Chapitre 2

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Et Raymond se précipite à petits pas vers le jardin. Horreur ! Alors qu’il descend les marches du perron, il entend survenir le camion-benne des éboueurs ! Vite, il court lentement vers la poubelle. Elle n’est qu’à une dizaine de mètres de ses bras noueux, mais le camion s’arrête dans le bruit pneumatique de ses freins puissants. Il entend déjà l’éboueur siffler sa joie de vivre au cul du camion puant.

Viiiitte, merde !!!

Déjà le type s’empare de la poubelle. Alors, dans un sublime et ultime élan, Raymond plonge, les mains tendues. L’employé de mairie, surpris, pousse un cri. Il voit une masse poussiéreuse et un brin malodorante tomber sur la poubelle qu’il s’apprêtait à vider !

  • Touche pas ma poubelle ou j’te fume ! tonitrue Raymond d’un ton menaçant.
  • Beh ? Qu’est-c’ vous faites donc ? rétorque l’intéressé.
  • Y a des trucs qu’on jette pas dans la vie ! T’as qu’à revenir dans une heure !
  • Mais, mon pauvre monsieur, dans une heure, on sera loin !
  • M’en fous ! Dans ce cas t’as qu’à revenir un aut’ jour !
  • Ok ! Bonne journée !

Et le type siffle un grand coup. Le camion démarre, s’en va vers de nouvelles contrées à nettoyer. La poubelle est là. Intacte. Ouf !
Sans tenir compte de l’air horrifié des passants, le vieil homme plonge la tête la première dans la poubelle, à la recherche des vestiges familiaux imprudemment jetés par sa bergère. On ne voit que son dos voûté et ses vieilles guibolles qui pendent dans le vide. De ses bras survoltés, il extrait directement sur le trottoir tout ce qui ne ressemble pas à des morceaux de porcelaine (Je te raconte pas tout ce qui tombe par terre mais il y aurait de quoi foutre la gerbe au plus résistant des fossoyeurs !)
Petit à petit, Raymond vide la poubelle. A la fin, couvert d’immondices et autres feuilles de salade corrompues, il a récupéré la totalité de la tasse cassée. Posés à même le sol, les petits morceaux insignifiants forment un petit tas à côté des déchets répandus un peu partout autour de la poubelle. Haletant mais le cœur rassuré, le retraité se propose de commencer la reconstitution de sa vaisselle antique quand survient un balayeur sénégalais. A la vue du bordel, le noirpiot explose de colère.

  • Non mais rega’dez-moi ce bo’del ! Dis-donc papy, tu te c’ois où pour saloper mon t’ottoi’ ?

Hagard, Raymond se contente de se jeter sur la faïence et la couve entre ses bras protecteurs.

  • Si tu touches à ma tasse, je te fais blanchir plus vite qu’Omo et Ariel réunis, tu piges ? menace-t-il.

Mais le zoulou se fiche pas mal des menaces de l’ancêtre. Il empoigne son balai de sorcier et prétend laver la chaussée ! S’en suit une algarade que deux poulets en baguenaude finissent par stopper à grands coups de matraque…sur le pauvre balayeur qui paie le prix de la couleur de sa peau dans un pays raciste à outrance ! Il s’enfuit en levant les bras au ciel, jurant à qui veut l’entendre qu’il n’est pas près de nettoyer cette portion de terre maudite ! Après s’être assuré que Raymond allait bien, les poulagas se lancent à la poursuite…de la victime !
La vie est mal faite, hein ?
Toujours est-il que, conscient des menaces du monde extérieur, le vieux décide de recoller les morceaux chez lui, dans sa cuisine. Il ramasse les débris, rentre à la maison et les dépose sur la table.
Agathe est dans ses petits souliers (tu t’en doutes)

Elle essaie de se faire oublier et fait de louables efforts pour être transparente. Mais demande à une locomotive bariolée de toutes les couleurs de passer inaperçue sur les quais vides d’une gare, toi !
Raymond lui jette un regard sanglant.

  • J’te préviens…si j’arrive pas à recoller les morceaux, tu vas passer un sale quart d’heure, vu ?

L’autre bredouille quelques mots incompréhensibles en signe d’assentiment. Elle tente de faire baisser la température en proposant un café encore fumant dans un autre bol, écaillé lui aussi mais le papy l’envoie balader d’un geste large. Alors, elle remballe. Consciente des risques, elle se prépare à quitter les lieux sans retour possible. Depuis des décennies qu’elle pratique les bonhommes, elle n’a aucun mal à calibrer celui qui lui fait face. Elle sait que cette histoire va bientôt prendre fin.
Tout ça pour une vulgaire tasse pourrie !

Tout à son affaire, Raymond est descendu à la cave pour trouver de la colle forte. Il remonte quelques instants plus tard avec un tube du produit salvateur. Et il besogne pour la restauration de son antiquité. Cela dure…cela dure…quelques heures, quand même.
Agathe dort debout, appuyée sur la paillasse de l’évier, ronflant comme un aspirateur trop plein.

  • Elle se prend pour une jument, ne peut s’empêcher de rigoler Raymond quand il constate qu’elle dort sur sa jambe de bois…manquerait plus qu’elle se casse la gueule !

Enfin, après bien des heures et des heures d’efforts constants, Raymond lève le front et admire son travail. La tasse est là, recollée avec soin. Certes les vernis, déjà écaillés, manquent un peu partout sur l’objet, mais ce dernier a repris sa forme initiale et trône royalement au centre de la table. Muet d’admiration, le vieillard sourit. Une petite larme et une fervente prière au ciel pour ce miracle.
Bien ! On peut passer au café, maintenant.

Alors, croyant lui faire une bonne blague, Raymond se remplit les soufflets comme un ministre se remplit les poches, c’est-à-dire sans retenue puis, dans un hurlement qui ferait passer Concorde pour un planeur :

  • Debout, la vieille ! C’est l’heure du café !

Fatalitas ! Le sort joue des tours à tout le monde...
Mamy se réveille en sursaut. Les yeux épouvantés, elle se demande ce qui peut bien arriver. Elle écarte les bras qu’elle gardait croisés sur son poitrail dévasté, se met à vociférer des cris de demoiselle apeurée. Et voilà t’y pas qu’Agathe Zeblouze se trouve déséquilibrée par ce brusque mouvement des membres supérieurs. Ce qui se traduit tout de suite par un grave changement de son centre de gravité. En clair, la malheureuse se casse la fiole ! On ne peut pas dormir comme un flamand rose et se réveiller frais et dispos en une seconde et sur une patte, comprends-tu ? Non ? Bon, alors j’vas t’expliquer en quelques mots simples. Simples, mais lourds de conséquences immédiates.

En effet, dans un geste instinctif, la vieille tente de se rétablir en prenant appui sur la table. Merderie céleste, les lois de la physique se font un devoir d’appliquer les théories action/réaction ! En effet, la vieille s’écroule sur le côté opposé à la guibolle qui restait en contact avec le sol… Donc, elle se vautre. Seulement, sa pauvre mâchoire rencontre malencontreusement le coin de la table de cuisine. Et c’est dans un craquement digne d’un chêne déraciné par la tempête de 2001 que les dernières dents de la mémère s’envolent, accompagnées d’un majestueux flot de bave. Les vestiges dentaires se répandent au sol en quelques fractions de seconde.
Vient ensuite le craquement, plus sourd, plus prononcé du maxillaire… Là, Raymond lui-même se dit que la vieille doit souffrir méchamment. Un instant, il est pris de compassion pour la grand-mère qui part au tas. Un instant seulement car ses yeux s’arrondissent de stupeur en un…clin d’œil. Dire si c’est fugace.
La chute, c’est l’action…

Voici la réaction : sous le poids du fossile branlant, conjugué à la vitesse d’accélération (je vous le rappelle, bande d’ignares : 1 mètre par seconde et par seconde !) la table décolle comme Ariane V par beau temps à Gourou. Et satellise, en même temps, la misérable tasse à sa Môman qui n’est pas encore sèche. La voici qui s’élance avec courage à l’assaut des néons qui illuminent nuitamment le ciel de la cuisine. La force impulsée par Agathe est prodigieuse car la tasse percute sans effort lesdits néons qui déclarent forfait dans l’étincelle de temps qui suit !
Sans effort…mais pas sans effet, tu t’en doutes.
Eh oui, parce que la tasse se re-brise…
En minuscules particules noyées dans les infimes éclats phosphorés des néons. Pas récupérable. Faudrait des siècles pour recoller tout ça… et encore, même pas sûr. Faut voir. Alors c’est la grosse colère pour Raymond, la Terreur des bacs à sable et du linge pendu au balcon !

Le vieux, dans un geste désespéré, lève ses bras pour sauver quelques restes de la vaisselle interplanétaire. En vain, bien sûr. Alors, avant que de redescendre ses bras le long de ses côtes ancestrales, il tourne la tête et dirige ses yeux exorbités vers Agathe. Cette dernière finit de s’éclater le faciès sur le carrelage. Pan ! Maintenant, c’est son blaire qui se retrouve out. Le sang coule à gros flots par terre. Dans une pluie fine de débris, Raymond se dirige d’un pas décidé vers la vieille.
Sans seulement prendre la peine de considérer l’état de délabrement soudain de sa walkyrie de la veille, il se met à la couvrir d’injures.

  • Espèce de vieux pot de merde desséchée ! Tu peux vraiment rien faire que fout’ la daube là où tu passes, hein ?

L’autre bavoche des sons encombrés de sang, d’éclats d’ivoire et d’os. Il perd toute contenance et laisse courir sa colère. Alors, le méchant retraité se met en devoir de virer cette catastrophe ambulante hors de chez lui. A force de coups de pompe dans le prose, voilà la pauvre Agathe qui se traîne lamentablement vers la sortie, roule maladroitement dans les marches du perron. Elle est dehors en quelques reptations, bien sûr, mais cela ne suffit pas à Raymond. Il faut que cette furie dégage à l’autre bout du monde, c’est-à-dire derrière la porte de son jardin, sur la rue ! Alors il continue de la savater avec force insultes. Heureusement pour la vieille, le chemin est court. Ce qui ne l’empêche pas de se prendre des flopées et des flopées de coups de pied. Finalement, elle se retrouve sur le trottoir, haletante et couverte de sang. Le cul par terre, les jambes écartées à 45°, les jupes sur la tête, elle reprend son souffle. Raymond, de son côté, referme la porte après un dernier coup de croquenot dans le cul.
Question de principe.

Il marmonne des malédictions carabinées. Devenu hystérique, il trépigne comme un taureau piqué de banderilles en insultant sa traîtresse maîtresse. Il conclut l’algarade par ces simples mots :

  • Ingrate ! Quand je pense à tout ce que j’ai fait pour toi ! Salope !
  • Honhonohon…prosteste faiblement l’interpellée.
  • Tu mériterais que je te foute une baffe…

Et là-dessus arrive le voisin. Tu sais celui qui avait refilé le bébé (et l’eau du bain) à Raymond, trop heureux de se débarrasser de cette vieille sans logis qui traînait dans les rues comme une âme en peine. Alerté par les cris, de colère pour Raymond et de souffrance pour la Mamy, il sort de chez lui et vient aux nouvelles. Consterné à la vue de la pauvre mémé qui gît sur le bitume, il se précipite et l’aide à se relever.
Mais Raymond intervient et lui dit de ne rien faire, qu’elle mérite amplement ce qui lui arrive et qu’elle ferait bien de ne se plaindre à personne, vu ? Devant l’air guerrier de son voisin, l’autre préfère s’écraser. Il connaît trop bien les tempêtes verbales du retraité…
Le menton fièrement dressé vers le ciel, Raymond se retourne et rentre chez lui. Il tourne le dos à ce monde cruel qui fait rien qu’à l’embêter.

Les deux autres ramassent ce qui peut l’être et s’éloignent vite fait de cet enfer banlieusard. Fin d’une idylle sans lendemain, baignée dans le stupre et le sang. Rupture violente pour un café raté…

C’est moche, je sais.

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