4.

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Ortiz se dirigea vers la domaniale, grimpa les marches du perron, s’attarda à observer l’intérieur, le front collé à la vitre. Alors qu’il s’apprêtait à repartir, intrigué, il posa la main sur la poignée, arrondissant les yeux grands ouverts, ressentant quelque chose d’étrange. Il eut soudain le sentiment que la bâtisse était dépourvue de vie, qu’elle renfermait une sensation de mort comme si l’on venait d’y exorciser le mal. La chair de poule lui couvrit les avant-bras, les poils se hérissant sur la peau, alors que les battements cognaient fort sur ses tempes.

« Oh, mon Dieu ! lâcha-t-il, le visage terrorisé. »

Le véhicule de Julen s’enfonça au travers de l’épaisse forêt de pins tandis qu’il semblait absorbé dans ses pensées, remâchant les mots de madame Crespin — votre nom figure bien enregistré sur le registre communal au regard de la concession MS-025. La roue avant du truck s’engagea de façon dangereuse sur le talus de sable le long de la départementale rectiligne l’obligeant à lever le pied de l’accélérateur pour redresser sa course. Il souffla, en essayant de chasser cette phrase, cette contrariété qui l’agaçait au plus haut point, pour rester concentré sur la route. Devant lui, l’horizon toujours plus noir s’assombrissait comme de la poix et les premières gouttes grosses comme des billes s’écrasèrent sur le pare-brise.

« Il ne manquait plus que ce déluge, à croire qu’on l’a placé exprès sur ma route pour m’énerver ! s’écria-t-il en prenant trop vite le virage de la grande croix couchée, avec les pneus qui crissaient. »

Les gravillons mitraillèrent les ronces dans le fossé, puis à la suite d’une longue ligne droite, le truck aborda la cour du presbytère. Julen descendit du véhicule, la pluie lui fouettant le front, se dirigea vers la plateforme arrière, souleva la bâche et constata l’absence des bottes en caoutchouc, celles qui lui servaient d’ordinaire les jours de mauvais temps.

« Ça s’annonce mal, lâcha-t-il en rabattant la toile, lorsqu’il aperçut le père Hippolyte l’observant derrière la vitre de la maison, la main placée en visière au-dessus du front. »

Le révérend, qui l’épiait jusque-là, se retourna et d’un pas étouffé, comme réduit par le silence, s’approcha de l’armoire. Il respira profondément, l’ouvrit, inspecta les livres alignés sur l’étagère du haut, sembla hésiter un instant avant d’empoigner un recueil que personne n’avait dû ouvrir depuis bien longtemps, du moins si peu de fois que les pages restaient collées entre-elles. Son doigt humide s’arrêta au milieu du livre.

« Oh non, ce n’est pas possible ! couina-t-il se ruant sur le tiroir du bureau pour en extraire une paire de lunettes. »

Julen, de son côté, avançait entre les allées, le dos voûté avec le col de la chemise relevée et le pull tendu au-dessus de la tête pour se protéger de la pluie. Après chaque sépulture imposante, il se voutait pour lire le nom puis poursuivait jusqu’à la suivante, soupirant alors que les gouttes coulaient sur son visage, lui perlant dans les yeux, l’empêchant d’y voir clair. Soudain son regard se posa sur l’ancien mausolée, ce tombeau grandiose en pierres de taille blanchâtres, ce monument funéraire qui se dressait en face de lui. Il enjamba une grande dalle, glissa sur le marbre mouillé, renversant un pot de fleurs qui se brisa, se rattrapant de justesse à la croix.

Parvenu au pied de la chapelle, et alors que les bourrasques détrempaient les murs pour s’écouler en torrent et plonger en rigole dans un trou, il aperçut sous le porche, le révérend Hippolyte qui l’observait, ce dernier le saluant poliment d’un geste de la main. Julen n’y prêta guère attention et contourna le caveau, respirant une odeur d’œuf pourri, songeant que le vent devait rabattre sur le cimetière les fumées de l’usine. Le monument l’intrigua avec son toit à quatre pentes en forme pyramidale, son immense grille en fer forgée barrant l’entrée d’une crypte. En s’avançant, il remarqua dans le fond, une statue de la Vierge en basalte foncé presque noir, tranchant de manière singulière avec les pierres en calcaire de la chapelle. Puis, ses yeux s’attardèrent sur les quatre marches au milieu de l’espace qui descendaient, privées de lumière, mais ne semblant donner sur aucune ouverture, simplement un pan de pierres rectangulaires. S’écartant de la grille, il constata des traces de peinture sur ses paumes et nota que sur la première marche de la crypte, une gravure en relief représentait une torche et un bûcher.

Il eut une étrange impression, celle que ce lieu froid était chargé de tourments au point de le faire frissonner. Julen ne put ignorer, çà et là, le fatras des tombes modestes encerclant la chapelle, tant ces dernières semblaient ne suivre aucun alignement, ordonnancement ou plan. Les croix pour certaines rouillées, renversées, ne portaient pas d’inscriptions.

Mais sa principale pensée restait les paroles de madame Crespin. Pour en avoir le cœur net, il se rapprocha de nouveau, se lança à la recherche d’une plaque reprenant les noms des défunts. Ne trouvant rien sur la façade et au risque de se casser la figure, il se hissa aux barreaux de la grille, colla son front pour regarder à l’intérieur. Ce qu’il vit sur un angle du mur le fit bondir en arrière et retomber les pieds dans une flaque. Comme s’il venait de perdre toute lucidité, ses traits trahissant l’effroi, il se frotta les yeux pour mieux découvrir la plaque.

Appuyée contre le mur, elle offrait au regard un médaillon scellé contenant son portrait.

« Qu’est-ce que ça veut dire, non, ce n’est pas possible, je dois rêver, parce que si c’est le cas… s’écria-t-il l’air affolé. »

Il prit de nouveau l’équilibre sur la grille et les joues coincées, se mit soudain à suffoquer, puis à balbutier pour s’écrouler au sol comme s’il portait un énorme fardeau. Les mains encore cramponnées aux barreaux, il espérait que tout cela ne pouvait être réel. Il rejeta cette dernière vision d’un hurlement profond sorti du fond de la poitrine. Sur le bout de plaque orienté vers la grille, trois noms et dates apparaissaient.

Elaïa Asaï, 25 mai 1674.

Maria Asaï 25 mai 1674.

Mais le plus étrange, le sien.

Julen Asaï 25 mai 1974- 25 mai 2024.

Les genoux baignant dans l’eau, il sentit la main du père Hippolyte se poser sur son épaule.

« Personne n’a jamais découvert les sépultures de ces deux femmes comme si quelqu’un les avait emportés ou bien une force maléfique, murmura Hippolyte, le cou enfoncé, le regard à l’affût, craignant que le Mal n’ait pu l’entendre. Venez, mon fils, ne restons pas là, suivez-moi jusqu’au presbytère. »

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