Chapitre 5 - Dans la boucle infernale

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- Tu n'es qu'un idiot, susurra une voix reptilienne.

- Un mauvais médecin, renchérit un grognement.

- La plaie de ta profession, confirma une femme dans un chant.

Ouvrant les yeux, Daniel constata avec effroi qu'il n'était plus dans le bureau d'Hannah. Où était-il ? Tout était sombre autour de lui, il ne distinguait quasiment rien. Il n'était sûr que d'une chose : ce n'était pas le foutu bureau d'Hannah. Son horrible lampe en forme de fleur, reconnaissable entre mille car elle brillait dans le noir, n'était pas là. Une chance, et une source d'inquiétude supplémentaire. Où était-il, dans ce cas ? L'avait-on sorti de l'hôpital ?

Il se rappelait tout de suite avoir été piqué dans le cou par l'étrange femme rousse, qui était arrivée dans son dos. Lâche ! Toutes les deux, pour dire vrai. De belles menteuses. Des monstres aux ongles roses manucurés. Et pourquoi faisaient-elles tout cela ? Il repensa à son patient, ce pauvre monsieur Hill qu'il avait retrouvé déchiqueté. En lambeaux... Quel genre de monstre pouvait maltraiter un homme inconscient, incapable de se défendre. Il fallait avoir un profond problème. Ou être un psychopathe confirmé. Il déglutit. Et s'il était le prochain sur la liste ? Elle n'avait pas hésité à l'endormir pour l'écarter de la vérité. Elle n'était pas prête à répondre à ses questions ou à le laisser révéler ses trouvailles à qui voulait bien l'écouter. Il y avait donc anguille sous roche.

- Tu es la pire chose qui soit arrivée à tes patients, meugla une bête derrière lui.

Il sursauta. Qui étaient ces personnes ? Et pourquoi s'exprimaient-elles avec ces voix étranges ? Lui faisait-on une farce ? Il tenta de se rappeler la date, en vain. Ce n'était pas le mois d'avril, ça, il en était sûr. Mais alors quel intérêt avait-on à le malmener de la sorte ? Il était médecin, tout de même ! On comptait sur lui. Il avait des impératifs. Pas de temps à perdre... Il tâtonna au hasard autour de lui. Le sol était froid et lisse, comme un carrelage impeccablement posé. Il avança lentement sur les carreaux glacés, rampant à moitié pour ne rien louper. Il craignait de se cogner dans un meuble ou de se blesser sur un quelconque objet abandonné là... Il fallait garder son calme et avancer lentement.

Prudemment, il laissait ses mains aller ça et là, cartographiant mentalement les choses qui se trouvaient autour de lui. Il avait senti les pieds d'un meuble, sûrement en bois. Peut-être une table ? Un bureau ? Il devait trouver un mur et le longer. C'était sa meilleure chance de trouver l'interrupteur qui lui rendrait la vue. Il en avait cruellement besoin dans cette situation critique. Il devait découvrir où elles l'avaient emmené et trouver un moyen de s'enfuir avant qu'elles ne reviennent. Lui réservaient-elles le même sort qu'à ce pauvre Dalton Hill ? Il tressaillit. Il ne voulait pas finir découpé en morceaux par il ne savait quelle créature ou quel animal féroce. Il tiqua. À bien y réfléchir, sur les vidéos de surveillance, à aucun moment il ne voyait un animal passer. Quel qu'il fut. Il n'y avait qu'elle, cette rousse envoûtante et mystérieuse. Elle l'intriguait.

Qui était-elle ? Que faisait-elle dans leur hôpital et pourquoi portait-elle la tenue des infirmières du service ? Elle n'avait pas l'air d'en être une. Ça devait être une couverture pour mieux se faufiler là où elle avait des comptes à régler. Il aurait tant aimé savoir ce qui se tramait dans son dos. Peut-être y avait-il un lien avec cette grande épidémie qu'il essayait d'endiguer depuis des semaines ? Mais tout de même... Autant de personnes plongées dans le coma, ça ne pouvait être une coïncidence. Il y avait forcément une cause commune à tous ces cas. Et ça pouvait être cette jolie rousse ! Il lui fallait des preuves. Des choses concrètes à montrer. Personne ne le croirait, sinon. On le pensait déjà fou allié. Il n'avait plus rien à perdre...

Percutant violemment un mur, Daniel se massa le sommet du crâne encore douloureux. Perdu dans ses réflexions, il en avait oublié l'espace d'un instant ce qu'il faisait. Un mal pour un bien... Il voulait positiver. Il n'avait rien. Il fallait qu'il croit en lui et qu'il s'accroche à ce qu'il trouvait. S'appuyant contre le mur râpeux, il se releva doucement. Il n'avait mal nulle part, mis à part sa tête qui dégustait encore après l'impact. Mais tout allait bien ! Plus de vertiges. Pas de nausées. Pas de paralysie. Quoi que fut le contenu de la seringue qu'on lui avait injecté, il n'en ressentait pas les effets. Peut-être était-ce seulement le nécessaire pour l'endormir ? Il l'espérait... Si jamais elle lui avait inoculé une quelconque saloperie, il le lui ferait payer. Elle avait l'air d'avoir oublié à qui elle avait affaire. Il n'avait pas abandonné facilement quand cette sage-femme avait commis une énorme erreur, à la naissance de sa fille. Certes, elle était nouvelle et apprenait encore. Mais rien ne pouvait excuser ses actes et leurs répercussions. Ces ciseaux tombés sur son crâne et la cicatrice qu'elle portait encore, aujourd'hui. Les moqueries et son mal-être en public. Le chemin difficile qu'elle arpentait chaque jour par sa faute. Les disputes, les cris, les larmes. Son divorce. La perte de la garde alternée. Tout ça, c'était la faute de cette femme. Et il n'avait eu de cesse que de la voir virée. Au moins ça, pour atténuer sa douleur. Tout ce qu'il avait perdu, par sa faute.

Aujourd'hui, il ne lui restait presque rien. Son travail, son appartement, son train-train quotidien. Il vivait seul. Il ne voyait pratiquement jamais sa fille, sa pauvre fille. Son ex-femme avait déménagé dans la ville voisine. Ils correspondaient par mail, quand ils avaient le temps. Il était essentiel de garder contact dans l'intérêt de l'enfant, d'après la psychologue. Il l'aurait mal vécu, autrement. Il avait besoin de savoir qu'elle s'épanouissait, même s'il n'était pas là. Mais c'était dur, très dur. Il ne pouvait plus se contenter de photos et de trois appels par mois. Il avait envie de la voir plus souvent. De savoir ce qu'elle faisait de ses journées. Si elle avait des amies... Si elle avait des amours. Il l'espérait. Il lui souhaitait de tout cœur, même. Mais il n'en serait pas le témoin et ce vide lui pesait énormément.

C'est alors qu'il réalisa que s'il lui arrivait quelque chose, il pourrait ne jamais la revoir du tout. Que penserait-elle de son absence ? Qu'il était parti sans un mot, l'abandonnant pour de bon ? Serait-elle déçue, triste ? Il ne voulait pas lui causer davantage de peine... Il devait tout faire pour se sortir de cette mauvaise passe et dénoncer le complot qui se tramait dans les couloirs de l'hôpital. Dans son dos et celui de ses collègues. Ceux-là même qui passaient leur temps à se moquer de lui. Mais peut-être étaient-ils dans le coup, eux-aussi ? Il tiqua. Cela pourrait expliquer pas mal de choses... Mais ça paraissait énorme, un service entier impliqué dans des choses louches. Il préféra écarter cette hypothèse.

Debout, les deux mains contre le mur, il entama ses recherches d'un interrupteur quelconque. Il fallait qu'il trouve une source lumineuse pour résoudre son problème. Savoir où il avait atterri... De nouveau, les voix reprirent leur lente litanie qui l'accablait. Lui, un mauvais médecin ? Il se démenait corps et âme pour le bien-être de ses patients. Combien de médecins pouvaient s'en vanter ? Peu. Surtout dans son service. Il hocha la tête pour lui-même. Oui, il n'était pas parfait et il apprenait encore. Oui, il perdait beaucoup de patients depuis quelque temps mais ce n'était pas sa faute. C'était cette curieuse maladie... Ou tout autre chose. Après tout, si quelque chose se tramait dans l'hôpital, cela pouvait tout aussi bien s'étendre à la ville. Et si ces deux diablesses inoculaient une merde à quelques cibles repérées à l'avance ? Cela pourrait expliquer le fait qu'on retrouve des personnes de tous les milieux et tous les âges plongées dans le coma et qu'elles atterrissent toutes ici, dans son service. Toujours dans ce service. Qui en avait décidé ainsi ? Il se posa la question... Il ne l'avait jamais fait, en vérité. Il regretta de ne pas avoir eu plus de temps pour fouiller davantage. Il fallait qu'il creuse, encore et toujours, pour trouver des réponses à ses questions. La vérité enfouie avait l'air vraiment moche. Aurait-il le cran de la déterrer ?

Soudain, ce fut l'illumination. Sous ses doigts, il sentit clairement le minuscule interrupteur. Sans hésitation, il l'actionna et se cacha les yeux en prévision d'une lumière trop agressive. Il ignorait depuis combien de temps il était là, plongé dans le noir. Sûrement des heures. Il lui fallait un petit temps d'adaptation pour que ses yeux ne se sentent pas agressés. Il cligna plusieurs fois des paupières puis se lança dans le grand bain. Où était-il ? La bouche grande ouverte, il étouffa un cri de surprise. Tout ce temps, il était étendu là, sur le carrelage de la morgue de l'hôpital ! Il eut envie de vomir. Ces casiers réfrigérés étaient-ils occupés par ses anciens patients ? Ou par d'autres pensionnaires de l'hôpital ? Il déglutit. À qui appartenaient les voix qu'il avait entendues ? Il n'y avait personne à part lui dans cette pièce. Il en eut des sueurs froides. Et si... Non, cette idée était insensée. Personne n'avait pu l'appeler depuis l'intérieur de ces casiers... Personne de vivant. Et aucun mort ne pouvait prendre la parole pour l'accabler. Il en était certain.

Hébété, il se massa la nuque une nouvelle fois. Il ne sentait plus la douleur de cette infâme piqûre. Il n'y avait même pas une petite boule pour témoigner d'une récente injection. Son corps ne faisait donc aucune réaction allergique, aucun rejet. Il était encore trop tôt pour s'en réjouir. Tournant sur lui-même, il chercha le moindre indice qui pourrait lui sauter aux yeux. Une table d'autopsie. Le nécessaire pour les pratiquer. Une poubelle. Un petit bureau où le légiste devait prendre son temps pour remplir les dossiers, et peut-être déjeuner un rapide sandwich quand il était débordé. Et cette étagère remplie de dossiers... Étonnant qu'elle ne cède pas sous leur poids, d'ailleurs. Il sourit. Il n'était jamais descendu ici. Il savait que cette pièce existait, il avait même déjà croisé ce confrère autour de la machine à café, une ou deux fois. Mais il ne le connaissait pas plus que cela. C'était un visage caché dans la foule. Une personne qu'on ne croisait qu'occasionnellement. Un visage qu'on oubliait. Un visage qu'on ne voyait pas de notre vivant. Il était coincé entre deux mondes et Daniel le plaignait. Mais sa propre vie était merdique. Qui était-il pour juger celle d'un inconnu ?

Il s'approcha des dossiers et décrypta les noms qui les recouvraient. Aucun ne lui était familier. Il n'y avait donc aucun de ses anciens patients ici ? Où allaient-ils, dans ce cas ? Et où était parti le corps de ce cher monsieur Hill ? La jeune veuve avait sûrement dû le réclamer. Elle aurait sans nulle doute voulu le voir une dernière fois pour lui faire ses adieux. Mais une autopsie serait de mise pour définir la cause du décès. Et récolter des informations sur la chose qui l'avait achevé. Daniel se tourna une nouvelle fois vers ce pan de mur rempli par ces innombrables casiers. Il déglutit. Devait-il vraiment les ouvrir un à un pour vérifier ? Et Si Dalton n'était pas là ? Pire : et s'il y avait quelqu'un d'autre dans ces capsules ? Que ferait-il ? Avait-il seulement le droit d'être là ? Il en doutait, mais il n'était pas ici de son propre chef. Comment pourrait-il seulement justifier sa présence ici ? On m'a drogué et déposé ici. Qui le croirait ? Personne de son service, en tout cas. Ils ne le croyaient jamais...

Lâche. Voilà ce qu'il était. Il n'avait pas le cœur suffisamment bien accroché pour s'aventurer sur cette pente. Il ne voulait pas déranger les éventuels morts qui reposaient ici. C'était son droit. C'était compréhensible. Voyant que cette pièce ne lui apporterait rien de plus, il s'approcha de la porte de sortie. Le petit logo "Sortie de secours" clignotait faiblement au-dessus de lui. Pourquoi diable ne s'était-elle pas mise en route quand il était plongé dans le noir ? De la camelote, cette lampe. Il faudrait qu'il en touche un mot à ses supérieurs... Puis il réalisa. Devait-il se présenter devant les autres, comme si de rien n'était ? Peut-être qu'elles le pensaient déjà mort à l'heure qu'il était. Devait-il faire profil bas et s'enfuir, sans un mot ? Mais qui s'occuperait de ses patients ? Il devait veiller sur eux... Même si sa surveillance n'avait rien changé, jusqu'à présent. Ils étaient condamnés quoi qu'il fasse. Ces deux sorcières en avaient décidé ainsi. Il devait rester en vie s'il voulait aider quelqu'un par la suite. Il devait être vivant pour enquêter. En savoir plus l'aiderait à sortir ces victimes de la panade. Il n'avait pas le choix. Ce n'était pas un abandon. C'était un repli stratégique. Du moins essaya-t-il de s'en convaincre pour ne pas culpabiliser davantage.

Le cœur lourd, il s'approcha de la porte et posa ses mains sur la lourde barre. Il n'avait qu'à appuyer et la porte s'ouvrirait péniblement, lui permettant de s'enfuir et de laisser ce lieu austère derrière lui. Quitter la mort pour rejoindre la lumière. Quel endroit sinistre... Il n'en pouvait plus. Il avait besoin de prendre l'air, de sentir la chaleur du soleil sur sa peau et le vent caresser ses cheveux. Il avait besoin de se sentir vivant. La gorge nouée, il actionna le levier et poussa, résolu à quitter cette pièce infernale. Il s'était promis de leur venir en aide et il le ferait. Pas tout de suite. Quand il serait assez fort pour le faire. Assez courageux et résistant. Il se l'était promis. Il le leur avait promis, à chacune de leurs arrivées. Il aimait tenir parole et il le ferait. Il était un homme d'honneur et il tenait à le rester.

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