Chapitre 3 - Le jeune Victor

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Un éclair déchira le ciel, tirant brusquement Victor de ses songes. Paniqué, il regarda tout autour de lui en quête de réponses. Pourquoi ? Aucun orage n'avait été annoncé par les savants du coin. Les châtelains auraient été les premiers au courant. Il faisait doux pour la saison, les journées étaient belles. Il n'y avait pas de raison qu'un violent orage vienne gâcher cette nuit. Surpris, Victor laissa son regard vagabonder dans la pièce plongée dans l'obscurité. Nana n'avait même pas laissée une chandelle à proximité de son lit. S'aidant de la faible clarté de la lune filtrant à travers sa fenêtre, Victor entreprit de se relever. Il avait un présentement très désagréable, comme si quelque chose d'horrible allait se produire cette nuit. Il avait besoin de vérifier de ses propres yeux que tout allait bien et que ses parents se portaient à merveille. Cherchant à tâtons ses chaussons, il les enfila avec difficulté, passa sa robe de chambre et s'approcha doucement de la balustrade. De là où il était, il pouvait apercevoir en contre-bas la chambre de ses parents sous la mezzanine qui lui servait de refuge. Du haut de ses dix ans, il refusait encore de partir dans l'aile qu'on lui avait attribuée dans le château. Il voulait être auprès d'eux. Pouvoir s'assurer à tout instant qu'il ne leur était rien arrivé. Il se félicita d'être aussi borné. Il n'aurait pas loin à aller pour s'assurer que tout allait bien, ce soir, et pourrait retourner se coucher le plus rapidement possible.

Prudemment, il s'approcha de l'escalier et se cramponna à la rampe pour descendre le plus doucement possible. La mince luminosité ne l'aidait pas à distinguer ses pieds et les marches. Il posait ses pieds au hasard, priant en son for intérieur pour ne pas dégringoler l'ensemble et se tordre le cou en chemin. Il aurait été bien avancé... De là où il était, il entendait bien son père ronfler, comme chaque nuit. Il se portait donc comme un charme. Il voulait cependant s'assurer que sa mère n'était pas souffrante. Il avait toujours eu ce petit don qui lui permettait de pré-sentir les choses. Cela relevait parfois de la malédiction. Il se souvenait parfaitement de tous ces animaux de compagnie qu'il avait perdu. La douleur était immense mais il n'y avait rien de pire que de savoir à l'avance que le pire va survenir, sans pouvoir y remédier. La peine n'en était que plus grande, et la culpabilité aussi. Depuis lors, il s'était toujours promis de se fier à sa première impression et d'agir au moindre doute.

Un nouvel éclair pourfendit le ciel, éclairant un bref instant la pièce autour de lui. Il se figea sur place. Il avait l'impression que quelque chose l'observait. Quelque chose était là, tapi dans l'ombre, et espionnait ses moindres faits et gestes. Déconfit, il hésita. Devait-il rebrousser chemin ? Non, il ne pouvait pas laisser ses parents endormis, sans défense... Tentant de s'auto rassurer, Victor remonta les quelques marches qui le séparait de sa chambre-balcon et se précipita vers la cheminée. S'emparant du tisonnier refroidi, il reprit son avancée à pas de velours. Le cœur battant à tout rompre, il s'attendait à ce que l'ennemi fonde sur lui à tout instant. Marche après marche, il se fit violence pour ne pas s'enfuir, se convaincre qu'il fallait qu'il protège ses parents. Sa pauvre mère était sans défense, là, en bas. Juste sous son nez...

Attentif au moindre bruit, au moindre mouvement près de lui, il chemina en silence dans les escaliers. Prenant le temps nécessaire pour ne pas faire une chute mortelle, il se cramponnait d'une main à la rampe et de l'autre à son arme de fortune. Chaque pas était une victoire en soi. Il surmontait sa peur du noir. Sa peur de l'inconnu. Il savait bien que quelque chose s'était introduit ici, il ne lui restait qu'à découvrir sa nature. Un voleur ? Un mercenaire en mission ? Cela arrivait souvent que de grands nobles engagent quelques héros des bas-fonds pour se charger de leurs basses besognes et éliminer un concurrent potentiel, ou quelqu'un qui avait eu l'audace de les tourner en ridicule en public. Plus il avançait et plus Victor tentait de rationaliser sa peur. Et s'il s'agissait tout simplement d'un animal qui s'était infiltré ici par hasard, en quête de nourriture ? C'était tout à fait possible. Ou pour se réfugier du déluge qui se déchaînait dehors. Que pourrait-il faire à un animal en détresse ? Rien. Il le savait très bien. Il espérait même que ça soit un animal...

S'accrochant à cette image rassurante, il se voyait déjà surprendre un chat trempé par la pluie, tout penaud aux pieds du lit de ses parents. Il aimait les animaux. Il n'aurait aucune difficulté pour l'attraper et l'emmener jusqu'aux cuisines pour lui trouver de quoi contenter sa faim. Oubliant un court moment sa peur, il s'imagina donnant un rapide bain à l'animal crasseux pour le soulager. Il pourrait ainsi l'emmener dans sa propre chambre pour dormir avec lui. L'adopter. En faire son nouveau compagnon, son meilleur ami. Ses parents ne pourraient pas le lui refuser. Après tout, ce petit miraculé aurait été retrouvé dans leur chambre, fuyant une météo chaotique. Il se voyait déjà fusionnel avec le petit animal, l'emmenant dans ses moindres déplacements. Il deviendrait la mascotte de leur milieu d'ordinaire si rigide, si mort. Cette idée l'enchanta. Il voulait que ça soit un chat. Rien d'autre !

Totalement absorbé par ses divagations enchanteresses, il ne réalisa pas tout de suite que quelque chose l'avait frôlé, là, à l'instant. Perdu, il fut ramené brutalement à la réalité lorsqu'il distingua deux yeux jaunes qui le fixaient, à l'autre bout de la pièce. La chose l'avait donc suivie jusqu'à l'étage et doublée, sans se trahir un seul instant. Il perdit pied. Chat ou monstre ? Il déglutit péniblement, jaugeant la distance qui le séparait de la chose. À peine quelques mètres. Et sa mère était si proche de cette bête... Non, il ne devait pas avoir peur. Ça pouvait parfaitement être un chat. Il l'avait lu quelque part : leurs yeux brillaient la nuit. C'était soir d'orage. Les éclairs devaient y être pour quelque chose... Le pauvre animal devait tout simplement être fébrile et méfiant. C'était tout à fait compréhensible.

- Minou, viens mon grand, chuchota-t-il doucement pour amadouer la bête.

Il venait tout juste de poser un pied sur le sol de la chambre de ses parents. Un éclair illumina la pièce une fraction de seconde, l'éblouissant. Même d'ici, il avait clairement vu l'onde lumineuse projetée depuis la fenêtre de sa chambre mezzanine. Incroyable orage... Il chercha quelques secondes à retrouver les deux orbes dorés dans cette obscurité totale, sans succès. Il n'avait pas rêvé. Il avait croisé son regard il y avait seulement quelques instants. Déterminé à mettre la main sur ce félin, il s'approcha de l'endroit supposé où la bête se tenait. Il prit grand soin d'avancer lentement, mesurant à l'extrême chaque pas pour ne pas marcher par accident sur la queue de ce pauvre chat. Il ne voulait pas l'effrayer davantage. Pas le traumatiser. Ni réveiller ses parents endormis. Il savait déjà comment son père réagirait... Il ne tenait pas à subir son courroux.

Tâtonnant délicatement le sol du bout des orteils, il s'étonna de ne rencontrer que la surface froide des pierres. Poursuivant son exploration, il redécouvrit la douceur du tapis dont il détestait les motifs, lorsqu'il pouvait le voir. Il s'étonna de son extrême douceur. Jamais il n'avait pris le temps de s'y attarder comme aujourd'hui. C'était l'une des banalités qui composaient sa vie. Un mobilier assez chargé et luxueux, qu'il avait fini par ne plus voir au fil du temps. On pouvait s'habituer à tout quand on vivait dans l’opulence. On ne remarquait même pas qu'un objet était cassé tant les domestiques s'affairaient à le remplacer dans les plus brefs délais. Tout était éphémère, sans valeur. Il n'aimait pas ce mode de pensée mais tous les nobles autour d'eux étaient comme ça. On attendait qu'il suive le mouvement... Il détestait les règles. Si seulement il avait pu être un enfant normal... Il soupira.

Toujours ce maudit tapis moelleux sous ses pieds, uniquement ce tapis. À de brefs moments, il redécouvrait la pierre froide et s'empressait de retourner sur le chaud tapis qu'il détestait. Quelle idée de l'avoir choisi rouge avec des motifs orangés ? Pour commencer, ça ne ressortait pas du tout et ça lui donnait mal aux yeux. Et puis, il fallait voir ces motifs... Il avait beau n'avoir que dix ans, il comprenait parfaitement que le rendu de l'ouvrage était affreux. Nul besoin d'être un artisan qualifié ou un expert en arts décoratifs. Il maudissait au plus profond de son cœur l'imbécile qui avait conseillé ces meubles à ses parents, car la casse ne se limitait pas à ce seul tapis immonde. Un peu partout dans le château, l'homme de goût avait dispersé des touches de son talent pour ne pas qu'on puisse oublier son génie. Pour certains, c'était sublime. Il ne fallait pas contredire la masse de nobles qui adoraient cela. Victor sourit à l'idée que personne n'aime ces objets. Condamnés à mentir, ils s'extasiaient tous devant eux en pensant faire plaisir à leurs proches, pour mieux se fondre dans la foule. Parler à cœur ouvert ne faisait pas de mal, bien au contraire. C'était pour ce genre de situation que Victor aimait dire clairement les choses, pour éviter les quiproquos. Et son père se faisait un plaisir de le rappeler à l'ordre quand il dépassait les limites, d'après ce qu'il disait. Pourtant, Victor n'avait jamais le sentiment d'outrepasser les règles de bienséance ou de politesse. On pouvait parfaitement dire les choses tout en restant courtois ! Il détestait ce côté hypocrite chez ces gens...

- Minou, Viens me voir ! tenta-t-il de nouveau. Je te promets de bien m'occuper de toi.

Bondissant comme un félin, une ombre massive le bouscula en réponse à ses appels, le laissant coï sur ce maudit tapis. Cherchant désespérément à reprendre ses esprits, Victor tourna frénétiquement la tête de tous les côtés pour comprendre ce qui venait de lui arriver. L'animal l'avait percuté, non ? Mais il lui avait paru tellement grand... Beaucoup plus grand qu'un simple chat... Beaucoup plus fort, aussi. Perplexe, il réalisa que ça ne pouvait pas être un chat, ou tout autre animal d'aussi petite corpulence. C'était gros. Gros comme... un homme adulte. Comprenant qu'il avait révélé sa présence et sa position à l'intrus, Victor retint sa respiration pour minimiser les bruits qui auraient pu aider son agresseur à récidiver. Et s'il criait, tout simplement ? Il pourrait réveiller ses parents, et les gardes armés les plus proches pourraient accourir. Mais le risque subsistait... S'il était assez rapide pour s'en prendre à lui ou à ses parents ? Il aurait tout perdu... Il devait réfléchir. Qu'est-ce qu'un aventurier ferait dans pareille situation ? Il avait beau lire une multitude de romans, il ne parvenait pas à transposer ses lectures à la réalité. Rien ne collait à son désespoir présent.

Craignant plus que tout pour la sécurité de sa chère mère, il rampa délicatement sur le tapis pour s'approcher du lit. Il savait qu'il devait être quelque part dans ce coin-là. Il ne pouvait pas rester les bras croisés à attendre qu'il achève sa sale besogne. Sa mère ne devait pas faire les frais d'une vendetta adressée à son père. Tout le monde savait que la seule façon de l'atteindre était de s'en prendre à son épouse bien-aimée. Il n'y avait toujours eu qu'elle pour compter dans sa vie. Même sa fortune ou son jeune héritier ne pouvaient égaler l'amour et l'intérêt qu'il avait pour sa chère Serena. Et Victor partageait cette affection sans faille. Tout, sauf sa mère !

Serrant fermement son tisonnier, il progressait à pas de loup en direction du lit. Il pourrait toujours surprendre l'homme et lui asséner au moins un coup. À défaut de le blesser, ça pourrait au moins le déstabiliser quelques secondes. Un temps plus que nécessaire pour évacuer sa mère et la mettre en lieu sûr. Pour que les adultes réagissent. Pour qu'il se sente enfin en sécurité...

Une lente râle brisa le silence, là, à quelques centimètres de son visage. C'était proche. Suffisamment pour qu'il sente un souffle régulier chatouiller son oreille. Il eut du mal à se retenir de hurler. À cette distance, l'intrus pouvait le tuer sans difficulté. Sans un bruit. Son père aurait l'épouvantable surprise de découvrir non pas un mais deux cadavres dans sa chambre à coucher. Il aurait perdu sa famille sans même s'en rendre compte. Abattue à portée de ses bras. Pourrait-il seulement s'en remettre et aller de l'avant ? Il était fort mais un coup comme celui-ci pourrait parfaitement le mettre K.O pour le reste de sa vie. Même à son âge, Victor en était pleinement conscient.

Un énième éclair foudroya la pièce un quart de seconde, dévoilant à Victor le pire de ses cauchemars. A une dizaine de centimètres de son visage, une horrible créature humanoïde le toisait de ses yeux jaunes, dévoilant sa gueule en un rictus qui laissait apparaître ses crocs saillants. Elle était noire et sa peau avait l'air dure, comme de la roche. Réprimant un cri de terreur, Victor sentit une main l'empoigner avec fermeté, des griffes lui raflèrent le visage. Il n'eut pas le loisir de réfléchir ou de réagir : un violent coup lui fut asséné sur le sommet du crâne, l'étourdissant suffisamment pour qu'il perde progressivement conscience. La dernière chose qu'il vit fut l'ombre de la chose penchée au-dessus de sa mère endormie, prête à la frapper en plein cœur. Mais il ne put prononcer le moindre mot pour la mettre en garde...

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