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Julen Asaï habitait la bâtisse, la domaniale comme l’appelaient les rares voisins, située au bord de l’enclos de la ferme de Ramouniche. Il passait et repassait devant la fenêtre de la cuisine et s’inquiétait de la masse noire qui s’amoncelait sur la ligne d’horizon. D’énormes nuages sombres, presque violets, s’enroulaient, tournoyaient torturés par un vent puissant venu de l’océan.

Quand Julen sortit sur la terrasse, un souffle rafraîchissant lui fouetta le visage. Les rafales tordaient et arrachaient les mousses espagnoles suspendues à l’arbre. Le chêne de Virginie dressait sa voûte au-dessus de la maison et paraissait s’échapper d’une essoreuse avec ses longues touffes de lichens blancs, tortillés en spirale, ces barbes de patriarche, comme les surnommait Julen. Les racines du centenaire végétal puisaient dans les eaux d’une ancienne sablière, certaines croupissant dans des tourbières saumâtres.

Julen aimait ce vieux bonhomme et se réjouissait quand les tempêtes hivernales l’épargnaient, les bourrasques printanières menaçantes détournant au dernier moment leurs courses dévastatrices. L’arbre s’avérait être le seul rescapé sur le pourtour des berges et Julen ne manquait pas une occasion de s’asseoir sous son ombrage pour contempler les couleurs changeantes des flots au gré des saisons.

La famille Asaï avait été la première à construire son habitation de ce côté-ci du lac. Ce devait être en 1964. La deuxième génération privatisa une partie de l’étendue d’eau, la plus poissonneuse pour y plonger d’immenses filets. Mais quand les voisins, le foyer des Ortiz nouvellement arrivé s’aventurèrent à bâtir un ponton au milieu de la zone de ponte, les deux patriarches s’affrontèrent, en vinrent aux mains pour finalement se retrouver devant le juge du tribunal de Bordeaux. Ce dernier leur reprocha de s’être accordé des droits privés sur des espaces publics et les condamna à démolir le ponton et à retirer les filets. Dès lors, avec la troisième génération, tout devint sujet de discorde. La famille Ortiz prétendait que le portail qui donnait accès au sentier desservant les deux maisons empiétait sur leur terrain et Julen que la piste empierrée par endroits et poussiéreuse tout le long lui appartenait. Alors vint le jour où Julen ayant défoncé avec son truck le portail cadenassé, Ortiz se vengea en labourant l’allée avec son bulldozer, creusant une tranchée tout le long pour y abandonner des dépôts de ferrailles.

Les mois suivants, tandis que les battants du portail, brisés par Julen, rouillaient et disparaissaient sous les ronces, des poutres de chemin de fer, déposées par Ortiz, encombraient désormais le chemin, obligeant les deux familles à slalomer de part et d’autre les tas de madriers pourris, évitant les rangées de fils barbelés délimitant d’immenses parcelles en friche.

Après quoi, Julen eut l’idée de reconstruire l’entrée avec une maçonnerie monumentale, une copie parfaite de Southfork ranch au Texas. De son côté, Ortiz, cet homme, peu dégourdi, mais brillant dans les coups foireux et froussard en toute occasion, manqua de s’électrocuter en plantant, de nuit, une pointe en fer dans le compteur de la domaniale.

Cependant ce qui tracassait Julen ce matin semblait bien différent.

Il sursauta en regardant l’éclair zébrer le ciel et s’abattre au loin sur la commune de Biganos. Puis il entendit le grondement du tonnerre et ressentit son bruit sourd rouler à travers le massif forestier dans sa direction. Dans la cuisine, la sonnerie de son portable retentit et Julen qui attendait un appel du centre hospitalier de Bordeaux se rua à l’intérieur.

« Bonjour, je suis bien avec monsieur Asaï, interrogea une voix de femme, Julen Asaï, répéta-t-elle.

— Oui, lui-même. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

— Je suis madame Crespin de l’office des pompes funèbres d’Audenge, je me permets de vous téléphoner concernant la gravure au cimetière des Cabanasses, souhaitez-vous des lettres couleur or et que la plaque soit replacée sur la gauche ou à sur la droite de la chapelle ?

— Je vous arrête tout de suite, madame, mais je ne possède pas de caveau et encore moins de chapelle, répondit-il surpris. »

Un silence pesant s’installa et dura quelques secondes avant que madame Crespin reprenne la discussion.

« Je suis bien avec monsieur Julen Asaï ? insista-t-elle.

— Oui, c’est bien moi.

— Dans ce cas, je vous rappelle votre venue en début de semaine dernière à l’agence et votre commande pour le remplacement de la plaque de la chapelle.

— Je vous répète, madame, que je ne possède pas de concession funéraire au cimetière des Cabanasses, lança-t-il d’un ton plus agressif.

— Faisons une chose, accepteriez-vous de passer à l’office dans la journée ?

— Cela ne sera pas possible, je dois me rendre au centre hospitalier.

— Et… demain, demanda-t-elle d’une voix devenue timide en hésitant sur les mots.

— C’est parfaitement inutile, protesta Julen, arrêtez d’insister, lorsque soudain lui naquit l’idée qu’il pourrait peut-être s’agir d’un coup bas d’Ortiz. Qui vous a avisé pour vous dire que j’étais le propriétaire de cette chapelle ?

— Vous-même, lors de votre présence à l’agence. Par ailleurs et après vérification du marbrier, le nom Asaï figure bien enregistré sur le registre communal au regard de la concession MS-025.

— C’est quoi cette blague ? Encore un tour de ce cochon d’Ortiz !

— Pardon ? J’ai du mal à vous suivre, je vous assure, monsieur Asaï, qu’il ne s’agit pas d’une plaisanterie. »

Julen raccrocha, resta quelques secondes, le cœur battant, les mains moites dans un silence écrasant. Il consulta sa montre et pensa qu’il jouissait d’une bonne heure avant de devoir prendre la route pour la métropole girondine et se rendre au centre hospitalier. Le cimetière n’était qu’à cinq kilomètres du lac. Il récupéra les clés du truck, empoigna un pull au passage sur le dossier d’une chaise, se précipita dehors lorsqu’il aperçut son voisin qui l’observait, les coudes appuyés sur la clôture. Ortiz pista Julen du coin de l’œil, s’assura que le véhicule s’éloigne sur la départementale, avant de se courber et franchir les barbelés. Le pick-up roulait le long du chemin quand Julen regarda dans le rétroviseur et crut voir une femme lui faisant des signes. Il fronça les sourcils avant de relever de nouveau la tête et réaliser qu’il n’y avait personne.

Il soupira se disant que cette journée orageuse épouvantable — cette journée du 22 mai 2024 — risquait d’être la plus stupide de son existence.

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