Chapitre 4 - Marco Pinso

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Marco. C'était son nom. Comme le célèbre marchand italien du XIIIème siècle, Marco Polo, qui rapporta ses observations de la cour mongole. Un visionnaire. Un aventurier. Un curieux. C'était ainsi que sa mère lui peignait son héros fétiche chaque soir, quand elle lui lisait quelques romans relatant les aventures de cet homme merveilleux. Qu'importait l'âge du jeune Marco junior, il entendait parler de son homonyme à longueur de journée, à travers des documentaires ou des lectures d'ouvrages universitaires. La passion de sa mère. Il ne comprenait pas vraiment pourquoi elle adulait ce vieux fossile qu'elle n'aurait pu rencontrer que dans ses rêves. Un vieux déchet qui n'était même plus de ce monde. Un homme qu'il avait appris à détester avec le temps.

Très vite, il avait saturé d'entendre sa mère n'avoir que ce nom à la bouche. Marco junior en avait assez qu'on le compare sans cesse à lui. Ils n'avaient rien en commun, à part ce prénom débile. Il n'avait aucune preuve à apporter pour égaler la grandeur de cet abruti vénitien. Il ne trouvait qu'un seul point positif à cette passion débordante qu'avait sa mère : ils avaient pu voyager plusieurs fois à l'étranger sur les traces de cet incapable. L'Asie était vaste, d'une culture riche et débordante. Il aimait s'y rendre. Il aimait découvrir de nouveaux endroits, que sa mère soit là ou non. Il fallait bien que son statut de professeure de faculté soit utile. Elle savait le guider dans ces lieux reculés et lui apprendre tout un tas de choses dont il se délectait. Voyager, apprendre, nourrir son âme. Dans ces rares moments, il remerciait ce vieux croulant d'avoir existé. Mais il aurait tout donné pour changer ce prénom ridicule qu'il devait trimballer partout comme une vieille boîte de conserve cliquetant derrière lui sur les pavés. Un fardeau...

L'autre coin fétiche de sa mère était l'Italie natale de son héros, et notamment la belle cité de Venise, petite perle scintillante au gré des marées. Fils d'une intellectuelle confirmée, il avait très vite développé une curiosité sans bornes pour tout ce qui l'entourait. Histoire, arts et autres disciplines reconnues. Tous les ouvrages spécialisés y passaient et il avait largement de quoi entretenir le feu de connaissances qui brûlait en lui. Sa mère possédait une bibliothèque impressionnante dans laquelle il puisait ses lectures du moment sur des coups de tête. Il pouvait se le permettre : elle ramenait de nouveaux ouvrages régulièrement. La seule passion qu'ils partageaient volontiers, débattant pendant des heures. Mais sa curiosité n'avait pas que de bons aspects.

Très vite, il eut envie d'expérimenter les choses par lui-même. Marco commença par de petites expériences scientifiques, gentillettes et bien encadrées par sa génitrice qui l'admirait. Elle voulait toujours lui apporter le meilleur, tant et si bien qu'elle lui présenta des collègues -et amis, qui fréquentaient les mêmes cercles. De nouveaux horizons s'ouvrirent pour le jeune Marco qui était bien décidé à partir les explorer. Traités de médecine, humaine et animale. Philosophie. Psychologie. Tout était prétexte à la recherche. Voyant sa soif inextinguible, elle l'emmenait partout avec elle lors de ses conférences et congrès. Ce petit surdoué n'avait pas besoin d'aller à l'école : il se suffisait à lui-même tant il apprenait vite sous l’œil bienveillant de sa mère. Mais cette éducation spartiate avait ses défauts.

Habitué à agir selon ses envies, sans maître ni règles, le jeune Marco ne vivait que pour satisfaire ses propres désirs. Il se contre-fichait d'avancer dans un monde peuplé d'autres personnes. Ces gens ne lui servaient à rien. Ils n'étaient que des parasites sur ce globe en perdition. Des puces qu'il fallait éradiquer avant qu'il ne soit trop tard. Bientôt, la théorie ne lui suffit plus et il passa à la pratique. Ses traités de médecines et autres ouvrages illustrés étaient dépassés. Il voulait expérimenter les choses par lui-même, découvrir de quoi étaient faits ces êtres qu'il méprisait. Quoi de mieux que la pratique sur un sujet bien en vie pour obtenir des réponses à ses questions ?

Ce vendredi-là, sa mère revenait d'une longue journée ponctuée de cours magistraux de deux heures chacun. Elle était exténuée... La gorge sèche et douloureuse, elle désirait ardemment boire un grand verre d'eau pétillante. Se dirigeant vers la cuisine, elle tomba des nues en découvrant le petit atelier improvisé par Marco. Devant elle, le plan de travail avait été réaménagé en un petit bloc opératoire, sa planche à découper en bois servant de support pour le cobaye de son fils. Un jeune écureuil était allongé là, épinglé comme un papillon sous verre, le ventre grand ouvert. Et Marco la regardait, impassible, tenant fermement un petit couteau dans sa main gantée. Il avait tout prévu... Horrifiée, elle poussa un cri et recula. Trop choquée pour réprimander son rejeton, elle hésita sur la marche à suivre. Lui coller la fessée de sa vie n'y changerait rien. Elle avait peur. Devait-elle appeler de l'aide ? La police ou... Non, elle ne savait pas. Elle regretta que le père de ce petit monstre soit mort lorsqu'il était bébé. La laissant seule face à ce petit être dont elle ne voulait pas, à la base.

- Que... Pourquoi as-tu fait ça ? finit-elle par demander.

- Je voulais savoir. Quel mal y-a-t-il à cela ? Tu es la première à me répéter sans cesse que le savoir est le pouvoir et que rien ne doit nous empêcher d'apprendre. J'apprends. Je suis dans mon droit.

- Seigneur... Qu'ai-je fait..., se lamenta-t-elle au bord des larmes.

Retirant le masque chinois anti-pollution qu'il portait, fraîchement commandé sur internet, Marco s'approcha doucement de sa mère qui était recroquevillée contre le frigo. Elle n'avait aucune raison de le craindre. Il ne faisait qu'étudier. N'était-ce pas là ce qu'elle avait toujours attendu de lui ? Aussi doux qu'un agneau, il se pencha pour être à sa hauteur et ramena son visage tout contre le sien. Front contre front, il ferma les yeux pour profiter de la chaleur de sa peau. Ses cheveux dégageaient une forte odeur, celle de son shampoing à l'avocat. Cette note fruitée lui avait toujours plu. Il l'inspira pleinement, s’imprégnant de chaque détails pour garder ce moment dans sa mémoire à tout jamais. Elle hoqueta en le sentant se coller à elle mais ne le rejeta pas pour autant. Il était son fils, après tout. Quelle mère pouvait rejeter le fruit de ses entrailles ? Elle prenait sur elle. Il était tel qu'elle l'avait fait. Elle ne pouvait pas s'en plaindre au moindre écart. Son œuvre. Son erreur.

- Je ne te remercierais jamais assez pour tout ce que tu as fait pour moi, maman.

- Que veux-tu dire par là, mon grand ? s'inquiéta-t-elle, la voix tremblante.

- Que je vais avoir dix-sept ans bientôt. Je n'ai plus besoin de toi !

Avant même qu'elle ne puisse le repousser pour se dégager de son emprise, il agrippa fermement ses cheveux et enfonça la lame de son couteau dans sa minuscule gorge, sectionnant au passage sa carotide. Dans un sanglot à demi étouffé, elle lutta, portant ses mains à son cou. Mais il était trop tard. Elle ne pourrait rien y faire. Elle perdait trop de sang, trop vite. Il avait finement joué son coup. Il avait appris trop de choses et ses connaissances se retournaient aujourd'hui contre la pauvre Liliana. Les yeux exorbités, elle le regardait s'éloigner d'elle tout en profitant du spectacle. Il ne voulait pas en perdre une miette. Sa fichue curiosité, encore et toujours. Ôtant ses gants de cuisine, il les jeta négligemment dans l'évier et fit couler l'eau chaude sur eux. Il effaçait déjà les preuves de son crime alors qu'elle n'était pas encore partie...

Agonisante, elle le vit nettoyer en sifflant le plan de travail, souillant du sang de l'animal une éponge jaune bon marché. Bientôt, elle ne fut plus qu'une carcasse dénuée de vie, sans le moindre intérêt pour lui. Marco savait qu'il ne pourrait pas la disséquer elle-aussi. Trop risqué, bien que tentant. S'il voulait que son plan aboutisse, il devait s'activer pour mettre en scène les traces d'un cambriolage malencontreux. Il y avait longtemps réfléchi. Il avait eu besoin d'un plan solide pour se débarrasser de cette contrainte qui l'empêchait d'aller au bout de ses expériences, de sa quête de savoir. Il le savait, tout était parfait. Sa vie commençait ici. Bonjour liberté...

Les années passèrent, ponctuées d'expériences inédites et de connaissances supplémentaires. Marco était devenu un fin investigateur, enquêtant pour le compte de particuliers, tel un Sherlock Holmes des temps modernes. Un détective féru d'énigmes et de mystères, pour qui chaque enquête était l'occasion d'expérimenter de nouvelles sensations. Ses activités ne se limitaient pas qu'à cela. Le jour justicier des plus modestes, la nuit un scientifique amateur qui pratiquait parfois sur des êtres insignifiants. Il y avait même une rubrique à son propos, dans une tribune du journal local. Le mystérieux tueur a encore frappé. Encore des sans abris retrouvés morts, porteurs de grandes cicatrices propres à une vivisection. Son péché mignon.

C'est ainsi qu'il se retrouva mêlé à ce jeu qui le dominait -pour l'instant. Intrigué par une belle jeune femme qui lui avait parlé d'un curieux virus d'une nouvelle génération, il s'était malencontreusement fait infecter. Le savant fou était devenu cobaye, sujet d'expérimentations qui le dépassaient. En tout bon enquêteur qu'il était, il s'était juré de fourrer son nez partout. Être prisonnier de ce monde démoniaque ne le dérangeait pas. Il n'avait peur de rien. Sa boucle infernale s'était réduite à un récapitulatif de ses expériences passées. Rien de nouveau. Il ne craignait pas le courroux de ses proies. Leur colère était légitime. Mais il n'en avait rien à faire. Qui irait se soucier de la haine d'une fourmi dont on venait d'écraser la consœur ? Personne. Ces gens étaient des insectes pour lui. Oui, des fourmis. Bonnes à travailler, c'était tout.

Réveillé de son cauchemar, il errait dans la lande sanglante en quête de réponse. Ce paysage désertique ne lui évoquait rien. Il ne le terrifiait pas, non plus. Il restait indifférent. Être ici ou ailleurs ne changeait rien à sa vie. Il fallait bien qu'il multiplie les expériences pour devenir l'être le plus cultivé qui soit. Rien d'autre n'importait. Ni le sol qui crissait sous ses pieds, ni la sécheresse de ce lieu, ni sa soif grandissante. L'absence d'eau lui poserait sans doute problème par la suite, mais il était serein. Il avait le temps de trouver ce qu'il fallait. Il devait au moins trouver quelqu'un pour répondre à ses questions.

Derrière lui, le brouillard violacé contenant sa boucle infernale commençait enfin à s'étioler. Bientôt, elle ne serait plus qu'un vague souvenir. S'approchant du bord de la falaise, il constata que cette lande désertique s'étendait sur plusieurs kilomètres. Au loin, il ne distinguait qu'un brouillard foncé qui ne permettait pas de discerner les limites de ce monde. Il lui faudrait faire le tour de ce lieu, l'explorer de fond en comble tel Marco Polo en quête de l'Asie. Il sourit. Finalement, ils avaient quelques points en commun. Leurs âmes d'aventuriers. Leur soif de connaissance. Il commençait à comprendre cet homme. Il pourrait presque dire qu'il commençait à l'apprécier. Quelle ironie... Sa mère aurait été ravie. Mais elle n'était plus là aujourd'hui et il ne regrettait pas son geste. Sa présence l'avait tant entravé par le passé.

Depuis son observatoire, il repéra plusieurs tâches violettes qui ondulaient dans l'espace. Des tâches de brouillards qui contenaient peut-être d'autres personnes ? Ainsi, il n'était pas le seul prisonnier de cette dimension surréaliste. Il ne lui restait qu'à trouver un autre survivant à interroger. Dans l'immédiat, il lui fallait un sous-fifre pour l'accompagner dans son périple. Non pas pour contrer la solitude, mais pour mieux s'en servir comme bouclier au cas où cet endroit soit habité par des monstres. Il fallait palier à toutes les éventualités possibles. Sans arme, il ne pouvait pas faire le poids très longtemps si une bête le prenait en chasse. Il devait penser à tout, anticiper les problèmes avant même qu'ils ne se profilent à l'horizon. Telle était sa devise : Anticiper pour ne pas être surpris. Cela s'appliquait aussi à ses chasses, dans le monde réel, et au jeu du chat et de la souris qu'il avait instauré avec les policiers de sa ville. Il y avait pris goût, il les menait à la baguette comme un brillant chef d'orchestre.

Scrutant le labyrinthe rocailleux qui débouchait sur sa boucle infernale, il envisagea un court instant de s'y aventurer. S'il était là, c'est qu'il devait mener quelque part. Peut-être contenait-il quelque chose de précieux en son centre ? Ou alors... une sortie était dissimulée en son cœur ? L'idée était séduisante. Mais il se ravisa. Seul, il ne pouvait s'y risquer. Trop dangereux. Trop de facteurs inconnus. Pas d'armes. Pas d'objets susceptibles de devenir des projectiles défensifs. Non. Il devait d'abord s'approcher des autres boucles pour tenter d'intercepter un autre survivant. Il savait y faire, avec ses comparses. Il aimait les manipuler et les mener vers leur perte. Ça faisait partie du jeu. Ça contribuait même à son plaisir. Il n'y avait aucun mal là-dedans.

Décidé, il emprunta le chemin rocheux qui serpentait sur sa gauche. La route serait longue mais il valait mieux descendre doucement pour arriver en sécurité à destination que de se précipiter comme un abruti. Le temps semblait s'écouler d'une drôle de façon en ces lieux. Il ignorait combien de temps son absence se répercuterait sur le monde réel. Puis il repensa à ses anciennes proies. Dans son garage désaffecté, il avait encore une souris en réserve. Combien de temps tiendrait-elle enfermée là s'il ne revenait pas ? Il esquissa un sourire. Une autre occasion d'en apprendre un peu plus sur le corps humain. Une autre surprise dont il se délectait par avance. Elle était condamnée à mourir, quoi qu'il advienne. Cette mort là serait sans doute plus douce que celle qu'il lui réservait à l'origine.

Gardant une bonne allure, Marco se mit à siffler joyeusement pour égayer son chemin. Quitte à être en enfer, autant s'y amuser, non ? Le bienheureux prisonnier avait hâte de rencontrer d'autres énergumènes comme lui. Il se demanda sur quel critère on était sélectionné pour venir ici. Il se ferait un plaisir d'analyser les autres monstres que ce monde lui réservait. Il était prêt à accepter tout ce qu'on daignerait lui envoyer. Tout était bon à prendre. Même la souffrance. Marco n'avait pas encore expérimenté sa propre souffrance. La mort était-elle aussi douloureuse qu'on le prétendait ? Il avait bien vu ses anciens cobayes supplier et crier comme des damnés. Il ne connaissait la douleur qu'en étant de l'autre côté du miroir. Il en vint à espérer qu'une bête le prenne en chasse et le blesse. Serait-ce une sensation puissante que de souffrir ? Et de mourir ? Il leva les yeux vers la curieuse boule lumineuse qui dispersait des rayons orangés sur ce monde abandonné. Même ce faux soleil dégageait une once de noirceur. Tout lui plaisait ici ! Même la perspective de ne pas en sortir indemne ! Sa curiosité le perdrait, un jour...

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