2.

3 minutes de lecture

Sarah livrait le pain. Elle franchit l’ultime virage après la grande croix couchée sur le talus, fauchée par les roues du tracteur d’Émile quelques années plus tôt. Puis la jeune femme mit cap au nord, écrasa l’accélérateur pour s’arrêter de façon soudaine, d’un tête à queue dans la cour du presbytère, manière de recouvrir de poussière cet abruti de chien, celui du révérend père Hippolyte. Le Saint Bernard retroussa les babines, sortit ses énormes crocs, puis ce vaurien qui ne pensait qu’à uriner sur les pneus de la fourgonnette, s’empressa de les renifler, de les inspecter pour finalement lever la patte et pisser dessus. La même habitude liait Sarah au molosse depuis qu’elle avait fait la connaissance de l’homme en noir.

Le révérend Hippolyte se fichait comme d’une guigne de ce manège matinal, se contentant de pousser un soupir silencieux depuis le perron, où il patientait les bras croisés dans le dos. Lorsque Sarah mit pied à terre, il releva le bas de sa soutane, descendit les quelques marches puis s’approcha sans mot dire pour venir chercher son pain, sans que l’odeur des baguettes à peine sorties du four ne le mît de meilleure humeur.

— Bonjour mon père, s’écria Sarah en se ruant à l’arrière de la fourgonnette. Comme d’hab, un pain de cinq cents grammes pas trop cuit, lança-t-elle sans attendre de réponse. Z’êtes au courant, quelqu’un a racheté la chapelle… c’est pas que j’veuille me mêler de ça, mais ce doit sûrement être un étranger  !

Hippolyte ne réagit pas et coinça le pain sous l’aisselle, se sentant soudain triste et abattu. Il avait vérifié ce point auprès du service du cadastre communal, qui lui avait certifié qu’il s’agissait d’une modification du nombre de places disponibles à l’intérieur de la chapelle et non pas d’un changement de propriétaire. Pas de quoi gâcher sa journée à défaut de l’intrusion dans le cimetière, la veille à la nuit tombée par une bande de vandales, s’attaquant à certaines tombes, délogeant de leurs socles quelques croix, renversant des pots de fleurs et brisant la plaque funéraire de la chapelle. Même ses grilles, fraîchement repeintes, avaient été saccagées jusqu’à y tracer l’esquisse d’un temple avec à sa base un rouleau de couleur cuivre. La facture allait s’avérer d’un prix exorbitant, quant à la commune, elle traînerait sûrement des pieds pour ça aussi, comme elle retardait la réfection de la toiture du presbytère depuis des mois.

— Bien, ce n’est pas tout ça, mon père, reprit Sarah, mais avec cette chaleur, j’veux finir la tournée d’bonne heure, ajouta-t-elle avec cette fâcheuse habitude de gober les syllabes.

Hippolyte resta un moment immobile à regarder la fourgonnette s’éloigner, libérant derrière elle un nuage de poussière.

Cet étrange bonhomme avait recueilli, douze ans plus tôt, la charge de la paroisse, un assemblage des patelins environnants, de deux cent huit âmes éparpillées dans les fermes, les bâtisses du domaine forestier, et les cabanes de résiniers au milieu d’une crinière végétale plantée sur d’anciens marais asséchés. Dans ce bout perdu du Bassin d’Arcachon, où les gens ne s’occupent pas des voisins, se parlent rarement et évitent d’assister aux messes, le père Hippolyte avait bien tenté de les attirer, de les confesser, mais personne ne venait aux offices. Il avait tout d’abord été dubitatif puis avait repris espoir quand mademoiselle Hortense, une dame de quatre-vingts ans, fort pieuse, mais bavarde comme une pie, s’était résolue à le rencontrer juste avant de bien mourir, sur le coup, dans son lit, un sourire aux lèvres.

Cela datait d’une dizaine d’années.

Hippolyte se sentait secrètement abandonné par le diocèse, cela faisait des mois qu’il demandait en vain une audience auprès de l’archevêque dans l’espoir d’obtenir une nouvelle paroisse. Il porta son attention sur le toit de la chapelle MS-025 qui dominait le mur d’enceinte, ébaucha un pas dans sa direction, songeant à sa plaque funéraire gisant maintenant brisée en deux morceaux, placée à l’intérieur pour tenter de protéger ce qu’il en restait. Puis il se ravisa — cela pourra attendre la fin de la journée, lança-t-il à voix haute.

Ce mausolée étrange reposait sur un tumulus avec, à l’intérieur, une crypte, si profondément creusée, que lors de la dernière rénovation, les marbriers s’étaient bien gardés de l’ouvrir. Il se racontait que le caveau souterrain abritait une tombe sans nom, si bien cachée qu’elle devait concerner une créature venue d’un autre monde. L’épitaphe gravée en lettres araméennes à l’entrée de la chapelle portait la date du 25 mai 1674 — ces femmes furent liées avec leurs tuniques, leurs manteaux, leurs vêtements, et jetées au milieu de la fournaise ardente. [1]

[1] Livre de Daniel 2 :5-7 :28.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 19 versions.

Vous aimez lire Julen Eneri ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0