Chapitre 3

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Passons rapidement sur le reste de la journée.
Je vous résume quand même : il la retient à bouffer : elle accepte. Il l’invite à une séance de photos souvenirs d’avant-guerre : elle accepte. Même, elle se pâme comme une blondasse ! Tout ça pour des clichés faussement dédicacés de Tino Rossi, Luis Mariano, Maurice Chevalier et autres coprolithes de cette époque. L’air de rien, Raymond se rapproche lentement de la vieille. Et cette vieille carne le voit bien et ne s’y oppose pas, bien au contraire…
Donc, qui ne dit mot… consent !

Alors Raymond pousse son avantage et ils se retrouvent bientôt épaule contre épaule. Agathe frémit discrètement à l’idée que ce bel étalon d’une autre époque lui fait du gringue jusqu’à plus soif. Lui, de son côté, s’évertue à mobiliser ses forces en vue d’une tringlée qui sera peut-être sa dernière avant d’aller rejoindre les emplumés du Paradis. Eh dis, à cent berges et des brouettes, on ne tire pas sa crampe comme un fringant de vingt ans, hein ? Alors, respect !
On pourrait même lui voter un accessit sans histoire car, en plus de se stimuler la godance, il continue de discourir comme un présentateur télé qui t’annoncerait la fin du monde, avec le sourire. Tu peux faire ça, toi ? Non, hein ? Alors respect, que je te dis. Non mais, faut pas pousser papy dans les orties, il a encore besoin de ce qu’il a dans la culotte !

Discrètement, ils ont tous les deux les yeux rivés sur la vieille comtoise qui égrène lentement les heures. Le temps, pour une fois ne défile pas assez vite, alors ils attendent avec cette infinie patience des vieux que vienne le soir. Ils meublent, dissertent longuement sur des petits riens qui ne les intéressent pas mais, par pur plaisir, ils parlent.
Ils savent que chaque minute passée les rapproche de l’échéance enivrante. Ils savent, tous les deux, qu’ils vont passer à la gamelle et ils se régalent comme de gros gourmands de tous ces instants qui les séparent encore de la partie de jambons qui va affoler leur pile cardiaque.
Ça leur rappelle leurs premiers émois d’adolescents, ces minutes de vérité où ils basculèrent de l’enfance pure à l’état de pré-adulte. Certes, plus tout à fait enfants mais pas encore adultes, ils durent se défaire de cette part d’innocence qui sacralisait leur état de petits anges mais, bordel, comme il était bon de s’en défaire et de goûter enfin aux fruits défendus du plaisir charnel !

Privés depuis des siècles, leur semble-t-il, du goût capiteux du corps d’un autre, ils attendent encore en se délectant à l’avance de ces sensations que seul procure l’amour. Ils ont le cœur qui tremble un peu, les mains aussi, et ça n’a rien à voir avec Parkinson, pour une fois.
Du temps de leur jeunesse, il était formellement interdit de découvrir un genou, dûment caché sous de nombreuses couches de tissus opaques, un brin cléricaux. Les rondeurs des femmes se devaient d’être dissimulées, pas question de livrer à la vue une épaule, un soupçon de poitrine. On tolérait à peine la vue d’un bras gracile et blanc comme du plâtre.
Aujourd’hui, la frénésie générale veut que toutes les gonzesses se baladent à moitié à poil et que tous les matous avancent avec quelques centimètres de retard sur une certaine partie de leur personne.
Et pensez à l’incroyable importance de ces quelques misérables centimètres de bidoche (que les moins informés s'obstinent encore à prendre pour un os !) à une époque où des futés envoient des satellites graviter autour de Saturne. A plusieurs centaines de millions de kilomètres !
Les gonziers d’aujourd’hui, plus encore que ceux d’hier, se la triturent dans tous les sens, leur bébête. Y a en même qui y pendent des pierres pour se l’étirer un peu plus encore !
Les belettes, quant à elles, s’imposent des séances de tortures quotidiennes pour la couleur de leurs dents, de leurs yeux, de la forme de leurs oreilles, de leurs hanches, de leurs fesses, de leurs seins, et j’en passe et des pires. Les hommes se rasent la barbe ? Elles s’épilent, attaquent le mal à la racine, à la cire chaude, pour bien se brûler la couenne, ces connasses ! Ils et elles se défoncent pour ressembler à des top-modèles inventés par des hordes de pédérastes !
Et tu crois qu’ils et elles vont comprendre que le bonheur c’est pas ça ?
Bah non, rien à foutre des satellites ! Rien à foutre de la couleur du ciel ou de l’air qui s’engouffre à grands flots gratuits dans leurs éponges de paumés ! Par contre, quelques centimètres de plus que les autres, une blondeur plus éclatante que la voisine et le bonheur est total…
Va y comprendre quelque chose...

Et leur pauvre Petit Jésus qui s’acharne encore à vouloir les sauver. Quelle perte de temps !
M’enfin, tout ça ne choque pas nos deux tourtereaux. Ils s’en battent les flancs et l’aile gauche. Au contraire, ça les arrange. Te dire, Raymond lorgne voluptueusement sur le décolleté en ruine d’Agathe qui, loin de s’en offusquer, se déplace très légèrement de côté pour lui favoriser le panorama.
Alors qu’ils feuillettent les pages jaunies des albums photos, leurs doigts s’effleurent, se touchent, s’attardent. Ils se penchent volontairement sur les photos, au prétexte de leur vue défaillante. Ainsi, les fronts s’approchent dangereusement.
Tu parles d’un couple de saligauds, quand même !
Mais bon, laissons-les faire : faut bien qu’ils méritent leur Enfer, non ?

Bon, voilà, je tire un peu à la ligne, là, tu le vois bien, hein ? C’est histoire de tirer pour tirer. C’est simplement pour te faire mériter ton enfer aussi, n’est-ce pas ? Et puis ça te fait languir un peu, ce qui ne te fait pas de mal. Tu te demandes quand ils vont entrer en action et tu as tendance à lire de plus en plus vite. Quitte à lire en diagonale (genre, on peut lire en diagonale. Perso, j'peux pas : ça me fout un joli merdier dans la tronche à lire un mot sur quinze. Et prétendre ensuite qu'on a tout bien lu, bien tout pigé… c’est vraiment à chier d’oser faire ça à un mec qui se pèle les hémorroïdes et les doigts à coucher ces milliers de mots sur du papier. Faut vraiment être un empaffé de première, se croire au-dessus du lot commun pour se permettre de zapper les platitudes d’un contemporain, non ? Alors pourquoi ne pas me permettre quelques impertinences, hein ? Comment ? Toi, tu lis chaque mot, respecte chaque virgule ? Bon, je vais faire semblant d’y croire et, par pur respect, je vais te donner la suite de l’histoire. Mais c’est bien parce que c’est toi, on est d’accord ? Sinon, les autres, les pisse-froids n’ont qu’à nous rejoindre quelques pages plus loin. Peut-être qu’on les y rejoindra. A voir ! Et même, tiens, t’imagines qu’on les retrouve pas à la bonne page ? Oui, je vais leur dire de nous retrouver à la page quatre-vingts…et je vais demander à l’imprimeur de ne pas numéroter la page quatre-vingts…ils ne nous emmerderont plus comme ça !
Qu’est-ce que tu en dis ? Moi, l’idée me plaît bien)

Toujours est-il que nos deux colombophiles se roucoulent des conneries à n’en plus pouvoir. Et vas-y que je te donne des « chère amie de mes yeux chassieux » et que ça te renvoie du « c’est trop de gentillesse de votre part, mon cher et galant ami de mes noix »
Les œillades se font de plus en plus appuyées. Les paroles à double sens fusent entre les murs du salon vétuste et explosent en feux d’artifice dans les cages à miel déjà surchargées de deux séducteurs. Ça baigne dans l’huile, que je vous dis. Ils finissent de compulser avec émotions les photos des dernières vacances de Raymond, en Normandie, à Cabourg en 1938 quand, sans crier gare la pendule chie enfin ses huit coups consécutifs pour annoncer le début de soirée.
Ouf ! Ils n’y croyaient plus. Alors, commence le vrai cirque…

  • Comment, déjà si tard ? s’exclame Raymond avec véhémence.
  • Non, ce n’est pas Dieu possible ! soupire Agathe, le souffle un peu plus rauque.

Ben non. C’est pas grâce à Dieu…c’est sûr puisque c’est moi qui vient de donner une petite pichenette à cette maudite pendule. Classe d’attendre !
Taïaut !

  • Mais comment allez-vous faire pour dormir cette nuit ?
  • Mon brave, vous avez déjà la grande charité de me retenir à diner ce soir, alors, si vous le voulez bien, ne nous préoccupons pas de cela pour l’instant. Vous savez, dans la mesure où je n’ai nulle part où aller, je ne risque pas de me perdre !

Elle en a dans le chou, la belle, hein ? Faut dire que ça fait des heures et des heures qu’elle prépare sa campagne de conquête territoriale. Tu penses bien que son sketch est prêt à toutes les options. Elle n'est peut-être plus très affriolante, mais côté neurones, ça carbure encore pas mal !
Mais ne t’offusque pas, l’autre n’est pas en reste : Raymond à préparé le discours qui va bien pour que sa mémère ne mette pas les bouts trop tôt. Pas avant d’être passée au dépoussiérage, en tout cas. Il sait bien qu’elle devrait pieuter sous une arche, quelque part, si elle voulait protéger sa case trésor. Elle est rusée, certes, mais il n’est pas tombé de la dernière pluie non plus, le bougre.

  • Ecoutez, Agathe, je veux vous tirer ce soir…de ce mauvais pas, commence-t-il, ne se reprenant qu’à grand peine pour ne pas lui sauter dessus tout de suite.
  • Je ne sais pas…minaude-t-elle, le regard en coin. Je ne voudrais pas déranger.
  • Foin de toutes ces calembredaines, ma chère Agathe ! Dinons, d’accord ?
  • Eh bien…
  • Allez, ne vous faites pas prier plus que de raison ! Je vais vous prendre sur la table…cette jolie boîte de haricots verts et je vais vous l’enfourner…dans une belle cocotte en fonte ! Vous allez adorer ! relance le vieux, au bord de l’apoplexie.
  • Je ne sais que piper ! lâche mamie en tremblant d’excitation.
  • Vous occupez pas de ça pour le moment, bave Raymond. Vous piperez… plus tard !

Voilà, les fauves sont lâchés ! Ils quittent péniblement la table, les jambes flageolantes et les yeux plus brillants que d’habitude. Raymond invite la vieille à se poser dans les restes de son canapé ravaudé mille fois. Pendant ce temps, il file préparer la table à la vieille (avant de se mettre la vieille à table…oui, je sais…c’est pas malin mais j’adore, que voulez-vous…) Il extrait des entrailles de ses placards agonisants quelques assiettes pas trop ébréchées, les vieux couverts en argent noirci de sa vieille môman. Trouver deux verres qui ne soient pas des pintes de bière est toute une affaire mais il finit par dégauchir deux gobelets en fer pas trop rouillés.

  • De toute façon, elle aura pas le temps de boire ! Je vais la mettre à l’équerre direct, la mère ! pense-t-il en son for intérieur.

A suivre...

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