussi je trouve ça stylé ! Bref son but était de les conduire dans son château et de se faire plaisir avec. Mais ça n’a pas plus aux autorités de l’Eglise qui on menacer d’excommunication. Comme à l’époque ça handicapait un peu plus la vie qu’un simple article frauduleux sur Wikipédia, il n’a pas eu d’autre choix que de livrer ses belles mauresques à un monastère. Les moines de la montagne de Lure – celle au-dessus de ma maison – furent chargé de les accompagner une partie du chemin. Seulement, comme ces femmes étaient très belles, pour ne pas succomber au désir, les moines portaient de grandes capuches rabattues afin de ne pas les voir. Mais ce coquin de Diable souffla un vent assez violent pour soulever leur capuches pile aux moment où les belles Sarrasines passèrent devant les moines. Ils eurent donc la possibilité de les admirer et, bien entendu, s’en éprirent. Alors aussitôt, Saint Donat, un ancien ermite de Lure, provoqua une foudre qui frappa les moines, changeant leur cortège en pierre. On dit que les pointes des rochers seraient leur capuches. Enfin il est dit qu’après une longue pénitence, d’où le nom de ces rochers, miséricorde leur serait accordée et les pierres redeviendrait poussière.

– C’est ce qui est arrivé à l’une deux tu crois, celui qui est tombé ?

– Va savoir ?

– C’est une belle histoire… Ça pourrait faire un bon film… Et toi alors ? Elle t’a dit quoi ta réalité ?

– Ben… Que j’ai bossé dans une maison de retraite en construction. Un travail facile, mais rien de bien passionnant. Et j’ai trouvé le gars avec qui je vais bosser les deux prochains jours très sympas. Après quoi ? Il a des dents pourries et apparemment pas mal de problèmes de santé, son boulot est tranquille, bien payé, ses patrons sont cool, tant que le taf est fait. Et il était auto-entrepreneur aussi, comme moi, mais là il se prend plus la tête et il est content. Ça ça m’a donné à réfléchir pour la suite. Par contre la chaleur dans les chambres, un four. Ils vont les cramer nos vieux s’il laisse ainsi quand se sera fini. Mais plutôt ne expérience agréable. Ça fait du bien de se bouger.

– En parlant de bouger, puisque t’a fini tôt, ça te dirait pas qu’on sorte manger dehors ce soir ? Je t’invite.

– Ça te gène pas d’attendre mercredi, que j’ai fini de bosser ?

– Quel boute-en-train.

– En réalité je pensais faire autre chose avec toi cet après-midi.

– Si c’est encore un cours de philosophie je passe mon tour ! Au fait, j’ai essayé ton truc, tout à l’heure au café.

– C’est pas un truc… et alors ?

– C’est complètement con !

– Bon et bien heureusement que je te proposais de nous trouver un endroit tranquille au soleil, peut-être acheter une ou deux bières, et qu’on se mette à écrire une ou deux chansons. Un ou deux airs me sont passés par la tête…

– Marc…

– Lola…

– Merci.

– De rien. Mais concentre-toi sur la route, je te sens virer sentimentale, et c’est pas le moment, y’a des virages. »

À peine arrivés, j’ai reçu un coup de fil du Vieux. C’était un ami depuis plus de dix ans maintenant. Depuis avant la Réunion, on s’était rencontrés au krav maga. Un biker avec le visage aussi dur que ses poings. Mais le cœur sur la main, avec des principes si raides qu’il s’en était soudé la colonne vertébrale. Il m’avait sortir de la panade plusieurs fois et, ces derniers mois, c’est à lui que j’avais pu m’acheter du pain. Son boulot s’était de renover des salles de bains, il me l’apprenait. Là il me proposait un petit chantier peinture, sympa, minutieux mais de quoi se faire quelques billets. J’ai dit feu, ok. Je l’appellerais d’ici la fin de la semaine pour qu’on aille voir le chantier. Sauf que le problème avec le Vieux, malgré toute la tendresse que j’ai pour lui, c’est qu’une fois qu’il vous à choppé au téléphone, il ne vous la lâche plus. Sauf que moi, fallait que je décolle, après plusieurs tentatives, j’ai reussi

« Faut que j’y aille Vieux. Je t’appelle dans la semaine. Bises

– La bise camarade. »

J’ai raccroché.

« On dirait que tes affaires reprennent…

– On dirait Lola. On dirait… Inch Allah comme disent les anglais »

* * *

« T’as le titre de la chanson ?

– Ouais.

– Et comment elle s’appelle ?

– Comme toi.

– … Je crois qu’il y a déjà une chanson célèbre qui porte ce nom.

– Pas Comme toi, Comme toi. Comme toi, comme toi… Lola.

– Y’a aucune chanson qui s’appelle Lola ?

– Moi j’en connais une, mais je suis pas certain que les paroles te plaisent…

– Vas-y…

– Lola, c’est pour toi que je me lave sous les bras…

– OK laisse tomber ! »

J’ai éclaté de rire. On était bien là, sous un beau soleil de printemps. Adossés contre un chêne truffier, j’ai ressorti un vieux carnet. Clopes bières et stylos de sortis, on pouvait y aller. En haut en bas partout, Michonne se défoulait.

« Alors, de quoi tu veux qu’elle parle cette chanson ?

– J’en sais rien. De moi.

– Mais encore ?

– …

– Attends. Avant que tu ne commences à l’ouvrir, je vais te couper. Comme c’est la première que l’on écrit, ça va être la première du disque. Et, elle va donner le nom à l’album.

– Mais…

– Non ! C’est pas discutable.

– Je crois que t’as tout décidé en vrai.

– Euh… Ouais.

– Moi non plus, mais puisque tu es là, on va trouver… »

Moi je savais pourquoi elle était là Lola. Elle me faisait du bien. Depuis qu’elle était arrivée, m’occuper de son mal à elle m’empêchait de m’occuper de mon mal à moi. C’est égoïste, certes, mais qui ne l’est pas ?

« Tu vas me fredonner ça : Lola, taladam ta taladam, taladam ta taladam tala damdam. En boucle. Mais tu me marquer un temps histoire de laisser un peu d’espace entre chaque répétition. Ça marche ?»

Après quelques essais ça a marché. La mélodie que j’entendais à peu prêt tournait dans la voix de Lola. Petit à petit je m’en suis imprégné et j’ai me suis reconnecté à cette sensation… Cette musique des mots… Il fallait que ça la présente, il fallait que ce soit vrai, il fallait que ça donne le ton d’entrée. Il fallait… que ça vienne des tripes et donc se foutre en vrac…

« Tu commences à écrire quand exactement ? Parce que ça fait bien trois minutes que je tourne en boucle et je vois rien sur ton cahier.

– Est-ce tu veux bien la boucler ? Primo c’est parce que c’est une longue intro, tu m’as jamais dit que tu voulais un disque au format radio, deuxio, ce fait ce que je vaux, et ter-troisio, roule, ça vient bientôt.

– Ça y est, j’ai retrouvé l’artiste »

Lola à repris son champs. J’ai laissé passer trois boucles, et les mots sont venus. Des couplets de deux lignes. Faudrait après revoir à froid mais… c’était plutôt pas mal. Tandis qu’elle fredonnait, je sentais les yeux de Lola scrutant mon carnet. Elle a sourit et détourné les yeux rapidement, tout en continuant sa mélodie.

« Ok l’actrice. Tu vas me faire la même mélodie mais cette fois, je veux qu’elle vienne de là (je me suis mis à taper sur mon plexus). Je veux pas que tu gueules. Je veux pas que tu chiales. Je veux que tu souffres. Comme si tu exprimais quelque chose qui venait du fond de toi sachant bien que tout le monde n’en a que mépris. Un cri étouffé par le silence.

– C’est pas contradictoire « avec ton je veux pas que tu gueules ? »

– C’est toi la pro, roule. »

Lola a cherché… s’est connectée… il a pas fallut beaucoup de tour de chauffe pour que ça devienne parfait. Le stylo a filé. Quand il en a eu son compte, je l’ai une nouvelle fois interrompue pour qu’elle me redonne une autre mélodie.

« C’est quoi ça ? Le refrain.

– Non y’a pas de refrain. C’est plus comme un break, ou un pré chorus, mais sans chorus.

– Y’a pas de refrain ?

– Pourquoi faire ? les couplets sont parfaits. Le refrain c’est Lola. »

Lola a pris un air étonné. Pus elle a haussé les épaules, genre « C’est toi le patron » et elle a fait ce que je lui demandais, se permettant quelques variations loin d’être inappropriées. Après tout, c’était elle l’interprète. Ce boulot là se faisait en couple. Il n’était donc ni question d’acceptation, ni question de tolérance. Mais bien de permission. Lola me permettait d’écrire ce que je voulais. Je lui permettait de l’interpeter à sa guise.

« C’est bon, c’est fini…

– Fais voir fais voir ! »

Lola m’a arraché le carnet des mains

« Grosso modo. Faut corriger certains trucs… placer, deplacer les strophes…

– Tais-toi, je chante. »

En effet Lola chantait, en silence. Je voyant sa tête onduler selon la mélodie qu’elle se murmurait en lisant mes mots. C’est toujours une sensation étrange, que de scruter le visage de l’autre en train de parcourir votre travail… J’ai vu celui de lola s’interroger, sourire, acquiercé, et à un moment donner beuguer.

« César ?

– Ben quoi t’as pas gagné un César ?

– Ça rime pas avec Lola.

– Ça, ça va dépendre de la façon dont tu le dis ».

Lola est retournée à sa lecture. Quand elle a eu fini elle a fermé claquement le cahier. Puis elle a tourné ses yeux d’un coup sec droit dans les miens. Puis ils sont parti ailleurs, derrière moi.

« Marc…

– Putain ça ne te plait pas !

– Si mais non c’est pas ça.

– Quoi ?

– Je crois que ta chienne vient de se rouler dans une merde. »

Putain la connasse !

De toute façon la chanson était finie dans son premier jet. On a plié nos gaules et on est rentrés. Bien évidemment Lola croulait de rires en voyant ma mine dégoutée en miroir de l’air absolument ravi de ma chienne.

« Et là ça dis quoi sur ta réalité ?

– Fais pas chier »

Rentrés à la maison, lola s’est précipitée à l’intérieur, mo carnet à la main. Moi j’étais parti pour arroser le jardin avant d’arroser la chienne. Les premiers accord de guitare se sont fait entendre avant mes premiers arrosoirs. Elle cherchait encore ces accords. Dix minutes après, quand j’en étais à me battre avec Michonne pour lui enlever son collier plein de merde et la nettoyer au gant, Lola composait des arpèges et commençait de chanter. J’aimais assez. Encore dix minutes, je suis rentré dans le salon, un brin énervé. Lola, sur mon canapé, les bras dans la guitare et le pif dans le cahier, ne savait même plus que j’existais. Puis a un moment elle a levé la tête.

« J’ai du mal à dire couverture sur les magazines. Ça vient pas bien.

– Que penses-tu de… photographes et magazines ? »

Elle a testé de le chanter… « Ah oui c’est mieux ! » Et est retournée dans son jus. Moi je fesais du rangement, commençait à réfléchir sur le repas du soir… Je pensais aux merguez dans le congélateur…

« Il faudrait peut-être un petit solo de guitare à cet endroit.

– Demande à David Gilmour, il irait sur ce que tu joues.

– Carrément ! Son style collerait très bien. Mais je le connais pas.

– Tu dois bien connaître quelqu’un qui le connait.

– À supposer qu’il accepte…

– Lola…

– Oui, quoi ?

– J’en chie des caisses de tract depuis une heure… T’en penses quoi de ce que j’ai écrit ?

– T’as encore besoin qu’on te valide ?

– Faut croire que oui…

– Tu crois que je bosse depuis tout à l’heure pour le fun ?

– Oui.

– Oui c’est vrai, c’est fun. Mais j’adore ce que tu m’as écrit espèce d’abruti, c’est exactement ce que je voulais »

J’ai fermé mon énervement pour lui ouvrir un sourire grand comme ça. Touché. Merci Lola. De la voir s’occuper à sa musique, de sortir de son histoire grâce à mon petit texte, je m’en suis senti grand. Après une douche j’ai préparé le repas. Légumes pour elle, légumes et merguez pour moi. Même durant le repas on a parlé musique. Lola était surexcitée. Une gamine un soir de Noël. Pour débrayer après manger, on s’est dit qu’on pourrait regarder un film. La bataille s’organisant autour de l’idée de le voir en VF ou en VO. Là, gagner une guerre tout en la perdant était facile : regarder un film français en VO.

« Cyrano ?

– Quoi d’autre ?. »

À l’envolée du « Je vous aime, j’étouffe » de Cyrano à Roxanne, le téléphone a sonné. Pas le mien, celui de Lola. Pause sur le film. À voir sa tête, j’ai compris qui c’était à l’autre bout… Lola est partie s’enfermer dans sa chambre. J’ai compris que je regarderais le film seul. C’est ce que j’ai fait. Chacun son cinéma dans sa langue.

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